Conférence de Christian Hoffmann dans le cadre de la formation APERTURA « Modifications des troubles psychiques » du 7 juin 2017.
Je vais parler d’une question que l’on commence seulement à examiner, question que Lacan et bien d’autres avaient commencé à interroger, que l’on pourrait appeler l’universel de la structure.
Pouvons-nous considérer que nous sommes encore aujourd’hui dans un universalisme au sens absolu du terme ?
L’universalisme, dit-on, a été enterré dans les guerres de tranchées de 1914-1918, à savoir l’hégaléianisme qui faisait l’équation entre le réel et le rationnel. L’histoire de 1914- 1918 et sa boucherie ont montré que cette philosophie de l’univers et de la totalité a perdu de son importance.
Lorsqu’est apparu en France le nouveau roman, et les nouveaux romanciers, notamment Albertine Sarrazin, dont il a fait un résumé des deux premiers ouvrages, Kojève, hégélien, maître de Lacan en philosophie, conclut très vite que l’homme d’aujourd’hui (dans les années 1950) n’est plus un homme en uniforme, mais un homme en pyjama.
Progressivement, cette notion d’universel est tombée en désuétude au profit d’une autre notion qui s’oppose logiquement à l’universel, qui est la contingence, ce que Lacan appelle le pas-tout. Avec la notion de pas-tout (notion aujourd’hui galvaudée), Lacan montre qu’il n’y a pas de globalité, pas d’universel, il n’y a que des contingences, c’est-à-dire des rencontres qui sont parfois plus ou moins aléatoires, qui peuvent constituer en politique des groupes de pression ou peuvent constituer, par des regroupements qui ne sont plus des chaînes signifiantes, un potentiel inconscient producteur de symptômes ou producteur d’autres choses. Ce qui voudrait dire que nous serions à même aujourd’hui – quelques publications en font déjà mention – non pas de remettre en question mais d’interroger le dogme lacanien, cette définition de l’inconscient à partir de la linguistique que Lacan répète jusqu’à la fin de son enseignement, tout en y apportant quelques modifications à savoir que « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». Ce dogme vaut-il pour toutes les manifestations de l’inconscient ? Y a-t-il des choses qui y échappent même en y ajoutant l’objet petit a comme reste, les quatre discours ou les cinq discours avec le discours capitaliste ? Ce qui voudrait dire que, sur le plan de la structure, quelque chose serait à même d’échapper, ne serait pas pris de façon universelle dans cette structure langagière de l’inconscient, qui fait modèle ou paradigme pour Lacan.
La pensée de la limite est une des grandes pensées qui traverse le champ philosophique, tous les intellectuels, y compris Foucault, étaient obsédés par cette question. Tradition de la pensée de la limite en philosophie qui pourrait nourrir notre interrogation sur la question de la limite d’un point de vue de l’inconscient. Lacan s’intéressait tout particulièrement, tant au niveau théorique que clinique, à la question de la limite. Il s’intéressait à la limite du phénomène psychique et du symptôme qui envahissaient ses patients.
Jusqu’où quelqu’un délire (nous savons que le délire est partiel) ? Jusqu’où quelqu’un produit-il du symptôme ?
Jusqu’où produit-il « cette pratique de corps et de jouissance » ?
Et jusqu’où la biologie de son temps permettait, et permet maintenant, d’expliquer ce qui nous intéresse dans l’inconscient ?
On comprend bien cette construction sur et autour de la limite. Si vous cherchez le désir, disait Lacan, cherchez la limite, mais ce propos est déjà une extension.
Cependant, il n’y a pas de raison épistémologique d’interroger le dogme lacanien pour essayer d’en éprouver l’existence de limite, que ce soit par le biais de la clinique ou par le biais de la bibliothèque, car le dogme de Lacan, construit sur l’appareil langagier comme système saussurien, ne peut pas s’empêcher de produire du sens hormis lors de quelques déchirures analytiques, de quelques scansions, de quelques ponctuations, de quelques moments où on peut lâcher le sens pour aller explorer le hors-sens qui nous habite. À cet endroit, cela voudrait dire qu’il y aurait dans l’inconscient un réel qui n’entrerait pas dans le maillage de la structure langagière, réel qui se définirait par un hors-sens radical dans l’inconscient, c’est-à-dire un réel qui ne se laisse pas mettre en sens, presqu’un réel qui n’arrive pas à l’énonciation. Cette idée ancienne a été développée par Sol Rabinovitch pour la forclusion, à savoir qu’il y a dans l’inconscient des lettres qui n’arrivent pas à la vocalise, ancienne hypothèse qui sous-tend une pluralité d’approches théoriques de cette notion de réel qui pourrait échapper à ce dogme de « linguisterie » lacanienne. À cet endroit, nous aurons à réfléchir sur l’existence d’un réel hors sens fusse-t-il de l’ordre de la lettre qui n’arrive pas à l’énonciation, qui nous fait penser au refoulement originaire, à l’unbekannt, à ce qui est non reconnu et le restera à tout jamais. La question du refoulement originaire n’apparaît pas dans les études actuelles alors qu’il y a, pour Freud, un inconscient dont une partie résiste à tout jamais à l’arrivée à la connaissance. Quelque chose échappe au maillage du rapport de l’énoncé, de l’énonciation, ce qui ne nous étonne donc pas tant que cela.
Lacan, dans un de ses derniers séminaires, a abordé cette question par un autre biais en parlant d’un « réel forclusif généralisé » que la psychose n’est pas à même de recouvrir. Un réel qui serait forclusif du fait même qu’il n’arrive pas à la symbolisation, qu’il n’arrive pas à ce que Freud disait magnifiquement dans Psychopathologie de la vie quotidienne lorsqu’il parlait des formations de l’inconscient, à savoir qu’il y avait toujours une pointe signifiante des formations de l’inconscient par rapport auxquelles on arrivait à les attraper dans l’analyse, sinon on n’en saurait rien.
Qu’est-ce que ce réel forclusif qui ne déclenche pas forcément une psychose mais fait limite à l’inconscient structuré comme un langage ?
Dans les années 1980, Lucien Israël enseignait – alors qu’on était dans la période du structuralisme – qu’en fonction de la catastrophe qui arrive, on peut, peu importe la structure, puiser dans les trois mécanismes de défense : dans le refoulement, dans le déni, dans la forclusion.
Je prends pour exemple terrifiant, la perte d’un enfant qui convoquerait une réaction psychotisante. Qui pourrait dire quoi que ce soit de l’ordre d’un jugement par rapport à cette réaction ? La réaction dépend bien sûr de chacun, ce sont des choses observables et traitables sans pour autant relever de ce qu’on appelait classiquement des phénomènes élémentaires de la psychose.
Dans cette situation, on peut se poser la question de ce que j’appelle les pathologies de la limite – plutôt qu’états-limites qui, pour moi, est un terme fourre-tout – qui posent la question de l’excès. Y-a-t-il quelque chose en excès ? Cette question rejoint la question posée pour le dogme de Lacan, excès que nous trouvons aussi dans la clinique, mentionné dans les rapports des internes en psychiatrie, chez des personnes qui, par exemple, se scarifient, vont jusqu’à la TS (tentative de suicide), prennent des toxiques etc., et vont diront souvent au petit matin qu’elles n’avaient aucune idée de vouloir mourir, qu’elles voulaient simplement « s’ouvrir » le corps pour que ça sorte et trouver un apaisement : nous avons là un symptôme qui ne suit plus le circuit classique de la pulsion et des fonctions physiologiques du corps.
Je ferai ici une hypothèse qui me paraît intéressante par rapport à cette question du pas-tout de la structure langagière de l’inconscient qui nous permettrait d’avancer dans notre pensée. Hypothèse largement présentée et développée par Moustapha Safouan, qui a été obligé de remarquer, après soixante ans de pratique, qu’aujourd’hui la plupart des patients sont de cette structure. Des patients, me disait-il, ont un tel rapport au langage, qu’ils viennent aujourd’hui en analyse, alors qu’ils ne sont pas en mesure de faire un jeu de mots ou d’entendre une équivoque. Nous sommes dans un monde contemporain qui a considérablement changé où la place du langage s’est déplacée considérablement.
Quelle est l’idée de Moustapha Safouan qui serait à développer ? Un certain nombre de personnes viennent en consultation mais on ne peut pas dire, en fonction de leur subjectivité, que ce soient des cas de forclusion. Il y a de la subjectivité, de la subjectivation où on peut repérer une inscription du Nom-du-Père qui signerait une structure névrotique, il y a donc là un « décrochage ». Lacan parle d’un autre « décrochage » lorsqu’il dit que ce n’est pas parce qu’il y a une inscription et une incorporation du Nom-du-Père ou des noms-du- père, que pour autant la métaphore paternelle fonctionne. Il y aurait une « panne » de la métaphore paternelle, au sens où Joseph Konrad parle d’un bateau en panne, bateau qui serait susceptible d’être relancé mais parfois pas. Autrement dit, chez la même personne, parfois cela fait métaphore et parfois pas. On revient à quelque chose de très classique, en fonction de ce que j’appellerais l’enveloppe symbolique singulière, pour ne pas parler de chaînes signifiantes. En fonction des événements qui viennent en résonnance au signifiant de notre inconscient, soit la métaphore se produit, soit elle peut se mettre en « panne ». Dans ce dernier cas, il y a dysfonctionnement du corps pulsionnel, c’est l’escalade de ces pathologies qui cherchent l’apaisement à tout prix. C’est cette hypothèse qui serait à creuser.
L’autre hypothèse plus classique dont Lacan a parlé très rapidement lors de ses cours, c’est la question de la forclusion partielle. Lacan, disait Marcel Czermak, a parlé très fermement de l’étendue de la forclusion. Ce qui veut dire que l’on pourrait avoir une forclusion qui serait et resterait tout sa vie de la taille d’une tête d’épingle mais pourrait être bien plus vaste, jusqu’au délire monstrueux. Je l’illustre par un exemple. Un patient a eu une hallucination toute sa vie, toujours la même. Lorsqu’il se rendait à son travail, il passait devant la station « Ménilmontant » où il avait une hallucination, une perplexité psychotique, qui durait quelques minutes. Puis il repartait travailler. C’était minimaliste, cela ne l’a pas empêché de vivre dans une réalité psychique, parfois d’une façon assez classique.
Dès le séminaire sur le sinthome, Lacan commence à engager une discussion intéressante sur la question de la topologie, discussion qu’il ne poursuit pas. On entend bien qu’il remet en cause la structure qu’il oppose à la forme, au sens philosophie de la forme. Par exemple, vous prenez un ballon et vous en faites un tore, vous obtenez une nouvelle forme qui reste, comme dit Lacan, prédéterminée par la structure.
Pour parler de l’appareil psychique, il y a deux termes, la forme et la structure – il y a ici une dialectisation – mais la forme reste déterminée par la structure. À ce moment, Lacan maintient la structure, position qui changera quelque peu par la suite. Cette question, comme la question de la limite, n’est pas une invention de Lacan, qui était de bonne facture philosophique. Nous oublions souvent qu’une conceptualisation de la limite trouve sa tradition dans la philosophie jusque chez Platon dans le Timée1, à savoir qu’il y a un couple – nous ne faisons pas assez fonctionner le couple pour sortir une quintessence de la question de la limite. Les philosophes travaillent toujours sur le couple limite-illimité. Freud travaille aussi sur la question de l’illimité avec le sentiment océanique, le malaise dans la culture. Il y a de l’illimité chez Freud de même que le terme « illimité ». Faire fonctionner le couple limite-illimité en en faisant sa généalogie au sens foucaldien est quelque chose qui pourrait beaucoup nous servir. Freud a une conception de la limite. Que dit Freud quand il reprend et synthétise les deux textes, le texte sur la dénégation2, commenté par Hippolyte, et le texte sur Malaise de la culture3 ? Au niveau clinique, « se constitue, dit Freud, la seule limite dans l’appareil psychique entre le monde extérieur et le corps propre », c’est-à-dire le narcissisme. Dans le même temps, cette bipartition, du fait de la perte d’un objet, réduit le narcissisme qui passe du lust-ich à real-ich et introduit le principe de réalité.
Pour résumer ce paradigme : l’objet petit a, le placenta (pour certains analystes), le sein etc., est vécu comme une partie qui a d’abord fait partie du corps propre, objet que nous avons perdu par la suite, ce qui fait que, contrairement aux psychoses, nous ne l’avons pas dans la poche. Sur la base de cette perte fondamentale, Freud formule la castration en ces termes : entre l’objet cherché, parce que perdu comme le sein, et l’objet trouvé, ce n’est pas ça. Formulation que Lacan reprend dans Encore4 en ces termes : la fonction phallique est entre la jouissance cherchée parce que perdue et la jouissance trouvée, ce n’est pas ça, (et ajoute) et ça laisse à désirer, autrement dit il y a du manque dans la théorie de sa jouissance.
Hippolyte, grand philosophe et ami de Lacan, met ceci en exergue : c’est au moment où se fait cette séparation et l’institution de la limite dans l’appareil psychique sur un fond de perte que se constitue l’acte de juger entre l’objet perdu, à chercher, et l’objet trouvé. Nous avons un paradigme de la cognition psychanalytique chez Freud, ce qui est extraordinaire, les cognitifs courent encore aujourd’hui après l’affect.
Lorsque je parle de pathologie de la limite, on voit bien que si on se pose des questions sur ce qui pourrait échapper à la structure et qui ferait qu’il y a un brouillage de la structure qui fait qu’on n’arrive pas à se repérer cliniquement, je dirais qu’il faut, comme on le dit souvent, interroger les patients sur l’expérience de la perte, notamment de la perte dans la névrose infantile.
Discussion
Jean-Richard Freymann : Tu amènes une diversité d’approches de la clinique – la question du signifiant qui représente le sujet pour un autre signifiant, la question du hors- sens, du réel forclusif, la question de l’excès et de la perte – qui permettent non seulement de comprendre que dans les analyses nous avons accès à ces différentes approches qui permettent d’écouter les personnes, à l’endroit où quelque chose n’est pas tout à fait collé, c’est-à-dire à l’endroit où quelque chose fait écart, mais aussi de comprendre les avancées dans notre rapport à la théorisation.
J’ajouterais la question du symptôme et du sinthome où Lacan laisse en suspens la topologie. Ce qui est demandé du côté de l’analyste ou de celui/celle qui est en formation analytique, ce n’est pas seulement la Durcharbeitung, la perlaboration, mais d’être dans un
« travail culturel » qui lui permet d’avoir un autre regard sur ce qui se passe dans le discours ambiant, pour avoir cet écart par rapport à ce qui est dit.
Dans ton exposé, tu décris les différentes manifestations cliniques possibles du clivage du sujet ou de la Ichspaltung ou du clivage du moi. À partir du moment où on a un primat du clivage, est-ce qu’on va arriver à être du côté du hors-sens ? Du côté du sens ? Est- ce des effets métaphoriques ? On est obligé de revenir aux bases culturelles, celles du structuralisme, de la linguistique.
Une épure se fait qui montre non seulement le travail théorique mais aussi le travail dans l’universitas. Comment se confronter au discours universel actuel autrement que par l’université où il faut aussi continuer à lutter. C’est à cet endroit que l’on voit que les quatre discours ne peuvent être pertinents que si on est dans un climat de lutte.
CH : Nous oublions parfois une chose importante. Lorsqu’un scientifique est dépêché sur un lieu de catastrophe comme celui de Fukushima, il intègre dans ses mesures de laboratoire 10% d’incertitude. Serions-nous les seuls à ne pas intégrer une incertitude ? On se fait quelques illusions sur le réel en science, autrement dit le symbolique ne recouvre en rien l’ensemble du réel tel qu’il est produit par la science.
JRF : Lacan l’a dit dès le premier jour, la question est que l’on ne peut pas l’entendre.
CH : On en fait une idéologique.
Remarque à propos du fait qu’il n’y a pas de globalité en mathématique, il n’existe pas un ensemble de tous les ensembles. Pour les physiciens, le réel est à jamais voilé, il y a donc non seulement de l’inconnu mais il y a de l’inconnaissable.
JRF : Il faut aussi arrêter de dire que c’est de la théorie. Ce que tu as dit n’est pas de la théorie, nous y avons accès pour peu qu’il y ait des cures qui aillent suffisamment loin. On peut effectivement passer du monde du sens au monde du non-sens, on peut tomber sur le fait que, dans la cure, il y ait des mécanismes autres que le refoulement, des moments délirants, qu’à certains moments on a du mal à reprendre sa pensée pour lui trouver une sorte de cohérence. Nous savons tellement peu de choses.
CH : Et puis, on ose peu de choses.
JRF : À propos de l’excès, C. Melmann et d’autres ont raison quant à ce qu’il advient de la question par rapport à la jouissance. Comment quelqu’un qui a eu accès à la question de la castration ou des castrations va-t-il se repérer par rapport à la question de la satisfaction des pulsions et par rapport à la question de la jouissance ? Jusqu’à quel point va-t-il supporter de laisser cette question ouverte ? C’est la question de la jouissance actuelle, celle des produits toxiques. Qu’avons-nous à proposer aux personnes lorsqu’elles prennent des drogues ? Nous avons à proposer différents niveaux de la parole, nous n’avons pas à être seulement au niveau d’une parole énonciative, nous avons à inventer différents modes du rapport à la parole qui sont encore inédits, qui peuvent avoir des effets considérables.
1 Platon, Timée, Œuvres complètes, Flammarion, 2008.
2 S. Freud (1925), « La négation » « Die Verneinung », dans Résultats, Idées, Problèmes II, Paris, Puf, 1985.
3 Sigmund Freud (1929), Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1e édition 1971.
4 J. Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », Paris, 1999.