Quelques remarques autour de la psychanalyse… à l’usage de ceux qui se demandent ce que c’est

Préambule…

…à l’usage de ceux qui se demandent ce que c’est, mais il ne sera pas répondu à la question, bien sûr. Il ne sera pas dit « ce que c’est ». Il ne peut pas être dit « ce que c’est », comme il ne peut être dit ce qu’est l’homme. Ou alors, à ce qu’il peut en être dit, manque l’essentiel, le p’tit truc insaisissable et essentiel.

Je pense qu’on ne comprend pas – « on », non-analyste s’entend, et peut-être analyste aussi –, qu’on prend cela pour du baratin. Et on a raison. Bien souvent moi non plus je ne comprends pas. C’est un peu comme une porte magique ; une formule magique est prononcée, la porte apparaît et s’ouvre, le monde entier s’ouvre, s’anime, se déplie, a une épaisseur. Soudain la porte est refermée : le monde est plat, une étendue sans fin et sans saveur. Et je ne peux la rouvrir, la porte, et je ne peux la retrouver, et presque je ne me souviens plus qu’elle peut exister. Ce n’est pas de la magie, c’est l’humain. Le désir, lorsqu’il est libéré un peu de ses attaches aux objets, est une étincelle qui se répand dans le monde entier et l’anime.

La psychanalyse permet, parfois, souvent peut-être si l’on en respecte le temps, d’ouvrir la porte magique, qui n’est pas magique, la porte de l’humain, la porte du désir, pas le désir « pervers » ou « perverti » des objets fétiches ou fétichisés ; le désir qui porte l’être humain, l’anime, le fait exister, le fait vivre, le fait danser sa vie.

Il n’y a pas que la psychanalyse à permettre cela. Il y a l’art, les arts, et certains savent trouver, créer l’étincelle jusque dans l’art de vivre.

La psychanalyse permet de tout petits changements, qui changent tout. Un petit décalage de rien du tout, qui transforme l’esclave de son quotidien en la même personne, qui d’ailleurs fait à peu près la même chose, à quelques détails près qui là encore changent tout ; la même personne à ceci près qu’elle est vivante, existante.

C’est compliqué parce que je n’ai pas le choix, je dois dire que « si l’on n’a pas expérimenté cela on n’a pas idée de ce que c’est », et je sais bien que cela semble être l’argument fallacieux par excellence.

Si l’on n’a pas expérimenté cela, on n’a pas idée de ce que c’est.

Expérimenter qu’une porte peut s’ouvrir, et alors du souffle, du mouvement, un pétillement à l’intérieur de soi. Expérimenter que la porte se referme parfois, trop souvent ; à tâtons on cherche à la retrouver, on ne sait pas, on ne sait plus, une porte, quelle porte ?

Il ne sera pas dit « ce que c’est » ; que ceux qui vraiment ne supportent pas de sortir du domaine de ce qui se mesure, s’évalue, se raisonne, que ceux-là ne se fatiguent pas trop. Mais ceux-là, vraiment, n’aiment-ils pas quelqu’un, quelque chose, ne sont-ils pas touchés, d’une façon ou d’une autre, par une des manifestations de l’humain ? la musique, la danse, la peinture, le cinéma, la poésie, l’être aimé, que sais-je, ce qu’ils voudront bien ? et pensent-ils vraiment que ce qui les touche se réduit à ce qui s’en mesure ? vraiment ? que l’être humain se réduit à ce qui de lui se mesure ?…

Mais je peux « comprendre » – au sens de partager – leurs barrières, leurs craintes, leurs impasses : il y a une pente de la pensée vers le rationnel. Notre pensée nous mène à de telles créations, à partir de la raison ; tout ce que l’être humain a bâti, grâce à la logique et aux sciences !… À commencer par sa propre vision du monde. Notre pensée s’est coulée dans les formes du rationnel, de la logique, cela lui réussit si bien, d’ailleurs. Il y a tant de domaines dans lesquels c’est efficace, efficient.

Mais l’humain… l’humain, cela échappe.

Une des formules magiques qui fait réapparaître et se rouvrir la porte – formule magique pas tout à fait contrôlée – correspond à ces moments où je formule ma pensée sans essayer de la comprendre, de la saisir, de tout saisir. Illusion que de saisir tout à fait quoi que ce soit, dans le domaine de l’humain. En dire quelque chose, oui – « mi-dire », disait Lacan –, mais saisir, rien du tout. Comme il devient possible de parler de « quelque » chose – la psychanalyse, par exemple – lorsque je renonce à la saisir. Un mouvement naît en moi, se creuse, un souffle qui me porte et porte une parole.

Qu’est-ce que c’est que la psychanalyse ?

Question impossible… surtout ne pas essayer d’y répondre.

À chaque retour d’absence, de vacances – vacance, un peu d’espace vide, « libre », enfin – lorsque je reprends mes consultations et séances, je re-démarre, je re-commence. Et souvent quelque chose se formule, s’éclaire, dans les recommencements. Quelque chose s’éclaire, dans « ce que je fais » à recevoir et écouter des personnes toute la journée ; qu’est- ce que c’est que ce truc, qu’est-ce qui s’y passe, quels sont les ressorts de ce qui s’y passe, les ressorts de la possibilité qu’il se passe quelque chose… Quel est l’outil, l’instrument,

comment se manie-t-il, quel geste de maniement, quel acte, quel effet, que vient opérer l’outil, que vient-il ouvrir, découper – l’outil, que pourrait-il être d’autre que la parole, et son possible « tranchant »?

Ce qui s’éclaire aujourd’hui, l’idée d’ « animer ». Je vous rassure, aucun écho à de quelconques animations de vacances dans un quelconque centre de vacances tout compris – ce n’est pas trop mon style de vacances/vacance… Mais « animer » : donner de l’âme… pas de mysticisme non plus, pas de grande révélation religieuse pendant mes vacances, pas d’apparition ni d’hallucination, me semble-t-il ?… Mais l’humain, le spécifiquement humain, le subjectif, « exister en tant que sujet », cela ne s’attrape dans aucun tamis rationnel, cela ne se prend dans aucun miroir aux alouettes, c’est un souffle, quelque chose comme un souffle. La psychanalyse est tout de même l’un des moyens pour un sujet de trouver ce souffle, de creuser la brèche par laquelle il peut émaner, s’échapper, enfler, et tendre les voiles…

Animer, donner de l’âme… c’est-à-dire prendre le contre-pied de toutes les pentes naturelles sur lesquelles glisse la pensée humaine : pentes qui d’ailleurs avant d’être des pentes sont les moyens nécessaires à créer un monde et le rendre viable.

Je m’explique : le sujet, ou peut-être devrais-je dire le « sujet potentiel », celui qui peut exister de manière subjective, qui porte en lui cette possibilité comme une virtualité non accomplie, ce sujet avant « d’exister » est surtout articulé par de multiples rouages auxquels il ne peut pas grand-chose, voire à vrai dire rien, ni ne comprend grand-chose, voire rien.

L’être humain se construit et construit l’idée de son individualité et de son identité dans le monde, et construit le monde, sa vision du monde, à travers sa prise dans le discours des autres ; autres parentaux, le discours de l’Autre, les discours ambiants, le discours courant. Prise du sujet potentiel dans le discours, les discours, et prise dans les pulsions, pulsions des autres et ses « propres » pulsions. Rouages complexes, montage invraisemblable.

« Prise » à entendre encore dans le sens où « prend », par exemple, la gelée de framboises en refroidissant : le sujet, virtualité de sujet, est confit dans les discours, les fantasmes et les pulsions – dont on ne sait pas s’ils sont de l’Autre, ou du sujet, ou à l’intersection des deux… J’ai goûté à de meilleures confitures que la confiture de sujet.

Il me semble important d’entendre ce que cela veut dire : les mécanismes en jeu, là, sont l’hypnose par le discours courant et le discours de l’Autre, l’automatisme dirigé par le discours lui-même (et sa structure signifiante), et par les fantasmes et par l’aiguillage, la vectorisation par les pulsions, la prise du « sujet » comme objet dans les jeux de pulsion et de pouvoir.

Je ne sais pas si vous entendez cela, et ses conséquences, et à quel point l’idée de

« liberté », par exemple, est là le leurre le plus complet, le comble de l’illusion. L’être humain, dans sa vie de tous les jours, ses grandes et petites décisions, et indécisions, ses amours et sa carrière professionnelle, est le jouet d’un montage complexe d’automatisme,

d’hypnose, et de la résultante des forces vectorisées du jeu des pulsions et rapports de pouvoir.

Mais non, n’est-ce pas, « moi, je sais ce que je fais et je fais ce que je veux… » bien sûr… (comme diraient mes enfants : « c’est ça, oui… et la marmotte, elle emballe le chocolat dans le papier alu…1 »).

Le sujet, exister en tant que sujet, ce serait une brèche dans tout cet édifice. Un endroit où grippent les rouages, où manquent quelques dents de quelques roues. Une pensée, un choix, un acte, qui par cette brèche échappent à la mécanique hypnotisante, à l’hypnose automatisée. La psychanalyse permet cela. Et permet d’ailleurs, à l’usage, lorsque l’analysant dans sa cure a fait un bout de chemin, à l’usage permet une certaine usure des rouages ; permet qu’une brèche reste ouverte, et que de cette brèche émane un souffle, un mouvement intérieur, subjectif, différent du mouvement grinçant des rouages, un mouvement intérieur capable de porter le sujet.

Cela s’appelle le désir. Un désir particulier, non collé à un objet fétichisé, non bouché par son objet fétichisé – les désirs « habituels » sont de l’ordre de ces collages aux objets, ceux de notre monde « marketinguisé » : « rien ne va dans ma vie ni dans ma tête, mais je vais m’acheter une nouvelle paire de chaussures, et tout ira mieux… » (Et si par hasard vous n’y pensez pas vous-mêmes, vos mails vous le diront.) Un désir libéré de ses entraves aux objets fétiches, fétichisés, fétichisants. Un désir humain…

Cela s’appelle l’inspiration, aussi…

Animer, « donner de l’âme », ce serait permettre la brèche, permettre le souffle. Entendre dans la parole de l’analysant (et du patient, hors analyse à proprement parler) ce qui n’appartient pas à la ritournelle du discours courant, ce qui n’est pas la répétition hypnotique automatisée : les endroits où ça parle, ça parle du sujet. Entendre cela, indiquer, remarquer, souligner, interroger cela. Alors peuvent se faire entendre, peu à peu, sur des années parfois, souvent, peuvent se faire entendre les points fixes auxquels sont vissés les rouages grinçants de ce sujet en particulier. Et cela met un peu de jeu, un peu de souplesse, dans l’écrasant engrenage.

« Donner de l’âme » est un peu faux, donc l’analyste ne « donne » pas. Mais l’analyste peut être sur la longueur d’onde du souffle, du mouvement subjectif, du désir humain, réhumanisé, réhumanisant. Et cela permet à l’analysant, un jour où l’autre, de se laisser porter par son propre mouvement désirant. Un peu, beaucoup, passionnément…

Passer de la confiture au souffle. Je ne déplierai pas l’idée ici, lui laisserai ses relents de fruits sucrés et d’airs maritimes ; en quelques mots, il s’agit de passer du plein, trop-plein, à la possibilité d’un peu de perte, perte « supportée », un peu d’espace, un peu de manque qui fera appel d’air et fera naître le souffle…

Il n’y a pas d’Autre (de l’Autre) ? Il n’y a pas d’autre ?

Un autre aspect encore, dans ce qui s’éclaire par le contraste absence-retour après les vacances, re-commencement. L’autre ; l’Autre. Le mouvement désirant, le souffle, est une affaire de solitude, et de solitude radicale. Personne d’autre que vous ne portera votre mouvement. L’Autre n’existe pas. L’Autre, celui qui viendrait garantir quelque chose, quoi que ce soit, celui qui viendrait assurer, rassurer, n’existe pas. Il n’y a pas de garantie dans la vie. Il n’y a pas d’assurance-risque, ni d’assurance-vie. Rien que des mots, cela, des mots bien choisis pour voiler une absence. Solitude radicale, absolue.

Pourtant il y a des rencontres. Des personnes autour de nous, certaines, une ou quelques rares unes, sans lesquelles comment respirer ? Sans leur parler, sans qu’elles nous parlent, comment maintenir ouvert le monde, comment y faire jaillir une étincelle ?

Parmi les rencontres, une forme particulière de rencontre, celle d’un analyste.

Est-il possible vraiment de trouver du souffle, seul ? Est-il possible de trouer la gelée de framboises, de la fissurer pour s’en extirper, sans l’adresse à un autre (Autre ?) qui a déjà troué sa gelée ?

L’Autre n’existe pas, mais est-il possible d’exister sans l’adresse à un autre qui existe ?

Je m’arrêterai sur ces concepts métapsychologiques complexes et pointus : gelées, souffles et confitures…

1 Référence déjà un peu datée à une certaine publicité : certains se rappelleront, et les autres… mangeront du chocolat. Ce qui est encore un moindre mal…

Séminaire de Lacan « Le désir et son interprétation » – Commentaire de la leçon du 29 avril 1959

Exposé de Claude Ottmann dans le cadre du séminaire « Les abords de Lacan » animé par Marc Lévy et Amine Souirji.

Séminaire de lecture : Jacques Lacan, Le séminaire livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation

Leçon du 29 avril 1959

« Pour nous, la dignité (…) de cet être [d’homme] ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle. La coupure est en fin de compte la dernière caractéristique structurale du symbolisme comme tel1. »

Rappelons que, voulant quitter la position de « seulement être le phallus de la mère », le sujet s’est à son origine désigné par ce qu’il n’est pas. De ce fait l’objet (a), partie imaginaire de soi gagée dans l’auto-désignation, porte en lui la signification de la coupure, d’une séparation mutilante et irrémédiable. Il se présente sous trois espèces : l’objet prégénital, le phallus et le délire.

  • Le sein et les fèces sont deux formes prégénitales de l’objet (a) spécifiques respectivement des stades oral et anal, correspondant à deux coupures différentes. La première évoque le sevrage arbitraire, la seconde est marquée par la demande de l’Autre faite au sujet de se couper lui-même de ce qu’il rejette.
  • Au stade phallique, la coupure culmine avec le phallus porteur à la fois de la mutilation imaginaire et de la castration symbolique, coupure qui instaure… « le passage à une fonction signifiante2 » (c’est aussi la trace de la mutilation rituelle dans un rite d’initiation, qui signifie le passage d’un état premier à « une puissance d’être supérieure »).
  • Viennent ensuite la forme vocale de l’objet (a) et la forme scopique. Dans la forme vocale de l’objet (a) – le délire –, la voix se présente comme articulation pure, réduite à sa forme la plus tranchante, où la coupure se manifeste dans les syncopes de la phonation faisant surgir des appels à la signification ; le sujet tout entier s’engouffre dans cette signification qui le vise car « c’est au niveau de la coupure, de l’intervalle, qu’il se fascine, qu’il se fixe, pour se soutenir – à cet instant où il se vise et il s’interroge – comme être, comme être de son inconscient3. »

Lacan concluait la leçon du 20 mai 1959 par la question éthique de l’interprétation du désir : la place occupée par le fantasme n’oblige-t-elle pas à tenir compte des exigences vraies du sujet, exigences qui ne relèvent pas de la réalité du monde commun mais d’une autre dimension, d’une dimension d’être ? Dans ce cas, quel est le devoir de l’analyste face à l’expérience du désir ?

Élévation du deuxième étage du graphe

La leçon du 27 mai 1959 continue avec l’étude de la fonction du fantasme (S<>a, S coupure de a), précédée de quelques rappels sur le graphe des chaînes signifiantes :

  • La chaîne inférieure, accessible à la conscience, nous donne le sentiment d’être moi dans le discours mais, étant fondée sur une illusion – sur l’imaginaire –, cette expérience n’est qu’une apparence de conscience étayée par les rapports du sujet à la chaîne signifiante primaire, c’est-à-dire à la demande innocente et au discours concret. En réalité, le discours courant se perpétue avec une sorte d’automatisme ou d’autonomie de bouche en bouche et englobe toute activité réelle, sociale, du groupe humain.
  • La chaîne supérieure n’est pas accessible à ce semblant de conscience. Elle apparaît justement quand le sujet s’interroge sur la nature et les propriétés du discours, quand de la demande innocente (le quoi) il « monte » à la question du discours sur le discours lui-même (le pourquoi) : « Ici, le discours s’interroge, interroge les choses par rapport à lui-même, par rapport à leur situation dans le discours. Ce n’est plus exclamation, interpellation, cri du besoin, mais déjà nomination4. »

L’intention seconde part donc du lieu du code (grand A, l’objet de cette interrogation) et inaugure le deuxième étage du graphe, une sorte de nouveau monde dans lequel le sujet déjà institué dans la parole veut se situer en tant que sujet de la parole. Les questions du sujet imaginées par Lacan (S ?, Est-ce ?, Quoi ?, Pourquoi ?, Qui est-ce qui parle ?, Où est-ce que ça parle ?) sont des interrogations internes au discours, donc non articulables, et c’est en ceci que consiste le fait de l’inconscient.

La similitude des rapports du sujet à ces deux chaînes n’est pas une déduction tirée du mathème-graphe élaboré par Lacan mais est au contraire la raison fondamentale de cette construction en duplex : il l’explicite avec un retour sur la fable des prisonniers marqués chacun dans leur dos d’un disque blanc ou noir : les oscillations nécessairement synchrones par lesquelles passent les trois prisonniers dans leurs raisonnements et observations réciproques, les temps logiques qu’elles marquent à chaque fois (temps de voir, de comprendre, puis de conclure) rappellent les étapes de la pulsion ; en fait, le sujet fait toujours le même choix dans les mêmes situations, ce qui nous apparaît sous la forme de la répétition.

C’est bien le même processus pulsionnel qui est à l’œuvre dans les deux intentionnalités, celle de la demande issue du besoin physiologique (1er étage) et celle de l’interrogation du sujet sur la nature du grand Autre (2e étage). L’interrogation sur le grand Autre étant sans réponse (il n’y a pas d’Autre de l’Autre, il n’y a pas de métalangage), il en résulte que « essentiellement, l’inconscient se présente toujours à nous comme une articulation indéfiniment répétée5».

C’est la variété des formes visibles de cette répétition qui nous attire vers une caractérisation clinique, vers un classement des sujets selon leurs symptômes, leurs tendances, leurs penchants, voire selon des structures psychiques, mais en réalité « il ne s’agit que d’une seule et d’une même chose, la répétition, dans le sujet, d’un type de sanction dont les formes dépassent de beaucoup les caractéristiques du contenu6 ».

Seule l’expérience analytique peut permettre au sujet, stigmatisé par cette répétition qui lui est inaccessible, de se désigner comme étant le support de cette sanction. Il peut alors le lire comme « ça arrive du dehors, ça parle » mais Lacan nous met en garde : il lui reste encore une telle distance à franchir que rien ne garantit qu’il puisse atteindre le but que Freud enjoint de viser, celui du « Wo Es war, soll Ich werden ».

Apparition du fantasme

La répétition de la demande de satisfaction du besoin physiologique et les circonstances communes à chaque satisfaction (en général la présence de la mère) font naître une autre dimension dans la demande – celle de la demande d’amour – et aboutit à la division du sujet (voir le schéma synchronique de la dialectique du désir7).

Apparaît alors une relation purement symbolique entre le sujet barré S et la demande (S <> D) au 2e étage du graphe, correspondant à la seconde intentionnalité, demande située au-delà de celle articulée au 1er étage. Ici, qu’elle soit orale ou anale, la demande prend une fonction métaphorique, elle devient le symbole du rapport avec l’Autre.

« Le rapport subjectif à la demande joue ici la fonction de code, pour autant qu’elle permet de constituer le sujet comme étant situé par exemple au niveau de ce que nous appelons dans notre langage phase orale ou anale8. » C’est dans ce nouveau code instauré au 2e étage que se manifeste la première prise du sujet dans la chaîne signifiante avec la rencontre des deux questions « Est-ce ? » du sujet et « Che vuoi ? » de l’Autre dont la réponse – inacceptable – est le constat, la signifiance de la castration de l’Autre S(A), autrement dit : « Tout ce que le royaume de la parole a fait surgir pour le sujet reste suspendu à l’entière foi en l’Autre9. »

Pour ex-sister de ce nouveau monde symbolique dans lequel il est pris sans y être nommé, le sujet a recours à l’imaginaire qui, dans le passé et au 1er étage du graphe, lui a déjà procuré une identification – fondatrice quoique fallacieuse – à l’image de l’autre i(a). Transposée dans l’ordre symbolique cette opération devient le fantasme. L’image de l’autre i(a) qui montrait l’unité imaginaire du corps y est remplacée par l’objet (a) qui est le support imaginaire du rapport du sujet à la coupure. « Au point précis où le sujet ne trouve rien qui puisse l’articuler en tant que sujet de son discours inconscient, le fantasme joue pour lui le rôle du support imaginaire10. »

Le langage est coupure, le sujet est fruit de la coupure

Bien que déjà présente par la scansion phonatoire et la séparation syntagmatique, la coupure ne s’origine pas dans les contraintes logiques du langage et les conditions de sa vocalisation, elle préexiste en tant que telle dans le réel. « Bref, il n’est que trop évident que le réel n’est pas un continu opaque, et qu’il est fait de coupures, tout autant et bien au-delà des coupures du langage11. »

Faisant passer le couteau à l’endroit juste pour pénétrer l’articulation et séparer sans blesser, le geste du bon cuisinier révèle la pré-existence d’une coupure invisible et… la science de son auteur. Platon déjà suggère que la recherche philosophique est affaire de recouvrement d’un système de coupures (du réel) par un autre système de coupures (du langage). Mais l’aventure scientifique est allée bien au-delà et Lacan alerte ses contemporains sur les conséquences de la création par la science de nouvelles coupures (effet de la méthode analytique), coupures dénuées de relais mythologiques et dont la nature et la prolifération mettent en péril la fonction médiatrice des hommes : « Pour tout dire, il n’est que trop clair que l’homme entre dans ce jeu à ses dépens12. »

Du fait de la centralité de la coupure dans l’être du sujet, le nouveau rapport du sujet au réel induit par le discours scientifique modifie le discours inconscient dont les manifestations apparaissent alors aux humains : « La question freudienne vient à son heure » dit Lacan, le discours analytique est instauré par l’impossible du discours universitaire. Le rôle de la coupure avait déjà été affirmé par Freud qui désignait le complexe d’Œdipe comme le schibboleth de la psychanalyse et la castration comme le roc infranchissable de l’analyse, mais ici Lacan nous invite un pas plus loin : la castration-coupure est élevée du rôle de menace structurante qu’elle a pour Freud à l’être même du sujet : « Le point électif du rapport du sujet à (…) son être pur de sujet, je le désigne (…) au niveau de la coupure, que nous avons appelé une manifestation pure de cet être. (…)

Pour nous, la dignité (…) de cet être ne tient d’aucune façon à ce qu’il soit coupé (…), elle tient à la coupure comme telle13. Il faut avoir observé un enfant âgé d’environ deux ans manier un couteau ou une paire de ciseaux !. »

Alors, la coupure, dernière caractéristique structurale du symbolique comme tel, marque-t-elle la nouvelle place du roc infranchissable, une clé du sens de ce que Freud a appelé la pulsion de mort, la mort en tant que retour à l’état inorganique (der inorganische Zustand), c’est-à-dire coupure totale de tout ?

Du fantasme à la manifestation de l’être dans Hamlet

Si la fonction du fantasme (S<>a) est de désigner le rapport du sujet à son être pur de sujet – la coupure –, alors l’œuvre d’art écrite, qui implique toujours le fantasme de son auteur, « introduit dans sa structure même l’avènement de la coupure, pour autant que s’y manifeste le réel du sujet, en tant que, au-delà de ce qu’il dit, il est le sujet inconscient. »

Autrement dit, l’œuvre n’est pas œuvre d’art parce qu’elle transposerait ou sublimerait la réalité, mais parce que, au-delà de ses détails – pertinents ou discordants – qui peuvent être des symptômes du discours inconscient de l’auteur par nous interprétables, elle est issue du rapport de l’auteur à son désir et que « le rapport le plus intime de l’homme à la coupure dépasse toutes les coupures naturelles. »

Serait-ce cet au-delà de l’interprétation inaccessible à la symbolisation humaine qui fait d’une œuvre une œuvre d’art, une médiatrice irremplaçable et hors langage entre les inconscients des humains ? Les effets inexpliqués de l’œuvre de Shakespeare – de Hamlet en particulier – sont-ils révélateurs d’un au-delà de l’interprétation proposée au cours des sept séances déjà consacrées à la tragédie du désir dans ce séminaire ?

Des détails discordants, nous en avions repéré et étudié plusieurs, sans jamais exclure que Shakespeare les ait voulus. Le balisage qu’ils constituent ne peut être dû uniquement au bon génie par lequel Shakespeare se serait laissé conduire. L’architecture des « relevances » dans l’œuvre nous montre que l’auteur parvient, consciemment ou inconsciemment, à faire « venir au jour le rapport le plus profond du sujet comme sujet parlant, c’est-à dire son rapport à la coupure comme telle14. »

Dans cette première analyse, la parole du revenant, d’Hamlet-père mort depuis deux mois, avait bénéficié du crédit accordé aux messages venant de l’au-delà : elle est entendue et prise pour vraie, au premier degré, comme au premier étage du graphe ; cela avait conduit à l’interprétation livrée par Lacan dans les leçons précédentes. Mais une écoute « au deuxième étage », notamment sur la forme du discours et par la mise en relation de « détails qui clochent », laisse apparaître une autre interprétation dans laquelle la vertu du père, l’honnêteté du fantôme et la culpabilité de Claudius seraient mises en question.

  • Ainsi l’emphase dans l’évocation de la droiture du roi et de la faute de la reine – « Il n’y avait rien de plus grand, de plus parfait, que mon rapport de fidélité à cette femme, il n’y a rien de plus total que la trahison dont j’ai été l’objet15 » – a pour fonction de renforcer l’effet du sens de ce message sur Hamlet ; c’est l’interprétation totalisante – « Tout ce qui s’affirme comme bonne foi, fidélité, et vœu, est donc pour Hamlet, non seulement posé comme révocable, mais comme littéralement révoqué16 » – qui provoque la sidération et la paralysie car elle signifie que la vérité se dérobe à lui pour toujours, la vérité sur l’innocence ou la culpabilité de son père, la vérité sur l’identité de l’ange radieux. Au résultat, ce n’est pas le manque de garantie de l’Autre que Hamlet doit affronter, mais bien pire : la garantie du mensonge dans l’Autre, donc la coupure d’avec l’Autre, le mutisme et l’aphanisis, la perte du désir.
  • Puis Shakespeare produit deux autres « détails qui clochent » : même nom pour le père et le fils d’une part, étrange empoisonnement par l’oreille d’autre part (la fiole du traître pour l’oreille d’Hamlet-père et… la parole sidérante du fantôme pour l’oreille d’Hamlet-fils). Comment interpréter le rapprochement entre les deux Hamlet qui vivent, quoique sous des formes différentes, le même événement ?
  • Sonné par cette parole terrible et invérifiable, Hamlet recourt à l’imaginaire pour revenir à l’existence, l’imaginaire qui avait déjà fonctionné pour l’identification spéculaire et pour l’entrée dans le monde du grand Autre avec la formation du fantasme. La scène dans la scène, son œuvre d’art, le refonde, le fait artifex, artiste, mais, autre bizarrerie, « avec [seulement] une moitié de part » lui dit Horatio, c’est-à- dire un acteur sans rôle comme un homme en manque de désir. Or, de cette mise en scène montrant Claudius meurtrier, de ce fantasme de l’oncle meurtrier, Hamlet tire son désir (son rôle) qui le sort du néant de la sidération, qui lui permet de reconquérir l’usage de ses membres, qui en somme le fait ex-sister à nouveau. Pour Lacan, la parole du fantôme est un poison en deux temps : d’abord le choc de la révélation emphatique dont l’issue est le passage à l’état d’acteur sans rôle, ensuite la force du commandement dont l’exécution s’impose à l’acteur en nécessité d’un rôle.
  • Dernier « détail qui cloche » en faveur de la lecture lacanienne, l’absence de réaction de Claudius à la longue pantomime préliminaire qui contient déjà toute la scène provocatrice (regardait-il vraiment ailleurs ?). La colère qui s’empare de lui – et de toute la cour – plus tard, lors de la représentation, serait-elle causée seulement par les paroles de Hamlet disant, après la scène de l’empoisonnement, que l’assassin va maintenant gagner l’amour de l’épouse de la victime ? Claudius serait-il plus concerné par l’adultère que par le meurtre ?

Lacan conclut la séance en suggérant : « La fonction du fantasme semble donc bien être ici différente de celle du moyen17. »

Autrement dit, il se pourrait que pour Shakespeare lui-même, consciemment ou inconsciemment, la parenthèse imaginaire, la scène dans la scène, n’aie pas été seulement un stratagème d’Hamlet, un moyen pour démasquer le meurtrier présumé, mais essentiellement la cause nécessaire, la passe incontournable de sa renaissance par le fantasme.

Alors l’omniprésence du désir – donc de la coupure – dans l’œuvre de Shakespeare, le désir comme point de touche des rapports humains décrits dans toute leur variété possible, révèle quelque chose de Shakespeare : « ce qui désigne irrémédiablement son être – et c’est ce par quoi son œuvre partout recoupée présente une miraculeuse unité de correspondance18. »

1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation, Paris, Le Seuil, 2013, p. 471.

2 P. 455.

3 P. 460.

4 P. 465.

7 P. 439.

10 P. 468.

11 P. 469-470.

12 P. 470.

13 P. 471.

14 P. 475.

15 P. 476.

16 Ibid.

17 P. 480.

18 P. 480.

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