Heurs et malheurs de la clinique infantile – Journal français de psychiatrie n° 44

 Dossier coordonné par Eva-Marie GOLDER

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La difficulté de nous représenter l’espace existentiel du tout-petit nous fait facilement emprunter des termes au champ sémantique des ténèbres. En revanche, pour expliquer le processus qui amène l’enfant à l’entendement et à la communication, le recours au champ sémantique de l’affectivité prédomine. Le nourrisson devenant petit enfant rend la tâche un peu plus aisée mais ne résout toujours pas la question fondamentale : comment la structure et le langage s’emparent-ils du sujet infans ?

Françoise Dolto et Mélanie Klein sont deux pionnières qui ont fait franchir un pas immense à une pratique qui se heurtait à une méconnaissance massive de la capacité d’un tout-petit à saisir le monde avec tous ses sens. Elles ont eu l’audace d’affirmer que tout n’est pas noir dans la tête d’un nourisson, mais que c’est notre esprit qui bute contre l’impénétrable de l’expressivité du nouveau-né. Quel était leur outil ? La langue bien sûr, celle des objets pulsionnels pour Klein, et celle de la langue prélevée sur la phénoménologie observée chez l’enfant concerné, pour Dolto. Mais cela ne suffit pas. Leur génie réside dans l’association de cette langue à un positionnement qu’elles n’ont jamais théorisé.

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Commentaire de « La disparition du complexe d’Œdipe » S. Freud, 1924

Proposition de contribution au séminaire de lecture « Encore », avril 2017

Dans ce court texte de 1924, Sigmund Freud revient sur la sexualité infantile traitée dans les trois essais sur la théorie de la sexualité publiés en 1905 (avec plusieurs révisions jusqu’en 1924). Il s’agit d’un nouvel éclairage sur les causes de la disparition du complexe d’Œdipe et l’entrée dans une période de latence, deux phénomènes observables chez les garçons comme chez les filles.

Jusque-là le phénomène était expliqué :

  • D’une part sur un plan ontogénétique (la déception et le temps ont finalement raison des attentes amoureuses de la fille par rapport au père, et de celles du garçon par rapport à la mère ; le complexe disparaît donc à cause de l’échec, conséquence de son impossibilité structurelle).
  • D’autre part sur un plan phylogénétique (le complexe œdipien correspond à une étape dans la maturation génétiquement programmée et doit disparaître pour laisser place au stade suivant, tout comme les dents de lait sont chassées par les dents définitives).

Sans remettre en question ni opposer ces deux conceptions, Sigmund Freud s’intéresse à la façon dont les incidents contingents dans la vie de l’individu (zufällige Schädlichkeiten) s’inscrivent dans le processus inné, autrement dit, comment l’ontogenèse et la philogenèse coopèrent. Il constate alors que le développement sexuel de l’enfant (garçon ou fille) est interrompu à un stade où le génital est déjà prépondérant, mais que la domination du génital est alors représentée par le seul organe masculin (le pénis), l’organe féminin n’étant pas encore dévoilé (unentdeckt = non- découvert). Sigmund Freud remarque aussi que la sortie de la phase phallique coïncide avec la disparition du complexe d’Œdipe, et qu’elle se produit selon un schéma récurrent, accompagné par des événements typiques.

Pour le garçon, dont l’activité intense témoigne du plaisir qu’il découvre dans la

manipulation de son pénis, la menace de castration arrive de façon plus ou moins claire et brutale. Elle provient le plus souvent de femmes, et est fréquemment renforcée par l’évocation d’une intervention paternelle. Très souvent, ce n’est en réalité pas la manipulation du pénis en tant que telle qui est visée par la menace de la mère ou de la nourrice, mais l’énurésie nocturne qu’elle est supposée provoquer.

D’après les observations, c’est bien la menace de castration qui met fin à la phase phallique, pourtant son effet n’est ni immédiat ni direct : dans un premier temps, le garçon en minimise la portée, ne l’intériorise pas et ne modifie pas son comportement. Ce n’est qu’après un événement marquant et décisif – la vue de la zone génitale d’une fille ou d’une femme – qu’il commencera à intégrer, a posteriori et avec réticence, la possibilité d’une castration dont l’effet est désormais imaginable par lui (vorstellbar). Sigmund Freud précise que si l’enfant accorde brusquement une telle importance au risque de castration, c’est qu’il a déjà subi « pour de vrai » au moins deux autres événements de séparation : la privation, d’abord intermittente ensuite définitive, du sein maternel, puis l’obligation quotidienne de se séparer du contenu intestinal.

Ne croyons pas qu’à ce stade la vie sexuelle de l’enfant se réduise à une masturbation sans signification : d’après Sigmund Freud, la masturbation n’est qu’un mécanisme de décharge de l’excitation génitale, excitation issue directement de l’investissement œdipien dans les parents (signification qu’elle conservera d’ailleurs dans le futur, chez l’adulte).

Or, maintenant que la castration est un risque inacceptable, les deux possibilités de satisfaction qu’offrait l’investissement œdipien, l’active (prendre la place du père auprès de la mère) et la passive (prendre la place de la mère auprès du père) se sont fermées car elles impliquent désormais toutes deux la perte du pénis : la première, la masculine, par la mutilation punitive venant du père, la seconde, la féminine, comme condition nécessaire pour se substituer à la mère. Ce conflit entre l’intérêt narcissique (la conservation du pénis, de l’intégrité corporelle) et l’investissement libidinal dans les objets parentaux, se solde normalement (normalerweise) par l’abandon du complexe œdipien.

L’identification – avec introjection de l’autorité paternelle ou parentale dans le moi – supplante alors l’investissement d’objet. L’interdit d’inceste, ainsi pris en charge par le surmoi en formation dans le moi, protégera ce dernier du dangereux retour à l’investissement libidinal dont les pulsions (Strebungen) sont en partie désexualisées et sublimées, détournées de l’objet (la mère), et transformées en motions (Regungen) de tendresse. Le pénis est donc préservé, le danger de castration écarté, mais l’organe est paralysé, privé de sa fonction.

Nous sommes là au point nodal de l’Œdipe défini par Jacques Lacan dans Les formations de l’inconscient (séminaire du 22/01/1958 p. 185) : l’enfant accepte (ou non) « la privation du phallus sur la mère opérée par le père », après avoir identifié le père dans sa fonction de privateur c’est-à-dire ce qui « se profile derrière le rapport de la mère à l’objet de son désir comme ce qui châtre ». La dévalorisation de la mère qui en découle s’ajoute à la menace de castration et conduit l’enfant à s’éloigner d’elle, à se libérer de la position d’objet, à cesser de vouloir être le phallus.

Bien que n’étant pas l’œuvre d’un surmoi déjà fonctionnel, l’entrée dans la période de latence caractérisée par l’abandon du complexe d’Œdipe et l’interruption du développement sexuel, est qualifiée par Sigmund Freud de refoulement. Mais le processus observé ici va au-delà d’un strict refoulement dans la mesure où il inclut en plus la destruction et la suppression ( Aufhebung) du complexe. Pour Sigmund Freud, la bifurcation encore floue entre normalité et pathologie pourrait se jouer là, dans ce que le moi laisse subsister du complexe œdipien : refoulé sans être détruit, ce dernier pourra rester inconscient dans le Ça, et manifester ses effets pathogènes plus tard.

Les observations analytiques confirment donc la thèse de la sortie du complexe comme effet de la menace de castration, du moins chez le garçon, mais avant de conclure, il faut examiner le processus tel qu’il se déroule chez la fille.

Là Sigmund Freud dit ne pas comprendre (unverständlicherweise) la pauvreté du matériel disponible (obscur et lacunaire), mais l’observation d’un développement de complexe œdipien, d’un surmoi et d’une période de latence lui permet d’affirmer l’existence, chez la fille aussi, d’une organisation phallique et d’un complexe de castration. Mais pour lui, la différence anatomique entre fille et garçon doit nécessairement s’exprimer par des différences corrélatives dans le développement psychique.

Effectivement, la comparaison clitoris-pénis amène la petite fille à l’idée d’un préjudice (son pénis est trop petit), à une dépréciation de soi, puis pour un temps, à l’espoir d’une croissance différée de son organe. Finalement apparaît le complexe de masculinité : l’absence de pénis n’est pas interprétée par elle comme une caractéristique anatomique distinguant deux catégories de corps – mâles et femelles – mais comme le résultat d’une mutilation. Mutilation qu’elle ne semble pas imaginer chez d’autres : elle attribue un organe génital complet aux femmes adultes, conformément au sens de la phase phallique. La différence fondamentale recherchée apparaît donc ici, entre les filles, qui se résignent à une castration qu’elles croient déjà accomplie, et les garçons, maintenus dans la peur d’une possible castration à venir.

C’est là que, sans nier le rôle de l’anatomie sur le devenir du sujet, Jacques Lacan substitue

au quasi-déterminisme biologique freudien, l’effet d’un opérateur logique, agent de l’ordre symbolique : la différence réelle, anatomique, entre pénis et vagin, réduite dans l’imaginaire de l’enfant à l’alternative – présence ou absence de pénis – produit, dans l’ordre symbolique, une dualité logique (tout phallique/pas tout phallique), dont la distribution est décorrélée des attributs anatomiques.

Sigmund Freud suggère avec quelque réserve, que chez la fille, à défaut de peur de la castration, ce sont davantage les effets de l’éducation et la crainte de ne plus être aimée qui motivent la construction du surmoi et la déconstruction de l’organisation phallique infantile. D’ailleurs, son complexe œdipien semble moins « complexe » que celui du garçon, puisque, d’après les observations, il va rarement au-delà d’une substitution à la mère. Le renoncement au pénis se fait alors en contrepartie – on aimerait dire (man möchte sagen) symbolique – d’un enfant que lui donnera le père, enfant à mettre au monde pour lui. C’est avec ce vœu que culmine le complexe œdipien chez la fille, avant d’être progressivement abandonné au motif – semble-t-il (Man hat den Eindruck) – que le vœu ne se réalise pas. Les désirs de pénis et d’enfant restent fortement investis dans l’inconscient de la fille et la préparent à son futur rôle sexuel, tandis que les pulsions sexuelles sont converties en motions de tendresse non ciblées. En conclusion, Sigmund Freud exprime encore ses réserves et son insatisfaction quant à sa compréhension des processus à l’œuvre chez la fille (lücken und schattenhaft).

Il ne doute pas pour autant du caractère général, typique, des relations temporelles et causales décrites, mais n’exclut pas la possibilité d’autres modalités ; toutefois, précise-t-il, des modifications dans ces processus auront nécessairement des conséquences significatives dans le développement de l’individu.

Au moment de conclure, même la relation causale entre la menace de castration et l’abandon du complexe d’Œdipe chez le garçon ne lui semble pas établie sans autre discussion, du fait de la récente publication d’Otto Rank « Trauma der Geburt ». Mais Sigmund Freud juge prématurée, voire inopportune, cette discussion.

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