Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Angoisse de l’enfant, angoisse pour l’enfant » (cycle « Angoisse, culpabilité, sexualités ») qui a eu lieu le 18 janvier 2019.
Introduction
Le thème de la journée, « L’angoisse de l’enfant, l’angoisse pour l’enfant », consistera, pour moi, à tenter de réintroduire « les diverses cliniques » dans la théorie analytique, c’est-à-dire à effectuer une traversée des multiples apports théoriques au regard de notre référence clinique.
La question de l’infantile
L’approche freudienne nous l’indique, ce qui est essentiel, c’est la place et les effets de l’infantile et ce, quel que soit l’âge de la personne, l’infantile interroge, entre autres, les processus primaires, le discours de l’Autre, la question du désir inconscient, le rapport à la métonymie et à la métaphore ainsi que la question du transfert.
L’enfant, sa position « d’enseignant »
La psychiatrie pose problème aujourd’hui au sens où elle « sort » l’enfant (mais c’est aussi vrai pour l’adulte) de la position « d’enseignant ». L’enfant nous enseigne la question du désir, de la demande et de l’acte, il nous met en position d’analysant.
Tout moment de constitution du désir et du sujet est un moment d’angoisse ou risque d’être un moment d’angoisse ou encore peut occulter ce moment d’angoisse. Les pires moments d’angoisse chez l’adulte sont des moments où l’autre vous repère en flagrant délit de jouissance, ce sont des moments de désubjectivation et ils sont en lien avec les pulsions – l’hystérique en sait quelque chose – ce qui permet de différencier aussi la demande et le désir. La jouissance n’est pas la réalisation du désir, « la jouissance, dit Freud, concerne la satisfaction de la pulsion ».
Le désir de l’Autre
La question que l’on peut aussi se poser, c’est la manière dont l’Autre vient avec sa demande, son désir, ses pulsions, ses abus. Comment le petit autre se positionne-t-il alors par rapport au grand Autre incarné par une personne de la réalité, sachant, comme le disait Lacan, qu’« à mère sainte, fils pervers » ?
Freud et les théories de l’angoisse
Dans son article « Difficultés des théories de l’angoisse chez Freud1 », Nicole Kress- Rosen distingue trois positions :
- « La névrose d’angoisse2 ». Pour « saisir » la névrose d’angoisse, Freud établit une « liste » exhaustive des manifestations corporelles : sudation, migraines, frigidité, phobie, etc. À cet endroit, Freud se situe au niveau des pulsions partielles, c’est-à-dire au niveau de quelque chose qui ne s’unifie pas et qui renvoie, en quelque sorte, à « la psychopathologie quotidienne », manifestations qui ne sont pas de vrais symptômes, qui ne se situent pas dans le transfert, qui impliquent le corps et la parole.
- « Le petit Hans3 » traite, entre autres, la question du refoulement mais indique aussi qu’au-delà des personnes, ce qui est essentiel, c’est la constitution du ou des discours.
- « Inhibition, Symptôme, Angoisse4 traite la question de l’angoisse comme signal, sorte de retournement entre l’angoisse et la question du refoulement.
L’angoisse et le Schreck
Le Schreck pose la question hypnotique qui est à considérer comme un mode défensif, il conduit à une réaction de sidération en lien avec quelque chose qui n’a pas été anticipé, qui peut être le réel qui renvoie à une irruption, cela peut être l’autre qui surgit. La réaction de sidération n’est pas seulement une réaction psychopathologique, elle peut être aussi un mode d’hypnose. Les médias nous l’indiquent, la même scène (la plus épouvantable) tourne en boucle et convoque un effet hypnotique.
Freud a inventé la psychanalyse à partir de l’hypnose ; cependant, celui qui peut être en position d’être hypnotisé, c’est le psychanalyste. C’est le rapport à l’angoisse de l’analyste : comment le psychanalyste peut-il alors se déprendre du discours hypnotique de l’Autre ? C’est par la formation de l’analyste.
Lacan et la question de l’angoisse5
L’objet spéculaire et l’objet aspéculaire
Un des apports fondamentaux de Lacan, c’est la création d’un objet aspéculaire. Lacan invente un endroit « troué », c’est l’objet petit a. C’est au niveau de la dialectique entre l’objet spéculaire (la spécularisation, l’image du moi) et l’objet aspéculaire que se situe l’angoisse. Une personne vient en analyse parce qu’il y a eu une irruption, elle a été déspécuralisée. Les sœurs Papin en sont une terrifiante illustration.
L’angoisse et le rapport au temps
L’angoisse pose la question du rapport temporel. Le rapport au temps n’est pas synchrone avec le temps de la réalité. Les différents temps psychiques sont en cassure par rapport au monde extérieur. L’état hypnoïde ou le temps hypnotique repose sur une répétition, il s’agit de brouiller le temps qui ne cesse pas d’être toujours le même. Le premier état, l’état spontané, est un état hypnotique, comment faire pour en sortir ? L’enfant est un objet de « fascination » pour l’adulte car il a un autre rapport au temps, il y a une temporalité infantile différente de celle de l’adulte. Lorsque Freud travaille la névrose d’angoisse, il insiste sur un point important : l’attente anxieuse. Derrière la dimension de l’attente pointe la dimension de la déception, il y a toute la dimension du transfert anticipé. « Je pensais, me dit un patient, que vous alliez me guérir », il s’agit là d’une virtualité temporelle. Si nous avions à chercher le rapport à l’angoisse d’Œdipe, liée au meurtre du père et à l’inceste avec la mère, l’angoisse se situe dans l’après-coup, à l’endroit où se situe l’acte de l’aveuglement. Freud travaille la question œdipienne en la mettant au regard de la pièce d’Hamlet. Hamlet ne peut obéir au « ghost » de son père, car le frère du père a rempli son rôle œdipien, ce qui l’inhibe totalement, c’est une position temporelle tout à fait différente de celle d’Œdipe. L’être humain se situe souvent entre les fautes commises et le « si j’avais pu, si j’avais su », l’angoisse se situe entre ces différents moments. Ici, je me réfère donc au temps logique de Lacan.
L’invention freudienne, c’est la théorie des pulsions qui articule le corps et la parole, c’est une théorie fondamentale. La constitution du sujet et du désir est traversée par des moments d’angoisse qui peuvent être repris dans les différents temps de la théorie lacanienne.
Le schéma optique
Lacan s’appuie sur le schéma optique de Bouasse pour travailler les processus de subjectivation. Un vase est à l’envers, sur ce vase se situe un bouquet de fleurs. Quelle position faut-il prendre par rapport aux différents miroirs pour voir le bouquet de fleurs dans le vase ? C’est une opération non pas du sujet mais de subjectivation. Une certaine position le permet, position étroite au niveau optique pour pouvoir penser que le bouquet de fleurs se situe dans le vase. Ce qui veut dire que lorsqu’on se situe de part et d’autre de la position appropriée, on voit le vase et le bouquet de fleurs en position inversée, position qui convoque une angoisse considérable, c’est la position de « l’inquiétante étrangeté », c’est-à-dire une position familière et dans le même temps non familière.
La question du fantasme
Le cheminement analytique de tout être parlant, ce serait de se constituer dans l’Autre, ce qui est au fond le devenir d’un enfant. Mais ce qui va y faire obstacle, c’est le fantasme. Le fantasme vient s’interposer et cette interposition crée des moments d’angoisse considérables. À cet endroit, il faut retenir qu’une interprétation analytique trop juste est très dangereuse. Pour faire des vagues, dit Lacan, (donc pour refaire fonctionner la temporalité) l’interprétation n’est pas là pour tomber juste à l’endroit de ce qui est refoulé. Ne pas toucher le juste de l’autre est un point fondamental, contrairement à ce que l’on tente de faire à l’endroit de l’amour, ce qui me rappelle un jeu qui se pratiquait dans le temps, le jeu de la vérité…
Le nœud borroméen
Le schéma du nœud borroméen est mis au regard d’Inhibition, symptôme, angoisse, l’angoisse est donc l’interruption du réel dans l’imaginaire. À cet endroit, il ne s’agit pas d’intersection, mais d’une irruption. Tout se joue donc autour du traumatisme freudien qui a toujours un écho, mais c’est aussi l’irruption du Schreck, c’est-à-dire que quelque chose de la réalité psychique a été « effracté ».
Des frayeurs à l’angoisse
Le Schreck peut être repris par le biais des frayeurs. Dans un de mes articles6, j’avais mis le Schreck au regard des frayeurs qui sont en lien avec l’angoisse. J’y distinguais trois types de frayeurs :
- La frayeur-panique en lien avec la question du terrorisme.
- La frayeur-arbitraire. L’arbitraire est en lien avec quelque chose d’imprévisible. Dans mon article, j’avais pris pour exemple, l’histoire de Caligula. Tibère, oncle de Caligula, ne cesse non seulement de tuer tous ceux qui l’entourent, mais menace aussi de tuer Caligula qui se « réfugie » dans le domaine des arts, devient homme de théâtre et finit par être épargnée par Tibère. À la mort de Tibère, Caligula devient empereur, et est aimé de son peuple. L’œuvre de Camus Caligula7 commence par le suicide de sa sœur avec laquelle il avait une relation amoureuse et incestueuse, suicide qui convoque un changement : Caligula devient un tyran sanguinaire. Il commence par décréter qu’il n’y aura plus d’héritage, il déshérite les riches pour donner à ceux qui n’en ont pas ; le symbolique au quotidien est remis en cause, c’est cela la frayeur-arbitraire. Dans mon ouvrage sur Les mécanismes psychiques et l’inconscient, qui paraîtra en mars, je parle de l’arbitraire de Caligula issu de quelque chose d’incestueux.
- La frayeur-suspens. C’est la frayeur telle qu’on la découvre dans les films de suspens, tel celui d’Alfred Hitchcock, Les oiseaux.
Le passage de la frayeur à l’angoisse est déjà une forme de guérison. Lorsqu’une personne est prise dans le Schreck, dans le post-traumatique, si on arrive à en faire un vrai traumatisme freudien, si on arrive à faire d’une catastrophe un traumatisme au sens freudien, on guérit la personne. Passer de l’irruption du réel au traumatisme, c’est déjà une avancée analytique considérable.
Conclusion
L’angoisse, présente de la naissance à la mort, indique que le plus difficile pour l’être humain, c’est la question du changement. L’enfant apparaît comme « un modèle » au sens où il « joue » avec des objets sur lesquels il a déjà transféré.
Question – Le moment de constitution du désir est un moment d’angoisse. Tout moment d’angoisse est-il alors un moment de constitution du désir ?
JRF – Dans le séminaire de Lacan L’angoisse8, l’angoisse est en lien avec la théorie du désir et la théorie de la jouissance mais aussi en lien avec l’angoisse psychotique qui est plus en rapport direct avec la pulsion. La position hystérique essaie de mettre à distance cette angoisse pulsionnelle, elle tente d’éviter le côté pulsionnel en travaillant entre la demande et le désir, en réintroduisant, par exemple, du Witz, car plus le côté pulsionnel est proche, plus il y a quelque chose d’insupportable, il est difficile d’en dire quelque chose ; à cet endroit, on est à la « limite » de la pulsion. « Le concept de pulsion, écrit Freud, nous apparaît comme un concept limite entre le psychique et le somatique9 », la pulsion concerne donc aussi le corps.
Dans le Coran, le corps est traversé par une série de méridiens, c’est une articulation entre la lettre et le corps, c’est une sorte de tresse posée sur le corps. La pulsion implique le corps mais pas seulement sous forme de conversion, le corps est « pris ». Il y a un alphabet du corps, chacun a son alphabet, c’est à cet endroit que se bâtissent les signifiants.
Robert Lévy – Je reprendrai le temps des frayeurs, que je trouve très important, frayeurs qui correspondent aussi à trois formes d’anticipation. Un des modes traumatiques les plus sévères est la non-anticipation et ce que tu repères bien dans ces différents types de frayeurs, c’est qu’il y a trois modes d’anticipation différents. Par exemple, dans le film d’Hitchcock, Les oiseaux, une petite musique permet de l’anticiper. Dans la frayeur-panique, il n’y a pas d’anticipation, et dans la frayeur-arbitraire, on sait que cela va arriver, mais on ne sait ni où, ni quand, ni comment, ni pourquoi.
JRF – Ce dernier point me fait penser à la mort qui reste toujours une irruption. Il y a bien sûr la possibilité de la faire « venir » plus vite. Cependant, nous ne pouvons pas anticiper le réel, une part du réel nous échappe. Il en est de même dans la mélancolie, le mélancolique se suicide quand il va mieux… Nous sommes toujours dans la frayeur de la mort. La mort est l’endroit même de la castration, c’est, dit Lacan, une castration réelle. Il faut faire avec ce qui nous reste, mais ce n’est pas pour autant « faire avec », c’est créer du nouveau à partir de ce qui nous reste.
Dans le travail analytique, l’angoisse est un « thermostat » et indique qu’un processus est en cours.
1 N. Kress-Rosen, « Difficultés de l’angoisse chez Freud », Littoral n°1, Blasons de la phobie.
2 S. Freud (1895), « Qu’il est de justifié de séparer de la neurasthénie un certain complexe symptomatique sous le nom « névrose d’angoisse » », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.
3 S. Freud (1909), « Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le Petit Hans) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.
4 S. Freud (1926), Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 1968.
5 Voir en annexes : Cours du Dr J.-R. Freymann du 11.01.2019. DU « Les bases conceptuelles des psychothérapies analytiques » – L’angoisse : lien spéculaire et aspéculaire.
6 Voir J.-R. Freymann « Frayeurs et solution phobique », Apertura n°17, Crises 3 Frayeurs, Arcanes-érès, 2002, p. 98. Ou L’art de la clinique. Les fondements de la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2012.
7 A. Camus, Caligula, Folioplus, 2012.
8 J. Lacan, Le Séminaire Livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.