Dans le cadre du séminaire « Apports de Lacan au champ psychanalytique », animé par Martine Chessari autour de la lecture de : Le Séminaire, Livre XXIII, Le Sinthome.
1. Le sinthome, leçons des 9 et 16 mars 1976
« Ce qui est important, c’est le réel1. » La manipulation de la chaîne borroméenne à trois ronds amène Lacan à modifier l’agencement RSI privilégié jusque-là et selon lequel le sens provient de la rencontre, de la copulation entre le symbolique et l’imaginaire. Or le changement d’orientation du rond bleu (celui du réel) produit à lui seul la disjonction en deux nœuds différents, alors que la seule permutation de couleur des ronds S et I ne révèle pas de différence nouvelle, pas de sens nouveau. Le réel serait-il pourvoyeur de sens ?
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De la chaîne à trois ronds, nous avons déjà vu comment glisser au nœud de trèfle à trois couleurs par épissure, par mise en continuité des trois consistances R, S et I (la psychose).
Mais, sans la modifier, il est possible de la représenter « dans l’espace », sous forme d’une pseudo-sphère armillaire (p.109). Une éversion (retournement de l’intérieur vers l’extérieur) de la pseudo-sphère armillaire devient alors imaginable et laisse deviner qu’au résultat, c’est le rond vert qui passe dans le bleu, et le bleu dans le rouge. La possibilité d’un tel retournement (qui existe aussi pour une « vraie sphère ») montre que le rond ne symbolise pas l’idée de tout, que dans un cercle il y a un trou mettant en relation son intérieur et son extérieur et donc qu’il ne peut pas contenir ni retenir un objet (contrairement à ce que suggère sa représentation « fermée » en géométrie euclidienne). Antiochius n’est retenu dans le cercle que par la parole de Popilius !
Au passage, le rappel de « la femme [qui] n’est pas toute. Cela veut dire que les femmes ne constituent qu’un ensemble2 » se renforce de la distinction, en mathématique, entre :
- des objets ou éléments rassemblés – mais non contenus – par un ovale symbolisant l’ensemble (ici l’ensemble des femmes, dont aucune ne peut être LA femme, représentante de toutes les autres) et
- des objets liés par une relation de similitude ou d’équivalence, par exemple « ceux qui n’échappent en rien à la fonction phallique ». Ils sont équivalents au regard de ce critère et forment une classe d’équivalence, condition beaucoup plus forte que celle d’appartenance à un même ensemble ; chaque élément de la classe peut représenter et désigner tous les autres sous son appellation générique de L’homme ou de Le masculin.
Car un ensemble n’est défini QUE par la liste des éléments qu’il contient alors qu’une classe d’équivalence unit des éléments d’un ensemble qui, de surcroît, remplissent une même condition.
Toujours à l’affût de traces des relations structurales, Lacan nous livre une piste de réflexion : si c’est bien l’ensemble des femmes qui a engendré lalangue, lalangue se caractérisant par les équivoques qui y sont possibles, « on peut s’interroger sur ce qui a pu guider un sexe sur les deux vers ce que j’appellerai la prothèse de l’équivoque, et qui fait qu’un ensemble de femmes a engendré dans chaque cas lalangue3. »
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Retour au borroméen avec une nouvelle contribution des mathématiciens Soury et Thomé ; leur précédente découverte, trop aisée, du nœud borroméen de quatre nœuds à trois vainement recherché par Lacan pendant près deux mois, avait déjà provoqué chez ce dernier un trouble et une interrogation alors confiés à ses auditeurs : quelle est la nature de la résistance qui l’a empêché ? 4
Ils découvrent maintenant la duplicité de la chaîne borroméenne à trois, révélée par la colorisation en couleurs distinctes et l’orientation des trois ronds. Cette fois la résistance envoie le maître dans l’intuition erronée que les couleurs y suffisent : « J’en ai été affecté à un point qu’on peut difficilement imaginer5. » Cette erreur, Lacan l’origine dans la résistance du réel au more geometrico, rappelant ainsi que la géométrie euclidienne est incapable de saisir le réel et que, au contraire, la topologie des chaînes et nœuds y permet un progrès : « Une autre géométrie est à fonder sur la chaîne. »
De cette blessure il sort néanmoins un enrichissement de la proposition Soury-Thomé, par la démonstration :
- que deux ronds colorés et le troisième orienté suffisent au clivage de la chaîne à trois,
- que l’effet de sens ne provient pas des deux couleurs (du visible), mais de l’orientation du troisième (de l’invisible) : « Quel est le rapport du sens à ce qui s’écrit ici comme orientation ?6 »
La différence de couleur dans le couple de ronds colorés ne fait pas sens, peut-être pas plus ni moins que ne le fait la distinction des sexes mâle et femelle chez le parlêtre. « La notion de couple coloré est là pour suggérer que, dans le sexe, il n’y a rien de plus que, dirai-je, l’être de la couleur, ce qui suggère en soi qu’il peut y avoir femme couleur d’homme, ou homme couleur de femme ». La couleur et le sexe ressortissent de l’imaginaire, qui se trouve là trompeur, fallacieux ; reste à voir d’où provient l’orientation.
Pour conclure la leçon du 9 mars 1976, Lacan va serrer un peu plus la chaîne borroméenne à trois ronds : son essence repose sur la vérification (la transformation en vrai, en réel) du faux-trou, ce que fait la droite – équivalent du troisième rond – en passant dans le faux-trou pour l’empêcher de se défaire.
« C’est en effet le phallus qui a le rôle de vérifier du faux-trou qu’il est réel… Le seul réel qui vérifie quoi que ce soit, c’est le phallus, en tant qu’il est le support de la fonction du signifiant…[qui] crée tout signifié. »
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« Bien sûr, moi aussi j’ai rêvé de cette façon aisée de présenter Joyce7 » à laquelle personne n’est parvenu, pas même Jacques Aubert ! Nous avons déjà vu comment un quatrième rond (nommé sinthome par Lacan) accroché au rond symbolique à la façon faux- trou « permet au nœud à trois [défait… de se conserver dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois8 ».
Appliquée sur le nœud de trèfle (psychotique), la correction par un rond additionnel faite à l’endroit même de l’erreur est non seulement sinthome au sens donné plus haut, mais en plus sexe-sinthome, car dans ce cas « il n’y a pas équivalence sexuelle, c’est-à-dire il y a rapport… Là où il y a rapport, c’est dans la mesure où il y a sinthome, c’est-à-dire où l’autre sexe est supporté du sinthome9 ».
L’orientation provient du réel (ce que suggère par exemple l’existence d’un zéro absolu en température : de ce froid extrême il n’est possible d’évoluer que vers le moins froid), mais l’orientation n’est pas un sens parce que sa présence empêche que la permutation des couleurs, l’imaginaire donc, produise du sens c’est-à-dire qu’elle « exclut le seul fait de la copulation du symbolique et de l’imaginaire en quoi consiste le sens. La psychanalyse [que Lacan tente] d’instituer comme discours,… n’est rien de plus que court- circuit passant par le sens… de la copulation du langage [le symbolique… avec notre propre corps [le réel]. »
Cela nécessite de « se briser à un nouvel imaginaire instaurant le sens ».
Ce réel lacanien se présente toujours comme un bout, un trognon dit-il, autour duquel la pensée brode, mais qui n’est relié à rien. C’est donc par ses effets sur les esprits humains que se manifeste que l’un d’entre eux (par exemple Newton ou, dans un autre domaine, Kant, ou plus tard encore, Freud et Lacan) a trouvé, touché un bout de réel, faisant événement dans « cette histoire incroyable qui est l’esprit humain ».
Depuis la découverte de l’inconscient par Freud, nous savons que nous ne pouvons nous reconnaître dans ce qu’on est, qu’on se reconnaît seulement dans ce qu’on a. Comme le parlêtre est de l’ordre de la copulation (entre langage et corps), que son être est de l’ordre de la copulation, le verbe être lui-même héberge la copulation, assure la copulation, est devenu copule. De cet infléchissement vers la copule, tout le langage se révèle à lui-même sa nature de vessie prise pour une lanterne.
Aussi, en psychanalyse « il faut en passer par cette ordure décidée [qu’il est, l’homme] pour, peut-être, retrouver quelque chose qui soit de l’ordre du réel10 ».
« Retrouver » au sens de : parce que de tourner en rond, on est déjà passé par là ; ce n’est donc pas un progrès !
Car il n’y a de progrès que marqué de la mort ; le Trieb freudien, aussi bien nommé tendance, dérive vers la mort, dont le mouvement ne saurait constituer un espoir d’atteindre ou de penser le réel, puisque cet impensable du réel, c’est la mort dont c’est le fondement du réel qu’elle ne puise être pensée. Finnegans wake, l’œuvre ultime de Joyce (17 ans de « work in progress », de quoi occuper les universitaires pendant plusieurs siècles souhaite-t-il) par laquelle il se donne à ses « lecteurs », se situe dans une tendance, une progression dans son art, visible dès Le portrait de l’artiste en jeune homme : un écrit de plus en plus morcelé, brisé, équivoque – démantibulé a dit Lacan – qui peut être la marque d’un certain rapport à la parole qui lui est de plus en plus imposé.
Stephen Dedalus, le personnage autobiographique de Portrait de l’artiste en jeune homme se constitue un thésaurus de mots (son trésor, le lieu de l’Autre) pour « les délivrer une fois pour toutes », lit les dictionnaires pour recenser les interconnections, les dérivations et les diffractions infinies du sens qui détruisent le sens, avec « cette étrange prétention à être l’agent de son propre langage plutôt que de le recevoir de l’Autre 11».
Et Joyce conclut : « Je pars, pour la millionième fois, rencontrer la réalité de l’expérience et façonner dans la forge de mon âme la conscience incréée de ma race12. »
Peut-on dire que Joyce s’est créé artificiellement, artistiquement, sa propre lalangue en remplacement de lalangue maternelle, et que cela le rend inanalysable ? Que, Finnegans wake, ce rêve sans rêveur, évocation par son titre d’une chanson populaire irlandaise rapportant le réveil de Finnegan au cours de sa propre veillée funèbre, doit (re)donner vie à Joyce, le ressusciter au lien social, lui faire un nom, une postérité ?
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L’actualité des premières projections du film japonais L’empire des sens (traduction plus littérale : La corrida de l’amour !) donnent à Lacan l’occasion de revenir sur la castration, le fantasme et le grand phi, Φ. « L’érotisme féminin semble y être porté à son extrême, et cet extrême est le fantasme, ni plus ni moins, de tuer l’homme13. » La castration post-mortem désigne Φ comme « phonction de phonation qui se trouve être substitutive du mâle » : La mort clinique ne suffit pas, le mâle continue à être par Φ, le signifiant qui est en même temps le signifié or, « s’il y a une barre que n’importe quelle femme sait sauter,… c’est la barre entre signifiant et signifié ».
Mais, rappelle Lacan, la barre du A dans S(A) a un tout autre sens : elle exprime la jouissance phallique, entre symbolique et réel, accessible au parlêtre par copulation entre le langage et le corps, jouissance impossible pour le grand Autre car il n’y a pas d’Autre de [pour] l’Autre, pas de langage sur le langage (pas de métalangage). Donc rien ne garantit le langage, ce qui est insupportable pour les humains : « La toute nécessité de l’espèce humaine était qu’il y ait un Autre de l’Autre. C’est celui-là qu’on appelle généralement Dieu, mais dont l’analyse dévoile que c’est tout simplement LA femme 14. »
En conclusion de cette leçon, Lacan redit son vœu de pouvoir un jour, par l’effet de son discours psychanalytique, toucher, livrer un bout de réel, de hors-sens, de folisophie…
1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 107.
2 Ibid., p. 110.
3 Ibid., p. 117.
4 Ibid., p. 46.
5 p. 113.
6 p. 116.
7 Ibid., p. 120.
8 p. 94.
9 p. 101.
10 p. 124.
11 Colette Soler, Lacan, lecteur de Joyce, Paris, Puf, 2015, p. 109.
12 James Joyce (1914), Portrait de l’artiste en jeune homme, Gallimard, coll. « Folio », trad. 1943, 1992, p. 362.
13 Jacques Lacan, Le sinthome, op. cit., p. 126.
14 Ibid., p. 128
2. Le sinthome, leçon du 13 avril 1976
« J’ai inventé ce qui s’écrit comme le réel… je l’ai écrit sous la forme du nœud borroméen… Le réel, ça consiste à appeler un des trois [ronds] réel1… Le sens, c’est l’Autre du réel. »
Au cours de la leçon du 13 avril 1976, Lacan continue le ré-agencement des trois consistances RSI par une élévation du réel qu’il désigne comme sa réponse symptomatique à la découverte freudienne de l’inconscient.
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La chaîne borroméenne dans le discours lacanien peut être vue à la même place que l’énergétique psychique dans le discours freudien : celle d’une métaphore dont la fonction est de favoriser la réception du discours qui la contient. L’idée d’une énergie psychique, le postulat de la constance énergétique et l’analogie électrique dans son mode de transport sont, à la fin du XIXe siècle, par la thermodynamique et l’électromagnétisme, suffisamment « dans le vent » pour que Freud puisse en faire le socle de sa construction sans avoir à les démontrer (voir Esquisse d’une psychologie) alors que « l’idée d’une constante, par exemple, qui lierait le stimulus à la réponse, est tout à fait insoutenable ».
Le nœud borroméen, métaphore de la chaîne, bénéficie des avancées de la topologie au début du XXe siècle, une branche mathématique qui s’intéresse aux surfaces et aux nœuds. Il soutient ici l’invention lacanienne du réel : « L’effet de chaîne ne se pense pas aisément… Je considère que d’avoir énoncé, sous la forme d’une écriture, le réel en question a la valeur…[d’]un traumatisme2. »
Pour cette nouvelle écriture (en chaîne), Lacan veut forcer à un nouveau type d’idée, « une idée qui ne fleurit pas spontanément du seul fait de ce qui fait sens, c’est-à-dire de l’imaginaire3 » qui relève davantage de la réminiscence que de la remémoration privilégiée par Freud ; pour ce dernier, l’inconscient est entièrement réductible à un savoir, un savoir qui a été parlé, qui a été imprimé, archivé (niedergeschrieben) et qui peut être remémoré en l’état. De plus, Lacan préfère l’enchaînement, le quelque chose qui s’enchaîne, au réseau tressé imaginé par Freud. C’est une forme plus rigoureuse, plus proche de la phrase ou d’une chaîne de signifiants : les ronds y occupent chacun une place précise (importance de l’ordre), sont liés entre eux sans interpénétration et sont tous libérés si un seul d’entre eux se dégage de la chaîne.
Le réel lacanien, « inventé parce que cela s’est imposé à moi4 » n’est pas nécessaire pour l’instance du savoir que Freud rénove sous la forme de l’inconscient freudien. Il n’est pas davantage connexe à la réalité qui est l’effet de la représentation signifiante quand elle fonctionne vraiment : « Le vrai[ment] est dire conforme à la réalité. » Il est seulement ce qui apporte à l’imaginaire et au symbolique l’élément qui peut les faire tenir ensemble.
L’invention symptomatique du réel par Lacan, en réaction à l’invention freudienne de l’inconscient le conduit à la généralisation « invention = sinthome ». « Réduire cette réponse à être symptomatique, c’est aussi réduire toute invention au sinthome. » Plus précisément, le réel inventé par Lacan ne répondrait pas au niveau de l’élucubration de l’inconscient, mais un cran plus bas, à la réalité de l’inconscient, c’est-à- dire à l’effet de cette élucubration qui fonctionne vraiment, qui a enrichi la réalité 5.
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La critique de la nature mémorielle de l’inconscient freudien oblige à répondre par la négative à la question : « A-t-on une mémoire ? » qui revient à savoir si je sais « ce que je dis comme vrai6 ». L’effet de sens tient davantage de la réminiscence, de la re-création que du rappel ou de la réactivation.
De cette opposition, énergétique freudienne versus réel lacanien, nous percevons la bifurcation entre :
– La tentative de fonder une psychanalyse scientifique, en prenant dans la réalité le savoir nécessaire pour fonder une science, par la sélection de ce qui fonctionne vraiment au regard d’un principe admis (ici le principe énergétique) ;
– La recherche d’une autre forme du savoir (psychanalytique), étayée par le réel, organe ou opérateur par lequel imaginaire et symbolique sont noués, et « seule conception qui puisse suppléer à l’énergétique7 » récusée.
Dans la topologie du nœud borroméen, le réel se trouve disjoint du sens (le sens en tant que fruit de la copulation entre l’imaginaire et le symbolique) et donc n’a pas de sens ; mais de par cette position il a aussi un sens, celui d’être disjoint du sens, celui d’avoir pour Autre le sens.
Lacan termine la séance en confirmant la distinction entre l’inconscient et la fonction (de nouage) du réel, car « l’inconscient ne va pas sans référence au corps » et que le réel lacanien n’a, comme l’Autre de l’Autre, aucun ordre d’existence, qu’il « est en suspens ».
1 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 129.
2 p. 130.
3 p. 131.
4 p. 132.
5 p. 139.
6 p. 133.
7 p.135.
3. Le Sinthome, leçon du 11 mai 1976
« Il faut le faire, le nœud [borroméen] pour qu’il devienne appensée car ce nœud porte avec lui qu’il faut l’écrire pour voir comment il fonctionne. »
Autrement dit : c’est en le manipulant (c’est-à-dire en le faisant, ce qui revient à l’écrire) et en s’appuyant sur lui, qu’on en fait un support, un appui à la pensée (« appensée » écrira Lacan au tableau). De façon générale, « une écriture est donc un faire qui donne support à la pensé ». Lacan va conclure le séminaire consacré à James Joyce en faisant du nœud borroméen une nouvelle écriture, appui pour penser une nouvelle philosophie.
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« Le neubo change complètement le sens de l’écriture » en lui donnant une nouvelle autonomie que n’a pas l’écriture graphique résultant de la précipitation des signifiants, l’écriture étant dépouillée par l’orthographe, la grammaire et la logique, d’une partie de l’équivoque que permettent l’homophonie et la modulation de la voix dans la phonation.
Les signifiants, on peut les accrocher à cette nouvelle écriture par le dit, mais pas sans le dit-mension, le « mensionge » du dit (de mentio, au lieu de mentitio, participe passé de mentiri, mentir1). Car ce qui est dit comporte le mensonge.
« Un dit qui n’est pas du tout forcément vrai » qui n’est pas sans un certain manque quand il résulte de la philosophie ; manque auquel Lacan veut suppléer : « Pardonnez à mon infatuation, ce que j’essaie de faire avec mon neubo n’est rien de moins que la première philosophie qui me paraisse se supporter2. »
Le trait unaire (traduction lacanienne de der einzige Zug) lui a déjà donné l’occasion de rapprocher acte d’écriture et acte d’identification (la deuxième identification, dite régressive, de Freud3, celle qui correspond à l’acquisition d’un trait de caractère de l’Autre, d’un insigne seulement).
Le trait, désignant tantôt l’unité graphique tantôt l’unité identitaire, peut être prolongé en une droite infinie pour les besoins de la métaphore borroméenne.
Alors l’acte d’écrivain de Joyce peut être vu en correspondance d’une autre écriture, dans le nœud borroméen cette fois : l’ajout d’une droite (ou d’un cercle) qui en refait la cohésion. Par sa façon d’écrire, par ce qu’il écrit, son œuvre devient l’acte visible restaurateur de son intégrité menacée par le détachement de l’imaginaire. C’est par son œuvre que James Joyce s’est fait le nom qu’il n’a pas reçu de son père ; le sinthome en lieu du Nom-du-Père. C’est le rapport à une fonction d’encadrement visible dans ses écrits qui a mis Lacan sur la piste de la fonction curative de l’écriture chez James Joyce. C’est par là qu’il devine en quoi « l’écriture est essentielle à son ego4 ».
La fonction d’encadrement apparaît sous plusieurs formes :
- tout d’abord, c’est l’image de la ville de Cork qui est encadrée par du liège (cork) : homonymie ;
- mais c’est aussi « chacun des chapitres d’Ulysse [qui] se veut supporté d’un certain mode d’encadrement, qui est appelé dialectique, ou rhétorique, ou théologie » ;
- ou encore ce sont les énigmes placées dans son œuvre, autant d’énonciations qui enveloppent et contiennent des énoncés.
Lacan note que « l’encadrement a toujours un rapport au moins d’homonymie avec ce qu’il est censé raconter comme image », pointant ainsi la relation entre le symbolique et l’imaginaire.
L’imaginaire, c’est aussi et surtout le corps ; Stephen, le personnage autobiographique fait un constat étrange après une de ses mésaventures : acculé contre un grillage de fil de fer barbelé il est battu par ses camarades de collège, puis laissé seul. Sur le chemin du retour « il avait senti qu’une certaine puissance le dépouillait de cette colère subitement tissée, aussi aisément qu’un fruit se dépouille de sa peau tendre et mûre5 ». Le sentiment de détachement, l’absence d’affect, montre d’après Lacan que chez Joyce, « il y a quelque chose qui ne demande qu’à s’en aller, qu’à lâcher comme une pelure6 ».
Mais l’idée de soi comme corps (l’ego) a généralement un poids tel que la manière (trop aisée) de « laisser tomber » le rapport au corps chez Joyce intrigue l’analyste : vécue sans affect, comme une banalité, cette chute de l’image serait révélatrice d’une caractéristique de la structure psychique, représentée par le nouage non-borroméen qui laisse libre le rond de l’imaginaire.
Si nous suivons Lacan, le lapsus calami dans l’écriture du nœud se corrigerait avec un quatrième rond dit ego correcteur (le sinthome pour Joyce) ; l’écriture emboîtée, encadrée, celle de l’écrivain qu’est devenu Joyce, correspondrait à la réparation du nœud borroméen, qui permet de garder ensemble – comme dans un cadre – le rond rebelle de l’imaginaire.
« Le texte de Joyce, c’est fait comme un nœud borroméen7. » Dans le texte, l’équivoque savamment recherchée et magnifiée, minutieusement construite avec les nombreuses énigmes imbriquées, n’aurait pas pour fonction ultime l’expression d’un sens ou la production d’un effet chez le lecteur, mais par la réception de l’œuvre, à créer l’artiste, à permettre la subjectivation. La réparation par le rond dit de l’ego correcteur empêche la divagation de l’imaginaire, mais laisse subsister un autre effet de l’erreur de nouage : l’interpénétration du réel et du symbolique 8. Suivons encore Lacan. La liaison « anormale » entre inconscient et réel produit les épiphanies (apparitions), sortes de petites bouffées de réel, condensées dans le symbolique en paroles ou gestes vulgaires, ou en phrases mémorables « de l’esprit même… ».
Joyce écrit dans le roman autobiographique : « Par épiphanie, il entendait une soudaine manifestation spirituelle se traduisant par la vulgarité de la parole ou du geste ou bien par quelque phrase mémorable de l’esprit même. Il pensait qu’il incombait à l’homme de lettres d’enregistrer ces épiphanies avec un soin extrême, car elles représentent les moments les plus délicats et les plus fugitifs9. »
Pour Elisabeth Roudinesco, « dans la perspective de Lacan, l’épiphanie prenait le nom de sinthome ou encore de « splendeur de l’être ». Joyce était donc désigné par son symptôme devenu sinthome. Autrement dit, son nom se confondait avec cette théorie de l’épiphanie qu’il avait fait sienne et qui consistait à situer la création dans un royaume de l’extase mystique retranché du temps10 ».
1 O. Bloch, W. von Wartburg (1932), Dictionnaire étymologique de la langue française, Puf, 1986, p.402.
2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p.145.
3 S. Freud, GW, XIII, p.117.
4 J. Lacan, Le sinthome, p.147.
5 J. Joyce, Portait de l’artiste en jeune homme, Folio, p.140.
6 J. Lacan, Le sinthome, p.149.
7 J. Lacan, Le sinthome, p.153.
8 Voir fig. p.152 où l’on peut voir les ronds bleu/réel et rouge/symbolique imbriqués.
9 J. Joyce, Portait de l’artiste en jeune homme, p.145.
10 E. Roudinesco, Jacques Lacan Esquisse d’une vie, Paris, Fayard, 1993, p.480.