Peut-on créer de la métaphore poétique ? Comment entendre le malentendu ?

Intervention de Jean-Richard Freymann dans le cadre des Journées de la FDCMPP « Le malentendu comme espace de créativité » qui a eu lieu le 14 juin 2018.

Introduction

Je dois tout d’abord vous remercier de m’avoir invité à parler à cette journée « Le malentendu, un espace de créativité ». J’en suis d’autant plus flatté que si j’ai adressé bien des jeunes patients au CMPP, je n’ai jamais souhaité y travailler. Et Dieu sait qu’à « la belle époque » les « luttes étaient ardentes et noires » à Strasbourg. Je me rappelle quelques échanges avec Jean-Pierre Bauer, Jean-Pierre Dreyfuss, Daniel Michel, Françoise Coret et bien d’autres qui posaient toujours des questions à propos de l’articulation entre le champ analytique, le champ institutionnel du CMPP et le travail à plusieurs voix des différentes spécialités. Avec la question insistante de savoir en quoi le directeur d’une institution vient à donner le diapason à ladite institution. Alors quelle place laisse-t-on à l’enfant entre les exigences de l’État, l’œcuménisme des soignants ? Comment entendre les malentendus fondamentaux ?

Pour y répondre à ma manière, j’ai donné deux titres : « Comment entendre le malentendu ? »

et une sorte d’interrogation répondante : « Peut-on créer de la métaphore poétique ? » chez l’enfant pris en charge. Aujourd’hui j’ai une question supplémentaire : « Comment l’enfant peut-il entendre que, au lieu de l’écouter, on le prenne d’emblée dans des évaluations pluricéphales et dans quelques slogans véhiculés dans les nosographies actuelles et dans les réseaux sociaux ? »

Le problème basal qui se pose – vu à partir de mon champ, l’analytique – c’est que pour qu’il y ait de la psychanalyse, il faut qu’il y ait du psychanalyste, quel que soit le lieu.

Pour élargir le propos de Moustapha Safouan1, nous faisons part d’une écoute bien particulière, celle qui articule le(s) transfert(s) à une forme de désir de l’analyste. Pendant longtemps cette exigence éthique était respectée dans les CMPP. Si elle ne l’est pas, nous retombons dans le langage commun, dans les slogans des DSM… et dans la mise en place de mots d’ordre lancés par l’État.

J’ai l’outrecuidance d’affirmer que le combat continue quelle que soit l’institution où vous travaillez, justement autour de ce malentendu qui pourrait se dire : entre ce que l’on attend de vous et ce que vous êtes prêts à soutenir. Vous connaissez peut-être la formule de Lacan : « Il ne faut pas céder sur son désir », mais encore faut-il savoir un peu quelque chose sur son désir… son désir inconscient.

De mémoire je cite (à peu près) Jean-Pierre Bauer qui disait qu’il ne faut pas confondre compromis et compromission.

  • Le compromis, c’est une formation symptomatique. Il s’agit d’apporter son petit savoir-faire face aux restrictions faites par la réalité. Un conflit qui ne peut mener qu’à la formation de symptômes et qui rejoue souvent ce que l’enfant vit par rapport à sa famille et ses proches. Et c’est justement un certain clivage du Moi et à la castration de l’Autre. C’est à cet endroit-là qu’il y a la question du « désir de durer » qui n’est pas obligatoirement celui de s’éterniser.
  • Par contre la compromission c’est de s’identifier au discours ambiant et aussi d’empêcher tout effet de nouvelle transmission… c’est-à-dire toujours énigmatique.

Ordre familial et inconscient

Je tiens à vous donner un superbe développement de Lacan sur le malentendu que vous trouvez dans Télévision2: « L’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur, et que la Mère reste contaminer la femme pour le petit d’homme ; le reste s’ensuit. » Alors jusqu’à quel point la prise en charge de l’enfant rejoue-t-elle l’ordre familial ? Et inversement ? Justement qu’on soit capable de faire dérailler cet « ordre familial » et de créer parfois un « nouvel espace de créativité » ?

L’infans, l’enfant, le scolarisé, l’hyperactif, l’enfant autiste… est le reflet de sa conflictualité entre les mythologies familiale et culturelle dans lesquelles il est pris et, si je puis dire, son « mythe individuel » (pour reprendre la formule de Lacan) mais pas seulement du névrosé, du psychotique, du pervers, du surdoué. Le problème est bien que – quoi qu’on en pense et quel que soit l’âge – ce mythe est inconscient, préconscient, subconscient et qu’il doit se constituer dans la cure avec l’enfant, voire dans toute prise en charge.

Et là on ne comprend pas comment on peut faire, comment synthétiser les choses sans la présence quelque part d’un analyste.

Le problème est que l’inconscient (freudien) de l’enfant est en constitution. Déplacement et condensation, métaphore et métonymie sont à fleur de corps et de pensée. Il y a lieu par dessus tout de respecter la dimension des « jeux de l’enfant » qui signifient et mettent justement en acte, ce que Lacan avançait :

  • « le Père n’est pas le géniteur »,
  • que la thérapeute, « la Mère reste contaminer la femme » et la relation à l’autre pour « le petit d’homme » et pour la petite fille, la plonge souvent très tôt dans l’univers dit de la frérocité.

C’est que l’infans, l’enfant, l’ado sont les premiers passeurs des formations de Lacan :

  • « L’inconscient est la trace de ce qui opère pour la constitution du sujet » ;
  • « Le désir, c’est le désir de l’Autre ».

Tout enfant doit nous enseigner les virtualités de l’inconscient et non le contraire, même si se pose toujours la question, pas tellement de la suggestion, mais la question de la pédagogie.

Qu’est-ce que le « mythe individuel » ? C’est le fantasme ou la matrice qui permettra la constitution du fantasme et donc des symptômes.

Il n’y a pas de symptômes sans fantasmes, même s’il y a des fantasmes délirants. Pour en savoir plus, il faut vous reporter aux Études sur l’hystérie3 et en particulier à l’état hypnoïde amené par Breuer qui constitue une base de lancement pour ce « mythe individuel ». Mais Freud aboutit à l’idée de « double conscience », pas de « pleine conscience » qui semble bien à la mode.

Différents malentendus

C’est que le « malentendu » est complet autour des symptômes de l’enfant, entre ce dernier et son thérapeute. Je précise par rapport à l’étymologie : « Malentendu attesté en 1558 (1507 comme adjectif « malintentionné »), est formé avec mal, adverbe, et entendu au sens de « compris » ; le mot désigne une divergence d’interprétation entre des personnes qui croyaient s’être bien entendues sur le sens de certains faits ou propos, seul sens retenu (…) bien que malentendu désigne aussi (1600) le désaccord impliqué par cette divergence ; le mot s’emploie en particulier (1894) dans un contexte sentimental4. »

Alors, par rapport à notre « mythologie analytique » actuelle :

  • Premier malentendu : tout allait si bien, le transfert était en place, mais « nous nous sommes tant aimés » mais plus ou moins brutalement la relation d’objet se casse, l’enfant refuse à présent d’aller bien, après un premier temps où il s’était si bienscolarisé. Alors sa créativité va s’exprimer par sa singularité : que faire ? Analyser le malentendu.
  • Second malentendu : il y avait d’emblée de la non-communication, chacun dans le colloque singulier qui fait divergence. L’un propose un « jeu de l’oie » et l’enfant renverse le bureau. C’est la question du « non-rapport sexuel », il y a d’emblée un tiers menaçant, une divergence.
  • Mais il existe un troisième malentendu pour le sujet lui-même, c’est le cas que Freud évoque dans Psychopathologie de la vie quotidienne5, dans le chapitre « Méprises et maladresses ».

Comme exemple il raconte que sur son bureau « se trouvent déposés, toujours à la même place depuis des années et l’un à côté de l’autre, un marteau à réflexes et un diapason ». Alors qu’il était pressé pour prendre le train, il avait mis dans la poche de son pardessus le diapason au lieu du marteau. Le malentendu est inconscient.

Les associations que livre Freud :

  • c’est la précipitation ;
  • il avait examiné un « enfant idiot », qui ne lâchait pas le diapason.

« S’ensuivrait-il que je sois, moi aussi, un idiot ? (…) la première idée qui me vint à l’esprit à propos de « marteau » (Hammer) est : Chamer « âne » en hébreu). »

  • Association à propos d’une consultation qu’il devait faire où le diagnostic oscillait entre SEP (sclérose en plaques) et hystérie (voir aussi « Le rêve de l’injection faite à Irma6 »).

Son interprétation en ce qui concerne le malentendu entre marteau et diapason : « Imbécile, âne que tu es, fais bien attention cette fois et ne pose pas le diagnostic d’hystérie là où il s’agit d’une maladie incurable, comme cela t’est arrivé il y a quelques années dans la même localité chez ce pauvre homme ! »

Alors, pour faire un parallèle symptomatique, nous confondons souvent chez l’enfant le marteau avec le diapason !

Symptômes et malentendus

Dans un dialogue assez restreint entre Jacques Lacan et Jenny Aubry7, Lacan désigne deux rapports aux symptômes de l’enfant, ce qui me semble pertinent ; deux rapports aux symptômes pour lesquels la conduite par rapport au cercle familial doit être différente.

  • Les symptômes où c’est l’enfant qui fait symptôme des relations dans la famille. Alors, dans la pratique, les échanges avec les membres de la famille sont nécessaires.
  • Les symptômes dont l’enfant lui-même est porteur (phobie, obsession, conversion…) où se pose manifestement la question de la psychanalyse de l’enfant.

Je dirais que les choses sont le plus souvent tressées par ces deux pôles. Mais faut-il encore repérer un minimum les malentendus fondamentaux qui gouvernent la famille. La difficulté n’est pas de remettre en cause la validité des méandres du complexe d’Œdipe, ou du stade du miroir, ni de délirer sur le fait que nous serions dans une société sans mythes, mais d’articuler les choses par rapport à cette mythologie particulière articulée avec le « roman familial8 » et le discours ambiant, ainsi qu’avec la culture originelle et les langues dans lesquelles on a été pris. La créativité se fait au prix d’un repérage minimum.

Le Malentendu d’Albert Camus

On retrouve tout cela dans une pièce d’Albert Camus qui s’intitule Le Malentendu, pièce publiée à la suite de Caligula9. Le Malentendu s’étaye sur la dimension traumatique et tragique et sur une certaine lecture meurtrière et oublieuse du complexe d’Œdipe… en particulier celui du garçon. Je résume : c’est l’histoire d’un couple maudit, celui de la Mère et de sa fille Martha (Maria Casarès) qui exploitent une auberge dans un coin perdu et qui ont pris l’habitude, depuis la disparition du père, de tuer les voyageurs en deux temps, en leur faisant boire un thé anesthésiant, puis en les noyant dans un étang après les avoir pillés.

En parallèle vient à l’auberge – après vingt ans de disparition – le fils Jan qui, culpabilisé par sa fuite d’alors, voudrait leur donner du bonheur et de l’argent. Il arrive avec sa femme Maria qui l’aime et qui ne comprend pas sa démarche (1er malentendu) et qui finalement accepte de le laisser seul dans l’auberge.

Jan se présente – mais comme Goethe par rapport à Frédérique Brion10 – il avance voilé et ne dit rien de sa démarche. Et, physiquement, après tout ce temps, on ne le reconnaît plus (2e malentendu).

Jan essaie de parler à sa sœur, mais celle-ci ne veut rien savoir puisque on tue plus facilement quelqu’un que l’on ne connaît pas. La mère hésite, mais Martha arrive à la convaincre et suit la procédure habituelle, on l’endort avec le thé (la mère arrive trop tard) et on le jette à l’eau.

À la vue du passeport de Jan, la mère se fait de vifs reproches, qui occasionnent une violente dispute avec Martha, et se suicide ; la sœur Martha est pleine de haine pour son frère et pour sa mère, qui préfère le fils !

La dernière scène garde ce goût d’horreur puisque Maria vient voir Martha qui lui raconte par le menu l’assassinat. Martha est non seulement dans la haine mais aussi dans la frérocité. La dernière scène de la pièce signe le vide « existentiel ».

Le vieux, d’uns voix nette et ferme. « Vous m’avez appelé ? »

Maria, se tournant vers lui : « Oh, je ne sais pas ! Mais aidez-moi, car j’ai besoin qu’on m’aide. Ayez pitié et consentez à m’aider… »

Le vieux, de la même voix. : « Non ! »

Bien entendu ! Et malentendu

Enfant ou pas, il y a un malentendu fondamental qui est dû à l’attente différente des deux interlocuteurs de tout dialogue. De ce point de vue là, les positions dans une consultation ne sont pas symétriques. C’est cette non-symétrie qui est un malentendu qui doit être repris par les différentes techniques. On passe de la technique à la création, dès lors que l’on met en place la techne, c’est- à-dire l’art. Autrement dit, de pouvoir véritablement donner la parole à l’autre, quitte à ce qu’il ne parle pas. Jusqu’où est-on capable de ne pas rester dans les protocoles pour permettre des déviations, des déménagements, des circuits parallèles ? Mais il ne suffit pas de dénoncer les protocoles, même s’ils prennent de plus en plus de place. Un transfert négatif est aussi un transfert. Et il faut savoir que le transfert chez l’enfant ne se situe pas si souvent du côté du sujet-supposé-savoir. Le conflit des attentes (souvent aussi inconscientes) provoque de la haine et du contre- transfert.

À propos du malentendu, Albert Camus fait enseignement :

  1. Les traumatismes demeurent et l’individu tente toujours de les dénier (par exemple des parents divorcés).
  2. Le malentendu est que l’on n’entend pas la réalité de ce qui s’est passé. L’oubli est traître et on peut dénier le réel de l’autre.
  3. La position de la mère, mais aussi celles maternelles que l’on retrouve dans les situations thérapeutiques :
    • La mère est sous suggestion de son enfant : elle a tendance à en oublier la loi.
    • La mère ne peut pas entendre de la même manière fille et garçon.
    • La fonction père et mère n’a pas le même rapport au transgénérationnel.

Ce que dévoile Le Malentendu, c’est bien la pulsion de mort et son intrication ou non avec l’Éros. Retour au Malentendu (p. 247) :

Maria : « Sa mère et sa sœur étaient donc des criminelles ? » Martha : « Oui. »
Maria : toujours avec le même effort. « Aviez-vous appris déjà qu’il était votre frère ? »
Martha : « Si vous voulez le savoir, il y a eu malentendu. Et pour peu que vous connaissiez le monde, vous ne vous en étonnerez pas ».

Conclusion

Toute la question de la création et de la mise en place d’un espace de créativité au sein du CMPP est aussi une question autour de la sublimation ou du refoulement.

Mais comment fait-on ? Comment négocie-t-on la place qui nous est laissée par la mère primitive ?

  • Quelle était la position de Jocaste dans Œdipe-Roi ?
  • Et dans Le Malentendu, comment à certains moments oublier la jouissance maternelle ?

Bibliographie

J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Toulouse, Arcanes-érès, 2018.

J.-R. Freymann, Éloge de la perte, Arcanes-érès, 2006, réédition 2015.

J.-R. Freymann, Frères humains qui… Essai sur la frérocité, Arcanes-érès, 2003.

A. Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Gallimard, coll. « Livre de poche », 1958.

S. Freud, « Reprises et maladresses », Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot.

J. Lacan, Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil, 1988.

1 M. Safouan, Le transfert et le désir de l’analyste, Paris, Le Seuil, 1988.

3 S. Freud ; J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1956.

5 S. Freud (1901), « Méprises et maladresses », dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1992, p. 189-190.

7 J. Lacan, Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

8 Voir S. Freud (1909), « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997.

9 A. Camus, Caligula suivi de Le Malentendu, Paris, Gallimard, coll. « Livre de poche », 1958.

10 J. Lacan (1953), « Le mythe individuel du névrosé », Ornicar ? n°17-18, Paris, 1979.

La connaissance paranoïaque – Ses rapports au savoir scientifique

Intervention de Nicolas Janel lors de la formation APERTURA « Approche psychanalytique des nouveaux diagnostics » qui a eu lieu le 6 Juin 2018.

En programmant ce thème, il y a environ un an maintenant, l’idée était pour moi de ré-introduire une certaine ouverture par rapport à ce que je constatais dans mon cabinet : un afflux de patients se présentant avec de nouvelles étiquettes diagnostiques. Par exemple, des patients étant en « burn-out », en réaction à une certaine surcharge au travail. Certains se disaient plutôt, au contraire, en « bore-out ». Cette fois-ci en raison d’un certain ennui au travail, souvent dans un contexte de mise au placard, occasionnant un certain désœuvrement. D’autres patients se présentaient comme « bipolaires », en raison de variations de leur humeur attribuées souvent à une cause génétique. Enfin, dernier exemple d’étiquette rencontrée fréquemment : « le syndrome de stress post-traumatique ». Dans ce cas les patients se présentaient comme ayant subi un choc qu’ils n’arrivaient pas à dépasser mais qui se traiterait, selon certains médias, par bêtabloquants ou par amphétamines…

Il s’agit d’étiquettes diagnostiques qui viennent d’un certain discours courant qui dépasse même le DSM. Comme on l’avait évoqué lors de la dernière journée de formation APERTURA, le discours courant apporte un bain à partir duquel les gens ont tout intérêt à se positionner. Or, à chaque fois ici, la cause des maux, comme la guérison, est attribuée à une cause extérieure. Cela fait partie de ce bain-là. Ce qui anesthésie d’autant plus les individus qui y baignent. Car cela dénie notre part d’implication et notre part de souveraineté dans ce qui nous arrive. Cette aliénation du sujet dans une étiquette diagnostique figée exclut toute possibilité de mobilisation psychique vers ce qui serait justement la guérison.

Or, et là je reprends l’argument de cette journée, « Sigmund Freud avait apporté une approche radicalement différente, en considérant le symptôme, non plus comme le signe d’une maladie à éradiquer, mais comme l’expression d’un conflit inconscient venant dire quelque chose d’un sujet.

Poursuivant, Jacques Lacan avait d’abord repéré dans le symptôme un désir de reconnaissance refoulé. Plus tardivement, il avait articulé le symptôme, en tant qu’effet de structure, aux trois registres que sont le réel, le symbolique et l’imaginaire. »

Une approche analytique actualisée, au « goût du jour » si je puis dire, c’est-à-dire en confrontation avec les nouvelles étiquettes apportées par les patients eux-mêmes dans notre pratiques : « burn-out », « bore-out », « PTSD», « bipolaires », « TDHA », « précoce intellectuel », « borderline » etc. me semblait alors essentielle. C’est la question de l’argumentaire de cette journée : « comment restituer à l’être parlant une place pour sa singularité ? » J’espère qu’on parviendra à y répondre tout au long de cette journée.

Pour cela, il y a quelque chose que j’ai voulu creusé. Je l’avais déjà un peu étudié lors de ma thèse de psychiatrie. Dans celle-ci, j’avais essayé de trouver quelques places possibles pour la psychanalyse, aujourd’hui en psychiatrie. Il y avait avant tout une place dans la pratique, mais concernant l’épistémologie, concernant le savoir scientifique, j’avais relevé un apport de la psychanalyse qui me semble aujourd’hui majeur. Il s’agit de l’apport de Lacan concernant l’accès de l’humain à la connaissance, c’est- à-dire ce qui, à mon sens, est à la base de l’épistémologie, ce qui sous-tend le savoir scientifique, ce qui en détermine sa constitution. Lacan montre comment cela se produit chez chacun, à partir de la constitution de notre propre image. Je vais le détailler à partir de son texte sur le stade du miroir, en faisant aussi quelques références au schéma optique, mais je vous donne tout de suite une citation du séminaire X sur l’angoisse : « La dimension du sujet supposé transparent dans son propre acte de connaissance ne commence qu’à partir de l’appréhension de son corps, qu’il essaye de cerner lors du stade du miroir, à savoir l’image du corps propre, pour autant que, devant elle, le sujet a le sentiment jubilatoire d’être en effet devant un objet qui le rend, lui sujet, a lui-même transparent. L’extension à toute espèce de connaissance de cette illusion de la conscience est motivée par ceci, que l’objet de la connaissance est construit, modelé, à l’image du rapport à l’image spéculaire2. » Cela conditionne chez l’humain une modalité de connaissance que Lacan qualifie de paranoïaque : La connaissance paranoïaque ! Je crois que Lacan a apporté avec ça quelque chose d’énorme, permettant de comprendre pourquoi le savoir cherche toujours à s’unifier dans une pleine connaissance, unitaire et figée, qui concernerait uniquement le réel. C’est exactement comme cela que se constitue notre image spéculaire, ce qu’illustre le stade du miroir. Je m’explique. Chez Lacan3, le stade du miroir correspond à cette expérience qui structure chez l’enfant l’appréhension de son propre corps, à travers un miroir et par identification de la part d’un Autre, un de ses parents par exemple. Il s’agit d’un moment de reconnaissance, témoignée par une grande jubilation chez l’enfant, face à son image reflétée sur le miroir. L’enfant reçoit par là une forme unitaire, une unité de son corps, alors que du point de vue de sa maturation physiologique, il n’a pas encore une maîtrise sur la coordination motrice.

En effet, l’être humain naît immature, dans un état de dépendance, d’impuissance motrice et posturale, d’incoordination des fonctions, de discordance des pulsions. Louis Bolk parle de néoténie pour qualifier cet aspect d’immaturité à la naissance.

L’enfant est alors sans capacité aucune de concevoir son corps comme « un », c’est-à- dire comme une unité. Cette unification passera alors, de manière anticipée, par l’image reflétée sur le miroir. L’enfant anticipe ainsi une unité corporelle dont il n’a pas encore les moyens physiologiques de maîtriser.

Dans ce processus, c’est par un Autre, sa mère par exemple, que l’enfant est identifié. C’est-à-dire qu’il ne suffit pas que l’enfant se voit dans le miroir, il faut aussi qu’il se retourne vers sa mère qui est présente à côté de lui, et il faut que celle-ci lui confirme que l’image reflétée dans le miroir, qui est devant eux, « c’est bien lui » ! Elle l’identifie.

De dire que l’image reflétée dans le miroir, « c’est lui », l’enfant – vous entendez tout de suite le leurre constitutionnel dans lequel on est tous pris. Car il ne s’agit que d’une image, inversée en plus ! Je vous renvoie au tableau de Magritte intitulé La trahison des images4. Cette peinture représente une pipe, accompagnée de la légende suivante : « Ceci n’est pas une pipe. » Cette peinture illustre bien le leurre que produit la confusion entre l’image et l’objet lui-même. Car il ne s’agit aucunement de l’objet. Magritte précise qu’effectivement, ça ne reste qu’une image de pipe qu’on ne peut ni bourrer, ni fumer, comme on le ferait avec une vraie pipe !

Il y a donc un premier leurre avec la prise dans l’image du stade du miroir. C’est même pire qu’avec la pipe, puisque pour le corps, c’est sur un fond réel morcelé qu’une image inversée est assumée comme totalité. Et cela se fait sur un mode anticipatoire. Ce caractère anticipatoire comporte un mouvement de décalage, à la fois temporel et spatial, entre l’impuissance réelle du corps comme corps morcelé, et son anticipation comme totalité virtuelle dans l’image.

Et ce n’est pas tout. La dialectique de l’identification spéculaire ne s’achève pas là. Car ce leurre, ce reflet identifié comme étant l’enfant, l’Autre l’identifie en le parlant. L’image réfléchie va être ainsi arbitrairement authentifiée à partir du désir inconscient de l’Autre et grâce à la saisie langagière qui y sera articulée. Ainsi, l’Autre représentera l’instance symbolique des mots, des signifiants. C’est ce que représente le miroir plan du schéma optique que je ne détaille pas.

Il y a donc aussi le mur du langage qui s’édifie en travers du réel. Au-delà du leurre de l’imaginaire que j’ai décrit précédemment, il y a donc aussi celui des symboles, des signifiants.

Dans l’appréhension de son corps, il y a donc au moins deux biais pour l’humain : un biais imaginaire lié à l’image réel ; et un biais symbolique, lié à la saisie langagière de l’image par l’Autre qui identifie l’enfant. Par rapport au réel, l’image spéculaire est comme une illusion au second degré qui fixe l’enfant dans un aspect instantané de l’image. Le moi est une illusion au carré de réel5.

L’importance de tout cela par rapport à la connaissance, et par rapport à la constitution du savoir sur le monde, c’est que cette image spéculaire donne le modèle selon lequel le sujet va identifier dans la réalité tous les objets. Lacan qualifie pour cette raison l’expérience du stade du miroir de « temps essentiel de l’acte d’intelligence6 ». L’unité, la permanence des objets, trouve dans l’identification de la forme spéculaire leur forme première et typique. Tout le registre de la reconnaissance, tout ce que nous pouvons connaître, est fondamentalement articulé à cette image. C’est autour de l’ombre de notre propre moi que se structureront tous les objets de notre monde. Ils auront tous un caractère fondamentalement anthropomorphique, « égomorphique » nous dit même Stéphane Thibierge7.

Autrement dit, la connaissance du monde se superpose à la forme où le moi reçoit la constitution de ses objets sur le modèle de la sienne propre. C’est cette forme qui détermine les conditions les plus générales du registre de la connaissance, à savoir tout ce qui se présente au sujet de l’ordre du sensible en général, auquel il adhère, c’est-à-dire à partir de quoi il reçoit un sens, et que ce sens s’intègre d’emblée et sans bruit dans son expérience.

Pour le dire encore autrement, l’image spéculaire qui nous aliène est le seuil de notre appréhension du monde. C’est par cette première forme, notre forme corporelle, que notre monde prend forme. Toute connaissance des choses passera alors par cet aspect instantané de l’image. Comme déjà mentionné, c’est ce que Lacan qualifie de connaissance paranoïaque. « Paranoïaque », car la constitution de cette identité rigide et aliénante, par laquelle nous somme identifiés par l’Autre, possède d’emblée une dimension intrusive et menaçante pour l’humain. Charles Melman8 nous dit : « L’enfant rencontre son image dans le miroir avec ce mouvement qui consisterait à le mettre sous le signe du « c’est ça ! ». À ce qui pouvait, entre autres l’interroger, comme désir énigmatique de la mère, un premier élément de réponse lui serait fourni dans le miroir sous les traits du « le voilà ! c’est ça ! ». Or il semblerait que la rencontre du « c’est ça ! » (…) ne puisse qu’entraîner un phénomène de stase, d’arrêt, de clôture, dans le jeu des signifiants, puisque, si ce jeu des signifiants pouvait présenter quelque énigme, il a trouvé là, dans le miroir, sa réponse. Ce qui restait énigmatique comme signification est là soudainement résolu : « C’est ça ! » Voilà ! Donc du même coup, cette dimension paranoïaque prend effet de tout ce qui est identifié comme étant la mise en évidence de ce qui serait enfin la vraie cause : c’est ça, je sais que c’est ça ! »….

Je sais que c’est tel diagnostic, je sais que c’est tel neurotransmetteur, je sais que c’est tel gène, telle altération… C’est ça puisque je le vois sur l’IRM ! Et donc ce que je me permets de repérer comme moment de clôture, de fermeture, d’arrêt : eh bien, je m’arrête là ! Je ne veux plus entendre autre chose.

La connaissance est figée dans le registre de l’unité, de la complétude, où la question du manque est scotomisée.

Cela serait à la base du scientisme qui correspond justement en une croyance où « la science décrirait « vraiment » le monde tel qu’il est » ! Il s’agit là d’une vision du monde, selon laquelle la science expérimentale aurait priorité absolue par rapport aux autres références, qu’elles soient traditionnelles, qu’elles relèvent du vécu, des coutumes ou des religions… Il n’y a là pas de place pour l’« orthodoxa », c’est-à-dire pour « l’opinion vrai » dont parlait Lacan et sur laquelle je reviendrai tout à l’heure. Le scientisme organise scientifiquement l’humanité, avec une confiance totale dans l’application des principes et méthodes de la science moderne dans tous les domaines.

Avec son article sur le stade du miroir, Lacan balaie en quelques phrases tout ça. Je le cite : « L’expérience psychanalytique relativise cette conception du moi comme centré sur le système perception-conscience, comme organisé par le « principe de réalité » où se formule le préjugé scientiste le plus contraire à la dialectique de la connaissance, pour nous indiquer de partir de la fonction de méconnaissance qui le caractérise. »

Plutôt que de « connaissance paranoïaque », on peut même parler d’une « mé- connaissance paranoïaque », qui serait à la base de tout pré-jugé scientiste. Le « mé » de mé- connaissance venant bien entendu reprendre le moi du stade du miroir.

Aussi, il est à noter au passage, qu’en dénonçant le système perception-conscience, Lacan s’oppose « à toute philosophie issue directement du cogito. » L’expérience du stade du miroir contredit la fameuse formule « je pense donc je suis » à partir de laquelle Descartes a tenté de refonder toute la connaissance.

En conclusion, on peut retenir qu’avec le stade du miroir, Lacan permet de saisir pourquoi le savoir vise un absolu qui serait ce moment où la totalité du discours scientifique se fermerait sur elle-même, dans une non-contradiction parfaite, comme si ce discours était un réel sans contradiction. Il ne s’agit en fait que d’une illusion de réel au carré, se construisant à la manière de l’identification spéculaire. Concernant l’étude de l’humain, on croit qu’il n’y a que du réel, qu’on approcherait sans contradiction. On oublie les registres imaginaire et symbolique, en restant pourtant englué en plein dedans. On les dénie, en ignorant qu’ils sont aussi constituants pour l’humain. Concevoir un savoir unitaire sur l’humain est un leurre. Ce leurre provient de notre manière de nous être constitués, à partir de l’unification de notre image.

La cure analytique témoigne qu’à l’échelle individuelle, il est possible de dépasser cela. La forme pleine du moi, où le manque est scotomisé, garde des failles propices à la relance symbolique.

Pour le symbolique, le piège réside ensuite dans un « au-delà du principe de plaisir ». Autrement dit, il y a également un risque de fixation pour le symbolique : un risque de prise dans la compulsion de répétition. La compulsion de répétition qui est inhérente à la pulsion de mort, et qui viendrait boucler le symbolique sur lui-même, dans la répétition d’un savoir lié par une cohérence formelle, précisément !

Les formes de liaisons propres au scientisme, comme à l’épistémè, correspondent justement à un savoir lié par une cohérence formelle. Or, l’épistémè, le savoir de la science, ne peut pas recouvrir toute expérience humaine. Si une partie de l’expérience humaine est recouverte par un savoir caractérisé par des connexions liées, stables, fixes, ça ne suffit pas pour appréhender la vérité de l’inconscient. On ne peut se suffire de coller la vérité au savoir. Une faille est donc aussi à préserver dans le savoir, toujours en se méfiant d’entrer dans un état d’attente d’une totalisation future. S’interroger sur une totalisation future du savoir nous ferait retomber dans la question d’une pleine cohérence formelle.

C’est en particulier le grand piège des nosographies. La présentation du DSM me semble fonctionner exactement comme cela. Même si cette classification se dédouane de toute recherche de causalité, en apparaissant bien construite, scientifique dans ces aspects, elle décrit des comportements comme s’il s’agissait d’un réel. À la manière du moi, il s’agit en fait d’un leurre qui dénie les autres registres, pourtant constitutifs du « parlêtre », que sont l’imaginaire et le symbolique.

Il est donc important de repérer ce leurre pour éviter à nos patients de s’y fixer. Le terrain de l’orthodoxa, qu’on traduit par « l’opinion vraie » et que Lacan reprend dans le séminaire II, à partir du Menon de Platon, maintient quant à elle la question de la faille. Dans le Ménon, Socrate démontre que l’opinion vraie peut être un guide aussi bien fiable que la science, concernant les actions humaines. La différence entre les deux, c’est que l’opinion vraie est déliée et instable, elle est en deçà du savoir ; elle peut le précéder, mais elle ne coïncide pas avec le savoir.

L’opinion vraie se différencie du savoir qui, lui, est coupé de sa vérité naissante. Plus nous en savons, plus les risques sont grands de retomber dans un savoir qui méconnaîtrait son propre sens, qui serait dénoué de la vérité naissante de la parole et de ses effets dans le lien social.

L’othodoxa sépare le plan de la vérité du plan du savoir. Elle concerne davantage l’expérience humaine dans ses rapports avec l’acte où la vérité est créatrice. Son raisonnement suit d’autres façons de procéder : par hypothèses, elle tient compte de la particularité et de l’existence. Elle concerne le champ que le politicien ne peut ignorer, étant lui-même toujours confronté à l’acte. Le plan de l’orthodoxa est celui auquel le psychanalyste doit non seulement s’intéresser mais aussi bien sur lequel s’entraîner. Il est celui qui coïncide le plus avec la pratique psychanalytique. Ce qui ne veut pas dire que le plan du savoir lui est complètement étranger, mais il doit savoir que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère : « Tout ce qu’on vous enseigne sous une forme plus ou moins pré-digérée dans les prétendus instituts de psychanalyse , stade sadique, anal, etc., tous ça est bien entendu fort utile, surtout à des gens qui ne sont pas analystes. Il serait stupide qu’un psychanalyste les néglige systématiquement, mais il faut qu’il sache que ce n’est pas la dimension dans laquelle il opère. Il doit se former, s’assoupir dans un autre domaine que celui où se sédimente, où se dépose ce qui dans son expérience se forme peu à peu de savoir9 ».

Ainsi, dans notre pratique, nous sommes davantage concernés par le savoir inconscient qui est un savoir qui reste noué à la parole du sujet. Le sujet y accède par son dire lors d’un échange symbolique avec un (A)utre, en prenant la responsabilité des actes qu’il est amené à poser et qui vont faire événement après coup dans son existence.

  1. Intervention APERTURA 06/06/2018
  2. J. Lacan, Le séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004.
  3. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (1949) », Communication faite au XVIe Congrès international de psychanalyse, à Zurich, le 17 juillet 1949, dans Ecrits, Seuil, 1999 (1966).
  4. R. Magritte, La Trahison des images, 1928–1929, huile sur toile, 59 × 65; musée d’art du comté de Los Angeles, à voir aussi au musée d’art moderne de Bruxelles.
  5. J.-M. Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Toulouse, Arcanes-érès, 2017, p.62-68.
  6. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique (1949) », Écrits, op. cit.
  7. S. Thieber, L’image et le double. et L’identification spéculaire.
  8. C. Melman, Les Paranoïas, érès, coll. « Poche-Psychanalyse », 2014.
  9. J. Lacan, Le Séminaire, Livre II (1954-1955), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris, Le Seuil, 1978, p. 30.

Lecture et présentation de « L’inconscient pour quoi faire ? » de Jean-Richard Freymann

 

L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Editions Arcanes-érès, 2018.

Voici un livre qui pourrait bien en appeler d’autres. Jean-Richard Freymann a bien choisi son titre : L’inconscient c’est pour quoi faire ?, en ajoutant en sous- titre « Introduction à la clinique psychanalytique ». Après l’avoir reposé, lecture faite, j’ai eu envie de prendre l’auteur au mot et de lui demander de poursuivre.

Voilà en effet un petit ouvrage qui vient nous rappeler que la clinique est lecture, qu’elle se fait dans l’interlocution avec un autre et qu’elle nécessite un rapport au savoir qui dépasse de loin toute application technique d’un canevas de signes du type QCM. « Clinique psychanalytique », dit l’auteur. J’ajouterais encore plus directement : « psychiatrie lacanienne » car, en effet, en reprenant les écrits freudiens, en continuant l’élaboration de ses concepts, Lacan a poursuivi la recherche en psychanalyse, mais n’a jamais renié ses références psychiatriques, mais au contraire, dans ses présentations de malades, il a fait œuvre d’enseignement clinique. Il en était de même avec Lucien Israël à Strasbourg. Marcel Czermak, Jean-Richard Freymann, Michel Patris et d’autres encore, ont continué cette tradition et ont formé des praticiens qui continuent de garder les repères de la lecture clinique classique qui donne une place à la question du sujet et du transfert. Ce livre en témoigne.

Jean-Richard Freymann a pris soin de confronter cette lecture avec ce que propose le dernier DSM. Car, hélas, comme le fait remarquer très justement, mais un peu tard, Allan Frances1, qui n’est pas étranger à la dérive de la classification américaine actuelle, avec le DSM V, on se découvre en un quart d’heure affecté d’un nombre invraisemblable de troubles grâce à ce petit trésor de signes pathologiques, alors qu’on se croyait à peu près « normal » jusqu’alors. Parce que c’est de norme qu’il s’agit dans la psychiatrie actuelle, d’un traitement social ou médicamenteux de ce qui la trouble de loin ou de près. Non seulement de norme, mais également de « gestion ». Toute la santé a été revisitée avec les critères de la gestion d’entreprise, transformant les offres de soin en offres de service, et les patients, en usagers. Inutile de faire remarquer qu’ainsi, le temps pour comprendre, le temps pour faire advenir du sujet, est comptabilisé. Après tout, pourquoi la santé ne rapporterait-elle pas des profits ?

Nous avons besoin que la lecture d’une clinique digne de ce nom soit poursuivie et qu’on continue à y faire une place à la psychanalyse comme outil de repérage efficient. Jean- Richard Freymann le fait et je voudrais le prendre au mot pour exprimer le vœu que cela ne soit qu’une introduction avec les indications des différents chapitres d’un véritable manuel, à mettre entre les mains de tout clinicien, psychiatre, psychologue, infirmier et autres professions paramédicales concernées par le travail dans le domaine de la santé mentale. Georges Lantéri-Laura, en son temps, avait souligné qu’avec les deux derniers DSM, nous changions de paradigme en psychiatrie, tout en précisant qu’il lui était plus difficile d’en dessiner les contours, puisqu’on se trouvait à l’intérieur de celui-ci2. On est à la fin des années 90 lorsque Georges Lantéri-Laura écrit son ouvrage. Depuis 20 ans, les choses se sont précisées. Avec les deux derniers DSM, on est entré résolument dans l’ère des théories physico-chimique et mécanistique (neuronale) des conduites3. La réponse est à la mesure : médicamenteuse, cognitiviste, comportementale, selon. La pratique psychiatrique y a perdu sa pertinence, pour ne pas dire, son âme. Dans son remarquable ouvrage, Georges Lantéri- Laura rappelle que pendant deux siècles, la médecine a tenté d’élaborer un modèle de lecture des signes permettant par leur corrélation et une lecture différentielle d’avec d’autres signes, de nommer, classifier et diagnostiquer, les signes, les symptômes, les syndromes, et enfin, la, les maladies mentales. Les derniers DSM ont mis fin à ce travail extrêmement méticuleux pour ordonner l’ensemble du spectre de la maladie mentale en des milliers de signes. Michel Patris les appelle des « critères confettis »4. C’est bien vu. Ce qui en résulte est le traitement social. Exit la psychiatrie au bénéfice de la chimiatrie. La psychothérapie, c’est bien trop long, pas rentable, pour ne pas dire, ringard. Troubles aujourd’hui, humeurs du temps des Grecs et possession démoniaque au Moyen Age. Nous avons pu suivre l’histoire de la maladie mentale en miroir avec l’esprit d’une époque. Il est alors inquiétant de voir qu’à notre époque, la notion de sujet disparaisse et qu’à sa place vienne le dénominateur le plus petit : l’homme réduit à son cerveau, ses synapses. L’homme machine, concurrencé par l’ordinateur et les algorithmes. Une lecture simpliste qui n’a d’égal que l’amollissement de la pensée. Les vrais malades mentaux, comme le constate Allan Frances, sont terriblement négligés5. Bon, il n’y est pas pour rien !

S’agit-il de fabriquer des patients par millions avec des diagnostics clés en mains permettant aux laboratoires pharmaceutiques de se « pourlécher les babines », comme le dénonce, un peu évidemment, Allan Frances6 ou s’agit-il d’écouter un sujet particulier souffrant de symptômes dont il s’agit de tenir compte dans une prise en charge lui permettant de vivre avec ses difficultés, avec un accompagnement approprié ? Jean-Richard Freymann le souligne : à force de répondre à la demande, on fabrique une obturation, « une névrose dépassée » selon les mots de Lucien Israël7. Internet faisant le reste, tout un chacun peut maintenant se procurer son diagnostic, ready made. On se passerait presque du psychiatre.

Le livre de Jean-Richard Freymann nous rafraîchit la mémoire, en tout cas pour ceux qui ont encore eu la chance d’avoir été formés par des cliniciens rompus au véritable travail clinique. Les grandes catégories structurales de la névrose et de la psychose retrouvent leur place dans cet ouvrage, et avec elles les possibles repérages de leur particularité. Il nous rappelle les grands entités nosographiques qui ont marqué l’histoire de la psychiatrie et de la psychanalyse, reprenant tour à tour, l’hystérie, grâce à laquelle Freud a découvert la psychanalyse, la paranoïa, entité clé de la recherche lacanienne, la schizophrénie, dont la description minutieuse a donné lieu à un ouvrage magistral sous la plume d’Eugen Bleuler que presque personne ne lit aujourd’hui. 600 pages, c’est bien trop long ! Une place très intéressante est donnée, dans un chapitre rédigé par Michel Patris, à la notion de limite, les personnalités « border-line », issue de courants, dérivés au sens propre et au sens figuré, de la psychanalyse, faisant leur le fourre-tout de la difficulté dite « narcissique » si incommode à cerner.

En premier lieu, bien entendu, vient l’hystérie. Jean-Richard Freymann rétablit le lien avec les premiers travaux de Freud. L’hystérie, empêcheuse de tourner en rond, si flamboyante du temps de Freud, a été bannie des tablettes du DSM V pour être émiettée en des tas de troubles plus ou moins disruptifs ou bipolaires, d’angoisse, somatiques, et cætera. Il est vrai que cela correspond mieux aux molécules récentes. Mais avec le bannissement de l’hystérie, le « pas de côté » les « pas-de-sens » que Lacan développe longuement dans le séminaire V et le pas-sans8 ont disparu. Pour autant, peut-on dire que l’hystérie a disparu ? Jean-Richard Freymann souligne la fermeture aux symptômes de l’hystérie, à l’heure actuelle, qui pourtant continue d’exister, mais plus comme phénoménologiquement déjà-là. Il s’agit de la provoquer dans le travail thérapeutique pour recréer l’écart qui permet seulement de l’aborder9. La psychanalyse a son mot à dire, si on voulait bien lui accorder un autre statut que celui d’un langage hermétique à usage de quelques initiés… qui d’ailleurs sont largement fautifs dans le discrédit dont elle souffre à l’heure actuelle. Elle pourrait relever la place particulière réservée au désir à l’époque actuelle, à la réduction du temps pour faire advenir, à l’immédiateté et à la surenchère de la demande, au comblement du manque par l’objet fétichisé. Pas de doute, le désir de « la belle bouchère » est d’un autre siècle. Jean-Richard Freymann rappelle la notion de « névrose dépassée » utilisée par Lucien Israël pour caractériser le résultat d’une demande systématiquement obturée10.

Et la phobie alors ? Là encore, Jean-Richard Freymann nous rappelle les travaux fondateurs de Freud, tournant autour de la question œdipienne, leur reprise par Lacan pour introduire l’enjeu de l’objet. Étant donné le sort réservé à la frustration à l’heure actuelle, pas étonnant que, notamment chez les enfants, comme par hasard, les phobies de toutes sortes flambent. Soignée obsessionnellement par conditionnement à l’heure actuelle, elle reste la voie royale pourtant à la question de l’angoisse. Encore faut-il, là encore, admettre que la psychanalyse ait quelques biscuits dans sa poche en la matière.

Et la névrose obsessionnelle alors ? Jean-Richard Freymann nous rappelle qu’elle est loin de se réduire aux TOCs et qu’en faisant des exercices, on ne fait guère plus que chasser un clou avec un autre. On reste dans la substitution. Oui, pourquoi pas, à condition que le malade en question ait le temps de déplier en parole ce que cela lui fait de devoir mettre en place un contre-feu. Que la névrose obsessionnelle ait un rapport avec l’histoire d’un sujet est passé sous silence et étouffé. Se prendre le temps d’écouter permettrait pourtant au patient de parler des craintes liées aux rituels propitiatoires et, au passage, au praticien, de faire le différentiel avec une psychose avérée. Oui, en fait, cela permettrait de repérer ce qui dans l’obsession n’est pas « médiation sexuelle, mais médiation avec la mort elle-même »11.

Et la paranoïa ? Disparue du DSM. Enfin, réduite à une demi-page dans la rubrique des troubles de la personnalité. Oublié Schreber, oublié le cas Aimée de la thèse de Lacan. À croire que la paranoïa pullule tellement dans notre société et dans les différentes sphères de pouvoir en particulier, qu’on ne la voit même plus. On s’y habitue. Oublié le travail de reprise que faisait Lacan de la situation de projection dont parle Freud et dans laquelle sujet et autre se trouvent être interchangeables dans une réciprocité interprétative. Jean-Richard Freymann nous en rafraîchit la mémoire dans « les déclinaisons de l’Amour ».

Un chapitre est consacré à la schizophrénie. En effet, le DSM l’a maintenue, la traitant dans une dimension de spectre, comme il le fait pour l’autisme. Jean-Richard Freymann nous rappelle le travail remarquable de Bleuler qui, loin d’être un catalogue des signes, est une tentative unique d’ordonner ce qui, dans le discours constitué du malade, relève du trouble de l’articulation de la pensée, et qui ne se résume de loin pas à la bizarrerie que retient le DSM12. L’auteur nous rappelle aussi la grande différence qu’il y a entre les troubles schizophréniques, qui affectent les processus primaires, et la névrose, qui affecte les processus secondaires13. Combien d’entre les jeunes internes en psychiatrie, combien d’étudiants en psychologie, lisent encore ces ouvrages nés il y a un siècle ? N’oublions pas que Bleuler et Freud correspondaient ensemble à l’époque, et que leurs élaborations respectives se faisaient en parallèle. Le premier avait à sa disposition un champ d’observation de la pathologie mentale que le contexte politique de l’époque interdisait au second. Lacan, pour sa part, rechignait à utiliser le terme de schizophrénie. Ses héritiers en font autant, pour souligner davantage la richesse de la symptomatologie psychotique qui est loin d’avoir été épuisée.

Un chapitre entier est consacré à la question de l’état-limite, la « borderline » et nous rappelle, que cette notion est née outre-Atlantique dans un contexte résolument critique par rapport aux limites de la cure analytique classique. Sous la plume de Michel Patris, nous revisitons le remaniement de la théorie psychanalytique au bénéfice de troubles narcissiques de toute sorte, permettant d’y masquer la vraie question de l’instabilité de toute nosographie, susceptible toujours d’être révisée. Pour sûr, dans le concert des « développements personnels » et autres « coachings », ce mirage fourre-tout des petits et grands soucis narcissiques ressemble plus au bestiaire de Prévert qu’à une véritable nosographie14. Il souligne combien ces dénominations actuelles, et les effets qu’elles produisent, sont une sorte de mirage niant notre intolérance à ce qui vient, justement, déborder notre névrose ordinaire15. J’ajouterais volontiers que l’« état limite » est surtout notre propre limite de praticiens à différencier les structures dans certaines manifestations complexes.

Tous ces chapitres se suivent dans une logique de démonstration. Les entités nosographiques continuent de nourrir la réflexion clinique et permettent un repérage des articulations dialectiques entre le désir du sujet, le désir de l’Autre, le désir du désir de l’Autre, le transfert. Une simple lecture, ou collecte, des signes n’a encore jamais fait effet thérapeutique. Quelle logique permet alors qu’« autre chose » puisse se faire jour dans le travail avec un sujet ? Les derniers chapitres tentent de montrer quelle place occupe la répétition névrotique, à opposer à la question de l’automatisme mental dans la psychose. Jean-Richard Freymann rappelle l’importance de la question du délire versus le fantasme, voire leur articulation, dans le déclenchement des psychoses. Il reprend la formule saisissante de Marcel Czermak, disant que le moment fécond dans la genèse de la bouffée délirante est le moment où le sujet rencontre, dans le réel, un élément de son fantasme16.

Ce livre est une mine. Plutôt, ce livre annonce une mine d’éléments que tout clinicien devrait travailler avant même de s’autoriser à une quelconque pratique. Annoncer une mine est un défi que je souhaiterais lancer à l’auteur : qu’il continue, en dépliant un à un ces éléments d’expression de la structure, chacun nourri par des exemples cliniques qui doivent servir d’enseignement, pour permettre aux jeunes praticiens de se familiariser avec un outil de lecture efficient. Oui, la psychiatrie lacanienne existe et elle a besoin d’un manuel digne de ce nom !

 

 

1 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? Le normal et le pathologique, Odile Jacob, 2013, p.22.

2 G. Lantéri-Laura, Essai sur les Paradigmes de la Psychiatrie Moderne, éditions du Temps, 1998, p.212.

3 J.P. Lebrun, M. Crommelinck, Un cerveau Pensant : entre plasticité et stabilité, psychanalyse et neuro- sciences, érès, coll. « Humus entretiens », 2017, p.14.

4 J.-R. Freymann, L’inconscient pour quoi faire ? Introduction à la clinique psychanalytique, Arcanes-érès, 2018, (ici, Michel Patris, p.78).

5 A. Frances, Sommes-nous tous des malades mentaux ? op. cit., p.20.

6 Ibid., p.18.

7 J.R. Freymann, op. cit., p.25.

8 Ibid., p.25.

9 Ibid., p.19.

10 Ibid., p.25.

11 Ibid., p.51.

12 Ibid., p.64.

13 Ibid., p.69.

14 Ibid., ici Michel Patris, p.78.

15 Ibid., p.83.

16 Ibid., p.110.

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