La Loi et le chemin du désir

Intervention de Jean-Louis Doucet-Carrière à l’ASSERC du 27 janvier 2017. Le thème des conférences 2016-2017 de l’ASSERC est : « Roman familial – Fantasme – Délire »

« Les hommes aiment que la brume se referment sur eux sous la forme du langage. »
P. Quignard

Tout commence par un cri. Ce cri fait signe, signe de vie, au monde qui l’accueille. Le nouveau-né entame une longue période de dépendance aux instances tutélaires qui lui prodiguent les soins. Les cris, les pleurs, les vagissements qu’il émet font signes à l’Autre et celui-ci peut trouver une ou des réponses totalement adaptées aux besoins qui génèrent ces signes. L’Autre nourrit, désaltère, nettoie, apaise, permet le calme du sommeil… Il y a toute une dimension imaginaire qui s’installe et qui perdure tant que les réponses données aux demandes de l’infans sont parfaitement adéquates ; si c’est un cri affamé, le sein peut y répondre parfaitement ; si le pleur traduit l’inconfort d’une déjection, la couche propre va redonner le bien-être perdu. Mais, très rapidement, devant le caractère énigmatique de certains pleurs, de certains cris de l’infans, disons de certaines demandes, les réponses de l’Autre ne viendront plus les satisfaire parfaitement. Un monde où il existait des réponses à tout disparaît brutalement, une zone de densité « opaque1 » vient faire effraction dans ce monde imaginaire, la naissance de cette zone nous la définirons comme l’apparition du réel. Ce réel vient faire traumatisme au sens étymologique de ce mot, c’est-à-dire que le réel c’est là, ce qui fait blessure à l’imaginaire. Mais au monde des signes qui régit l’ordre de la nature, l’être humain rajoute les signifiants qui structurent l’organisme dans l’ordre de la culture. Dès lors le signe adressé est pris par la fonction de la parole de l’Autre qui évolue dans le champ du langage. Cela a une conséquence incommensurable, c’est qu’à l’univocité du signe qui représente une chose pour quelqu’un, se substitue l’équivocité signifiante. C’est-à-dire que ce cri, ce pleur, cette colère du nouveau-né se trouvent captés par des signifiants qui peuvent renvoyer à une multitude de signifiés, ou, si l’on veut, à une multitude de concepts des choses. Cela veut dire que ces réponses maladroites aux demandes énigmatiques de l’infans sont quand même immergées dans la parole de l’Autre, baignées par ses signifiants et vont, de façon plus ou moins adaptée, permettre d’emprisonner du réel dans la chaîne signifiante. C’est ce réel qui va conditionner le mouvement de la chaîne métaphoro-métonymique qui soutient la structure du langage.
Lacan soutenait qu’il faut un minimum d’imaginaire pour symboliser le réel, il faut qu’il y ait eu passage par cet imaginaire2 d’une langue commune à la mère et l’infans, langue de signes parfaitement congruents, pour que la chaîne signifiante dans sa plurivocité vienne prendre en charge ce qui, inéluctablement, n’a pas de vocabulaire dans cette langue primitive imaginaire, et qui s’appelle le réel.
C’est le traumatisme, la blessure générée par l’irruption du réel qui crée le refoulement originaire à l’origine du « ça » freudien à jamais unerkannt, non reconnu. Notons ici que le refoulé originaire, le ça freudien, n’est pas constitué de désirs mais de demandes, cela ne sera pas sans importance dans la suite de notre réflexion. Mais bien entendu, la totalité de cette zone de densité opaque ne peut être recouverte par le champ des signifiants, une partie de cette zone échappe à la symbolisation et constitue le réel proprement dit en tant qu’on peut le définir comme ce qui échappe au symbolique.

Freud, après avoir pensé que ce refoulement originaire était un phénomène massif et unique, soutient3 : « Il peut même se faire, comme nous l’avons vu dans la genèse du fétiche, que le représentant pulsionnel originaire ait été divisé en deux morceaux, dont l’un a subi le refoulement, tandis que le reste, (…), a connu le destin de l’idéalisation. » Cette idéalisation telle qu’avancée par Freud constitue à mon sens, la pérennisation de cet imaginaire primordial évoqué il y a un instant. Elle installe l’Homme dans une position que le poète Lamartine définit parfaitement en écrivant : « L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux. » Je dirais que cette « mémoire des cieux » c’est la trame de l’imaginaire. Autrement dit, l’infans baignant dans le langage, va traverser les différentes étapes de son développement, de ses rencontres avec le réel, en gardant par devers lui cette propension à l’imaginaire et à l’idéalisation. On peut ici souligner combien sont intenses les liens du corps et des signifiants de l’Autre. Ces phonèmes, portés par les signifiants perçus par l’infans, accompagnent les premières satisfactions, les premières jouissances liées aux besoins. L’infans se les approprie et les réexprime dans sa lalangue. L’infans va bientôt être appelé à traverser l’épreuve du sevrage, à s’identifier mentalement à l’autre au moment du complexe de l’intrusion et à accepter de rentrer dans l’ordre symbolique au moment du complexe d’Œdipe. Chacun de ces moments confronte à nouveau l’infans, puis l’enfant qu’il est devenu, au réel d’une perte définitive.
Pour traverser ce long et difficile apprentissage, le petit d’homme a besoin d’être accompagné d’un passeur, c’est une des définitions que l’on pourrait donner de l’Autre. L’Autre est le lieu où s’est accumulé le trésor des signifiants et où le sujet en devenir va venir s’approvisionner. Mais dans sa quête incessante de signifiants chez l’Autre, nous l’avons dit, le futur sujet va se trouver brutalement confronté à une non-réponse, à un Autre troué, à un endroit chez cet Autre qui est vide de signifiant. Pour pouvoir en-durer ces pertes successives que nous venons d’évoquer, il faut bien un outillage à ce sujet naissant, outillage qui fait défaut chez l’Autre. Cet outillage c’est ce que Lacan a conceptualisé sous la forme du signifiant du Nom-du-Père. Lacan le définit ainsi : « C’est le signifiant qui dans l’Autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi4. » Cela veut dire que pour devenir un « animal symbolique » l’infans se doit d’introjecter ce signifiant du Nom-du-Père, c’est grâce à ce signifiant métaphorique du manque dans l’Autre que ses propres signifiants vont pouvoir s’organiser en langage, que les lois du langage vont pouvoir structurer une pensée. Lacan soutient en effet qu’« à l’intérieur du système signifiant, le Nom-du-Père a la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant, d’en faire la loi5 ». À défaut d’être introjecté, le signifiant du Nom-du-Père va être rejeté, exclu du système signifiant par le mécanisme de la forclusion. L’accès à la dimension métaphorique du langage sera désormais barré pour ce sujet qui ne pourra faire supporter sa parole que par le seul outil de la métonymie.
Mais ne brûlons pas les étapes et retenons que c’est à partir de ce double destin du refoulé originaire évoqué plus haut que nous pouvons nous attacher à suivre le chemin du désir. Une partie de ce refoulé originaire suivrait donc le chemin vers le préconscient- conscient par le moyen de l’idéalisation.

Ces quelques rappels et réflexions me sont apparus importants à situer en préambule à l’étude du bel argument proposé : « Comment l’individu peut-il se positionner par rapport au réel ? » C’est devenu un lieu commun que de rappeler le mot de Lacan paraphrasant La Rochefoucauld : « Le réel ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Si le réel est assimilable au soleil, il est évident qu’il faut s’équiper de lunettes aux verres bien trempés pour ne pas lui tourner le dos. Pour faire image disons que ces lunettes vont avoir la même structure que celle qui constitue le sujet. C’est-à-dire que selon que nous aurons affaire à une névrose dans ses différentes occurrences cliniques, à une psychose sous tous les aspects qu’elle peut revêtir ou à une perversion, ces lunettes auront chaque fois leur singularité.Nous avons évoqué plus haut les différentes étapes traversées par le petit d’homme durant son immersion dans le monde. Rappelons-les en évoquant les trois complexes familiaux en jeu selon Lacan dans la constitution d’un individu. Ce sont les complexes du sevrage, de l’intrusion et le complexe d’Œdipe. Si ce dernier est rentré dans la vulgate psychologique, il est indispensable de rappeler que les deux premiers (sevrage et intrusion) confrontent tout autant l’individu en devenir au réel de la perte. Perte du sein, perte de l’illusion d’une élection parentale, perte de l’illusion d’une relation non médiée à l’objet d’amour. Ce sont de lourdes pertes qu’essuient l’infans puis l’enfant dans la conquête de leur singularité subjective. Pertes réelles qui sont à l’origine de représentations refoulées et d’affects qui ne peuvent l’être. À chaque étape qui, dans son chemin désirant, va confronter à nouveau le sujet à la dimension du réel de la perte, ces affects vont resurgir, ces représentations vont essayer de franchir la digue du refoulement. Cette digue insubmersible, Freud nous dit qu’elle peut être contournée par la voie de l’idéalisation. Il propose de considérer que certaines représentations inconciliables se fraieraient un chemin vers le préconscient et le conscient. On peut proposer que cette voie de l’idéalisation est dans une dimension imaginaire pure. Cet imaginaire doit en permanence être l’objet de la loi symbolique qui vient rappeler le réel de la castration, le réel de la division du sujet. Celui-ci, chaque fois qu’il doit revivre une séparation et notamment au moment de l’adolescence, doit se « bricoler » une histoire personnelle qui lui permet à la fois d’accepter le réel de la castration et à la fois de maintenir une dimension imaginaire qui ne mettrait pas en péril son orthopédie moïque encore bien fragile. C’est ce à quoi répond, à mon sens, cette histoire complètement incroyable qu’est le roman familial découvert par Freud, où le sujet se remémore dans l’analyse, qu’il a pensé à une époque qu’il n’était pas le fruit de l’union du couple parental. Il s’est inventé des parents beaucoup plus flatteurs pour lui, notamment de par une position sociale beaucoup plus élevée. Ce scénario a un autre très gros avantage, Freud le souligne, c’est que, n’étant pas dans une filiation avec ce couple qui l’élève et l’éduque, il n’est pas soumis à l’interdiction de l’inceste que ce soit avec sa mère ou avec les membres de la fratrie ! Tout est imaginairement possible, mais Freud le souligne bien, les néo-parents que s’est inventé le sujet gardent malgré tout les caractéristiques affectives et les traits de personnalité qu’il chérit tant chez ceux qui lui ont donné son nom. Le roman familial est donc un scénario imaginaire qui, pourrait-on dire, garde les pieds sur terre ! En ce sens, le roman familial permet la libération de l’interdit surmoïque sans pour autant être un mode d’entrée dans une désinhibition maniaque. Il installera pourtant, à mon sens une culpabilité durable mais il préserve de la forclusion de l’imaginaire telle qu’on la rencontre dans la manie. Mais les émergences du réel sont incessantes et les grands moments de mutation subjective comme la puberté n’en sont que des acmés ponctuelles. « Il faut bien regarder la réalité en face », dit-on ! La réalité, certainement, mais, qu’est-ce que la réalité si ce n’est cette production du sujet désirant permise par le fantasme ?
Nous n’avons que deux outils à notre disposition pour affronter le réel : les mots et les images. On sait que Lacan soutient que «… le symbole se manifeste d’abord comme le meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir6 ». Cela veut dire que grâce à ce meurtre une distance salutaire est trouvée par rapport au réel, distance à jamais infranchissable dont le signifiant du Nom-du-Père est à la fois le témoin et le garant. Le réel n’est jamais totalement pris en charge par le mot. À ce titre, il nous échappe indéfiniment, « il ne cesse pas de ne pas s’écrire » selon le mot de Lacan. À défaut de pouvoir mettre en mots, nous pouvons tenter de mettre en image, de nous faire des re-présentations du réel, des représentations de choses, traces mnésiques visuelles qui attestent de la rencontre toujours manquée avec le réel. On sait que Freud, dès 1915, a distingué radicalement les représentations inconscientes des représentations préconscientes et conscientes « Nous voyons maintenant, dit Freud, ce que nous pouvons appeler la représentation d’objet consciente se scinder en représentation de mot et représentation de chose. Celle-ci consiste en l’investissement, sinon des images mnésiques directes de chose, du moins en celui des traces mnésiques plus éloignées et qui en dérivent. Nous croyons maintenant tout d’un coup savoir en quoi une représentation consciente se distingue d’une représentation inconsciente. (…) : la représentation consciente comprend la représentation de chose – plus la représentation de mot qui lui appartient – la représentation inconsciente est la représentation de chose seule. Le système Ics contient les investissements de chose des objets, les premiers et véritables investissements d’objets ; le système Pcs apparaît quand cette représentation de chose est surinvestie du fait qu’elle est reliée aux représentations de mots qui lui correspondent… Nous pouvons maintenant énoncer aussi avec précision ce que, dans les névroses de transfert, le refoulement refuse à la représentation écartée : c’est la traduction en mots lesquels doivent rester reliés à l’objet7. »
Freud, on le sait, soutenait qu’un homme était capable d’avouer un meurtre qu’il n’a pas commis mais qu’il n’avouerait jamais son fantasme. Ce rappel des fondamentaux freudiens me paraît nécessaire pour éclairer la place du fantasme dans l’économie subjective. En effet nous pouvons, à mon sens, y trouver en germe les dimensions lacaniennes du réel, du symbolique et de l’imaginaire. S’il y a re-présentation, c’est bien parce que nous n’avons pas accès au réel, nous nous en faisons d’abord des images et ces images doivent s’articuler, s’unir à la symbolique langagière afin qu’un sujet de l’énonciation puisse advenir. Le mathème lacanien S<>a formalise les trois dimensions évoquées il y a un instant en posant que le sujet (S) est divisé par le langage, par la prise dans le signifiant, mais qu’il est poinçonné, noué, stigmatisé par l’objet a en tant qu’objet réel à tout jamais perdu et non spécularisable, issu d’une opération logique de détachement de l’Autre. Cette opération laisse un vide, une béance que « le sujet va tenter d’obturer sa vie durant, par les divers objets a imaginaires que la particularité de son histoire (et notamment sa rencontre avec les signifiants marquants et les objets du fantasme des Autres concrets parentaux) l’aura amené à privilégier8 ».
On comprend donc que si les objets a réels sont limités (regard, voix, sein, fèces) les objets a imaginaires obturateurs du lieu vide, du réel sont en nombre infini. On peut donc en conclure que le fantasme a, dans l’économie subjective une « fonction de nouage (<>) du symbolique (S) de l’imaginaire (a) et du réel (a) (…) ainsi que la double protection. Il protège en effet le sujet, non seulement contre l’horreur du réel mais aussi contre les effets de sa division, conséquence de la castration symbolique ; autrement dit, il le protège contre sa radicale dépendance par rapport aux signifiants9 ». On se souvient que Lacan assurait : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage10. » Le fantasme pacifie la relation du sujet au signifiant. Il permet en nouant le sujet au manque-à-être de soutenir le désir inconscient. Pour Lacan : « Le fantasme est le soutien du désir, ce n’est pas l’objet qui est le soutien du désir11. » L’objet du fantasme ne fait que maintenir la dynamique fantasmatique sans assurer la fonction de soutien du désir. Le fantasme est le soutien du désir car il met en image un sujet pris dans les lois de la parole et du langage.
Lacan assure que « Le fantasme est ce qui rend la jouissance apte au désir12 ». Je dirais que pour passer de la jouissance de la lalangue à une langue parlée par tous, il faut se soumettre, se plier aux lois de la parole et du langage. Il faut, pourrait-on dire, passer du réel de la jouissance de la lalangue à la symbolique langagière et pour ce faire, nous n’avons à notre disposition que le registre de l’imaginaire. Le fantasme formalisé comme S<>a le permet. Mais ce que nous venons d’énoncer revient, on le comprend, à assimiler l’accession au désir à la sujétion à la loi.
Dans son Séminaire X, L’angoisse, Lacan amène cette réflexion : « Le désir et la loi sont la même chose en ce sens que leur objet leur est commun. Il ne suffit donc pas de se donner à soi-même le réconfort qu’ils sont, l’un par rapport à l’autre, comme les deux côtés de la muraille, ou comme l’endroit et l’envers. C’est faire trop bon marché de la difficulté… Le mythe de l’Œdipe ne veut pas dire autre chose que ceci – à l’origine, le désir comme désir du père et la loi sont une seule et même chose. Le rapport de la loi au désir est si étroit que seule la fonction de la loi trace le chemin du désir. Le désir, en tant que désir pour la mère, est identique à la fonction de la loi. C’est en tant que la loi l’interdit qu’elle impose de la désirer, car, après tout, la mère n’est pas en soi l’objet le plus désirable. Si tout s’organise autour du désir de la mère, si on doit préférer que la femme soit autre que la mère, qu’est-ce que cela veut dire ? – sinon qu’un commandement s’introduit dans la structure même du désir. Pour tout dire, on désire au commandement. Le mythe de l’Œdipe veut dire que le désir du père est ce qui fait la loi13. » On saisit ici, avec cette assertion de Lacan : « Pour tout dire, on désire au commandement » que ce dernier va lier de façon définitive la Loi du père aux lois de la parole et tracer ainsi le chemin du désir. Cela nous amène immanquablement à considérer que le rapport à ces lois de la parole et du langage n’est pas constant et identique d’un individu à l’autre et que nous pouvons rencontrer des occurrences où ce poinçon sur le sujet divisé par les dimensions du réel et de l’imaginaire n’a pas été apposé. Le fantasme ne peut donc plus s’écrire selon le mathème lacanien S<>a qui repose sur un sujet divisé par les lois du langage. Le vide, le manque-à-être, que la métaphore du signifiant du Nom-du Père permet d’intégrer à la structure vont être rejetés, projetés dans la réalité extérieure et vérifier l’assertion freudienne qui soutient que dans le délire : « Ce qui a été aboli au dedans revient du dehors ». Le manque de signifiant dans l’Autre, le trou dans le symbolique qui en témoigne, non appareillés par le signifiant du Nom-du-Père, impliquent inéluctablement un trou équivalent dans l’imaginaire phallique. Pour Claude Landman : « L’interprétation délirante sera la tentative de pallier ce défaut dans le symbolique et ses conséquences dans l’imaginaire, mais au prix pour le sujet d’avoir à soutenir lui-même, en lieu et place du phallus qui fait défaut, la signification dans son ensemble. L’interprétation est ainsi une métaphore délirante que Lacan résume dans le cas Schreber en ces termes « Faute de pouvoir être le phallus qui manque à la mère, il lui reste la solution d’être la femme qui manque aux hommes », métaphore féminisante inaugurale à partir de laquelle on peut suivre les transformations successives du délire jusqu’à la rédemption finale14. »

Nous avons donc, très rapidement, évoqué différentes modalités qui s’offrent à un individu pour se positionner par rapport au réel. Quelle articulation pouvons-nous faire avec une clinique ?

Séverine aura bientôt 50 ans, je l’ai trouvée un jour dans ma salle d’attente en proie à une crise d’angoisse majeure. À l’âge de 21 ans, elle a fait un premier séjour en Hôpital psychiatrique pour, me rapporte-t-elle, une bouffée délirante aiguë à thématique mystique. Elle a, depuis, refait deux épisodes délirants qui ont justifié une prise en charge en psychiatrie. Maman très jeune d’une fille qui, me dit-elle, lui a été volée par sa belle-famille et qu’elle n’a jamais revue, elle a deux fils d’une deuxième union. Le plus jeune de ses fils est quasiment emprisonné en permanence depuis sa majorité pour des exactions diverses sur un terrain psychopathique manifeste. Elle vit séparée du père de ses fils et vit désormais seule d’une pension d’invalidité après avoir arrêté son métier d’aide-ménagère. Elle ne prend aucun médicament si ce n’est un comprimé de Xanax de temps en temps, c’est-à-dire à peu près une fois par mois. Je la vois depuis quelques années mensuellement. Elle vient pour parler. Et elle parle. Ce jour-là, elle me dit : « Vous êtes un médium ? », je lui fais part de mon étonnement devant ce diagnostic mais elle poursuit : « La dernière fois nous avons parlé de mon enfance et vous m’avez dit « vous étiez un véritable casse-cou » ! ; eh bien depuis je vais chez le kiné tous les jours car j’étais totalement bloquée du cou ! ». Un autre jour elle me déclare : « J’ai jeté à la poubelle tous les savons parfumés que l’on m’avait offerts et après, j’ai eu des problèmes de plomberie dans mon appartement. J’ai pensé « on m’a passé un savon » .» Séverine ne veut pas de médicament autre pour ses angoisses, d’ailleurs elle m’a dit récemment : « J’ai un état de nirvana et de plénitude, je contrôle mes pensées à 100%, aucune pensée ne vient plus de l’inconscient, tout est conscientisé. » Séverine, au contraire de ce que ces éléments cliniques pourraient faire penser, a une vie sociale adaptée au quotidien. Elle est tout à fait à même de satisfaire aux exigences sociales élémentaires. Pourtant Séverine n’obéit pas aux lois de la parole et du langage. Si nous reprenons son histoire de savons parfumés, nous voyons apparaître la métaphore délirante « on m’a passé un savon ». Imaginons qu’un de nos analysants névrosés nous raconte un rêve ayant le même scénario, on peut penser que « on vous a passé un savon » aurait été une interprétation déchaînant la vérité de la castration comme telle. Chez Séverine ce n’est pas du tout le cas, l’inconscient est à ciel ouvert chez elle, son imaginaire vient faire barrage à la distanciation symbolique. Il n’est bien sûr, à mon sens, pas question d’essayer de corriger la perception délirante qu’a Séverine de cet événement. On peut penser que c’est dans l’écoute attentive et étonnée de ses dires que Séverine peut ne pas rester figée, fixée dans cette dimension délirante. Jusqu’au prochain épisode…

Je connais Sylvie, 33 ans, depuis une dizaine d’année. Elle a eu ses premières manifestations dissociatives et paranoïdes vers l’âge de 17 ans après une fugue avec son premier copain qui, quand elle le décrit, paraît avoir eu des symptômes patents de grand automatisme mental. Il interdisait à Sylvie de revoir ses parents et surtout lui disait que jamais elle ne pourrait l’oublier ! Sylvie est bien stabilisée par son traitement et partage son existence ritualisée entre la maison familiale où elle vit avec ses parents et un foyer occupationnel. Mais une à deux fois par an, Sylvie me demande de la voir en urgence car dans la rue les gens la regardent en lui disant qu’elle est la fille de Francis Cabrel ou de Jean- Jacques Goldman. Ce qui lui fait peur, c’est le regard des gens, pour le reste, elle conçoit très bien qu’elle puisse être la fille de ces chanteurs tout en ayant son père à la maison. Les parents de Sylvie sont âgés, je n’ai jamais rencontré son papa, sa mère infirmière psychiatrique à la retraite a une carrure de rugbyman, des cheveux taillés avec une coupe militaire. Malgré l’expérience qu’aurait pu lui apporté son ancienne profession, la maman de Sylvie lui dit « Mais enfin Sylvie tu n’y penses pas, enlève-toi ces idées de la tête ! ». Je perçois dans le regard que porte cette femme sur sa fille une autorité, une dimension pénétrante qui, mais c’est mon ressenti personnel, atteint Sylvie au plus profond de son être, de son être-femme pourrais-je rajouter. Si je ramène cette vignette clinique c’est qu’elle me semble, peut-être, à même d’imager notre problématique. D’abord, j’ai fait le lien avec ce que dit Jean-Richard Freymann dans sa conférence Désir – Angoisse – Délire où dans son passage intitulé : du fantasme au délire, il fait référence au texte de Freud : « Un enfant est battu ». Je reprends cela très rapidement en espérant ne pas le dénaturer ! Vous connaissez tous ce texte majeur de Freud où il repère fréquemment ce fantasme chez ses analysants. Il souligne qu’en dépliant le fantasme, on y trouve « Le père bat un enfant haï par moi. » Comme le précise J.-R. Freymann, l’équivalent délirant de ce fantasme c’est : « tout le monde me bat et je regarde » ; on sait que le deuxième temps du fantasme : « Je suis battue par le père » est toujours refoulé. Le troisième temps « On bat des enfants, je regarde », en clôturant le scénario, dédouane le sujet d’une jouissance masochiste mais y souligne bien la place du regard comme objet a. L’équivalent délirant de ce troisième temps c’est la formule que J.-R. Freymann reprend de Michel Lévy : « Je ne vois que le regard de l’autre qui me frappe. » Chez Sylvie, l’élément le plus angoissant, ce n’est pas cette idée délirante de filiation, elle paraît très bien s’en accommoder. C’est le regard des gens qui véhiculent ce message. Je dirais, pour nous référer aux éléments théoriques avancés plus haut, que le regard comme objet a n’est plus, dans cette occurrence, dans la dimension du réel comme impossible, mais devient un objet spécularisable, ou pour le dire autrement, il devient un objet réel qui authentifie une vraie trouvaille pour la psychotique qu’est Sylvie. C’est cela, à mon sens, que l’on peut mettre en lien avec ce que Lacan amène dans le Séminaire X où il affirme que l’angoisse apparaît quand le manque manque. Ma propre appréciation du regard sur Sylvie porté par sa mère vient soit témoigner de ce regard « parlé » qui ne laisse aucune issue à une position subjective de par son accent totalitaire, soit il est déjà chez moi une interprétation de la souffrance de Sylvie comme résultante de l’absence de métaphore paternelle. Cette mère n’est pas désirante (Erastès), elle n’a pas présenté à Sylvie son père comme étant un être désirable (Eroménos).
Je crois que l’on peut, grâce à cette vignette clinique, faire un lien avec ce que nous avons évoqué plus haut de la découverte freudienne du Roman familial. Pour Sylvie, la vie n’est pas un roman. Sa cellule familiale (dans toute l’acception du mot cellule) l’a privée de la possibilité de romancer sa vie, d’idéaliser ce couple parental en l’élevant à la hauteur de personnages rêvés. Pas de roman familial car pas de refoulement possible en présence d’une mère non castrée. Le réel de la castration maternelle, abolie au dedans, revient du dehors sous la forme d’une idée de filiation délirante. Sylvie se pense (se panse ?) fille de chanteur à succès, Francis Cabrel ou Jean-Jacques Goldman. Quand je demande à Sylvie le titre d’une chanson d’un de ses « nouveaux pères », elle me répond sans hésitation « Elle a fait un bébé toute seule !» Sylvie reste sourde à la dimension signifiante des titres de chansons de ces « pères délirés ». Elle a totalement ritualisé sa vie, seule façon, avec ses poussées délirantes, de se protéger du regard néantisant de l’Autre non barré. Sylvie fait du régime car elle a beaucoup grossi du fait d’une gourmandise notable. Sa mère l’accompagne à son dernier rendez-vous et me lance : « Vous avez remarqué que j’ai perdu 15kg ? C’est que moi au régime, je m’y tiens ! »Tout cela n’est, bien entendu, pas de bonne augure pour faire sortir Sylvie de sa cellule et de sa cellulite ! Je ne suis jamais arrivé à éloigner un tant soit peu Sylvie de ses parents, le foyer occupationnel où elle va tous les jours pouvait la garder du lundi au vendredi mais « Sylvie a refusé » m’a dit sa mère… Une autre fois peut-être ! Pour Sylvie, nous venons de le voir, le roman familial peut se vivre dans la réalité mais ne peut pas s’écrire dans l’inconscient.

Chez certains sujets, tout différemment, vont apparaître au cours du travail analytique, des signifiants qui évoquent l’écriture de ce roman. « Donner joie à des mots qui n’ont pas eu de rente, tant leur pauvreté était quotidienne ; bienvenu soit cet arbitraire. » Cet aphorisme du poète René Char m’évoque le travail analytique dans la mesure où celui-ci permet de révéler, en suivant la rampe du signifiant comme le conseille Lacan, le lien avec le représentant de chose refoulé. Il faut faire appel à l’étymologie pour savoir que le mot roman qui vient du latin populaire romacium formé à partir de l’adverbe latin romanice qui signifie « en langue romaine vulgaire », c’est-à-dire parlée par la population des pays conquis (Gaule, Espagne…), par opposition au latin proprement dit. D’après son étymologie, ce mot désigne donc une œuvre en langage populaire. Le roman familial est donc écrit dans la langue populaire, celle des sujets de l’inconscient, sujets conquis et divisés par le langage. Je dirais, pour faire image, que dans le respect de l’association libre, nous voyons apparaître par la grâce du signifiant, ce que l’on pourrait appeler des mouvements de révolte du sujet qui visent à se réapproprier la noblesse de leur langue. Pour faire court, il s’agit pour le sujet de passer du roman à un latin plus légitime, plus académique, plus raffiné ! C’est ce qui transparaît à mon sens, lorsque sont amenés en séances des rêves nocturnes ou parfois éveillés qui mettent un protagoniste dans une position avantageuse quel qu’en soit le domaine et où il triomphe d’une adversité redoutable et redoutée où tout au moins lorsque sa position sociale dans le scénario ne l’assujettit pas de la même façon que tout un chacun à la loi, c’est-à-dire qu’il est à la fois reconnu comme socius et reconnu comme Un.

Chantal est en analyse avec moi depuis plusieurs années. Elle a une fonction de chef de service dans une institution. Son père, avec qui elle avait une relation privilégiée, est mort d’alcoolisme lorsqu’elle avait 11 ans, sa mère est connue comme déficiente intellectuelle et soignée pour une psychose maniaco-dépressive. Chantal est la deuxième d’une fratrie de six. Deux de ses frères et une sœur sont déficients intellectuels, une autre sœur est alcoolique. Seuls Chantal et un de ses frères ont une intégration sociale satisfaisante. L’enfance de Chantal est marquée par une maltraitance qui a justifié un placement en famille d’accueil lorsqu’elle a eu 13 ans. Élève vive et intelligente, elle a été fortement soutenue par le directeur de son école qui lui a permis de ne pas être déscolarisée. Ce sont les rapports pervers qu’avait envers elle son chef d’établissement (Ch. R.) qui l’ont conduit sur mon divan. Chantal me ramène ce rêve : « Je revois Ch. R. et sa maîtresse qui reviennent des Landes où ils ont eu deux enfants, un garçon et une fille. En fait ils les ont volés à une femme qui les a conçus avec quelqu’un d’autre. J’ai accès à la carte de SS du garçon et je vois qu’il est né en 1971 ce qui n’est pas possible car la scène se passe aujourd’hui et il s’agit d’un tout petit enfant dans le rêve. » Chantal associe : « Mon jeune frère est né en 1971. Je me souviens avoir vu ma mère enceinte de lui et d’avoir réalisé à ce moment là que j’étais bien l’enfant moi aussi de mes deux parents, jusque-là j’étais persuadée qu’il y avait eu une erreur quand ils étaient venus me chercher à la maternité et que mes vrais parents n’étaient pas ceux-là ! »… « Et les Landes, que viennent-elles faire là-dedans ? En Verlan on entend « de l’an »… « Je suis née le premier janvier !!! » Je rapporte ce rêve, avec l’accord de mon analysante, mais je n’en cite que les éléments qui m’ont paru imager certains points importants que nous avons évoqués. Le roman familial est bien remémoré par Chantal, c’est le gros ventre de sa mère qui l’a ramenée à la réalité de sa filiation. « J’ai compris tout d’un coup que, moi aussi, j’avais été dans ce ventre. » Retour au réel de la sexualité parentale et retour à la carence des imagos parentaux. Mais Chantal est née le jour de l’an, elle est née le Un janvier ce qui l’a faite malgré tout, à jamais, Une !

Je vais essayer désormais, après ces réflexions théorico-cliniques, de resserrer mon propos autour de ce bel argument que nous a proposé J.-R. Freymann. Nous avons abordé le roman familial comme une idéalisation des origines du sujet désirant qui lui permet, car l’écriture de ce roman est assujettie aux lois du langage, de se projeter dans un au-delà de la demande de l’Autre et de la demande à l’Autre. Je rappelle ce que dit Jacques Lacan : « Le désir se produit dans l’au-delà de la demande, de ce qu’en articulant la vie du sujet à ses conditions, elle y émonde le besoin, mais aussi il se creuse dans son en-deçà, en ce que, demande inconditionnelle de la présence et de l’absence, elle évoque le manque à être sous les trois figures du rien qui fait le fond de la demande d’amour, de la haine qui va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans cette requête15. » Je dirais que le roman familial véhicule à son insu l’identité du désir et de la loi et de ce fait affranchit le sujet de toute demande et de tout besoin. Le roman familial n’est pas du côté de la sublimation qui, elle, permet à la pulsion d’atteindre son but sans passer par le refoulement. Le roman familial me paraît permettre de supporter la déception inhérente à la reconnaissance de la castration de l’Autre grâce à l’identification au trait unaire, l’idéal du moi qui résulte de cette identification va pouvoir protéger la dynamique du moi-idéal. Voilà, à mon sens, ce que soutient le roman familial : une pérennisation du moi-idéal imaginaire sous-tenu par la figure symbolique de l’idéal du moi. Le roman familial est un témoin du désir du sujet, c’est, nous l’avons dit, le fantasme qui en est le soutien. Le mathème S<>a implique un sujet divisé par les lois de la parole et du langage, il suppose un sujet blessé par l’éclat d’une jouissance perdue qui l’installe pour toujours dans le manque-à-être, il produit l’histoire du sujet du désir inconscient. La Loi qui structure le fantasme, trace le chemin du désir. Méta-phorein, porter ailleurs, porter au-delà ; les lois de la parole et du langage portent le sujet désirant au-delà de l’exactitude du signe, elles le contraignent à refouler la vérité car, on le sait, la vérité tient au réel. Si ces lois ne sont pas là pour diviser le sujet, alors, comme chez Séverine, la métaphore devient délirante, le mot vient se coller à la chose et la chaîne signifiante ne laisse plus de place pour que le sujet y soit représenté entre chaque maillon. Cette métaphore délirante, peut-elle être remise en question par la parole et le langage ? Autrement dit, existe-t-il une alternative à la prise en charge psychiatrique d’une métaphore délirante ?

Ivana, 43 ans, est née en Biélorussie, fille d’un magistrat haut placé, elle a fait des études de rhumatologie sur place puis, avec son mari, chirurgien viscéral, elle est venue en France. Son diplôme n’étant pas reconnu, elle a repassé l’internat en France, a été chef de clinique dans un grand CHU. Elle est praticien hospitalier dans un Centre Hospitalier Régional. Connaissant un autre praticien hospitalier de ce CHR, celui-ci m’a demandé de la voir car elle ne souhaitait pas consulter un praticien dans la ville où elle exerce. Ivana est l’objet d’une mise à pied de la part du directeur du CH. Depuis de longs mois, en effet, son comportement devient insupportable pour ses collègues et pour tout le personnel. Elle est cassante, agressive, injuste. Elle soutient que tout le monde lui en veut, accuse ses collègues dont elle se méfie en permanence de la harceler, y compris sexuellement. Son mari confirme que c’est la même chose à la maison, assure que le couple est au bord de la rupture car lui- même est soupçonné d’infidélité en permanence. Tout cela n’a aucune conséquence sur l’activité professionnelle d’Ivana dont les compétences sont unanimement reconnues. Le confrère l’a mise en arrêt maladie afin de la protéger des foudres de l’administration. Ivana est effectivement dans une certitude délirante de harcèlement, tout fait signe chez elle pour alimenter ses convictions. « Quand avez-vous commencé à ressentir ce harcèlement ? En 2013, j’ai été nommée chef de service, on m’a quasiment obligé, moi je ne voulais pas ! À partir de ce moment-là, j’ai bien senti que l’attitude de mes collègues et du personnel commençait à changer, je me suis sentie de plus en plus seule et cette attitude envers moi n’a fait que s’aggraver progressivement pour finir par les allusions obscènes d’un collègue pendant la visite (elle mime des gestes obscènes avec sa bouche) ; mon mari de son côté était de plus en plus absent prétextant une surcharge de travail, son absence a bien sûr éveillé ma jalousie et j’ai même posé mon alliance ! » Ivana est épuisée, mais sa violence intérieure ne désarme pas. Je lui fais un arrêt maladie d’un mois, elle refuse tout traitement car elle dit qu’elle n’est pas malade. Je la revois une semaine plus tard, elle est un peu moins fatiguée, les relations conjugales semblent s’apaiser, ses convictions délirantes sont toujours aussi vives. Après une interruption de quelques semaines liée à une période de fête, je revois Ivana totalement transformée, elle est reposée, très souriante, très apprêtée, calme. « Je crois que ma ténacité et mon perfectionnisme ont peut-être joué un rôle dans ce que j’ai ressenti à l’hôpital. Je m’ennuie à la maison et je souhaite reprendre mon travail au plus tôt ! » Pendant les fêtes, elle a revu ses parents et sa sœur. Elle a, dit-elle, « réglé des comptes avec sa sœur et sa mère » car elle a toujours eu le sentiment que sa mère préférait sa sœur. Il n’y a pas eu de rupture pour autant et les relations familiales sont désormais apaisées. Son père n’est pas intervenu. Ivana me souligne que son père a fait une grosse dépression quand, après un changement politique dans son pays, il a été mis au placard ! Je ne connais pas assez l’histoire d’Ivana mais la métamorphose qu’elle me donne à voir me laisse perplexe. Cette histoire ne peut pas ne pas évoquer pour nous l’histoire de Schreber et du délire qu’il déclenche après sa nomination prestigieuse. Certes Ivana a continué longtemps son activité professionnelle sans fléchissement aucun, mais la certitude délirante est incontestable. Un des ses collègues me dira que c’est avec la gent féminine qu’Ivana est particulièrement agressive. Je suis étonné à la dernière consultation de percevoir l’apparition d’une certaine modestie et d’une certaine réserve chez Ivana, ces qualités contrastent de façon évidente avec la haute opinion d’elle-même qu’elle a manifestée les premiers temps. Nous savons combien est différente l’appréciation de l’importance du moi du paranoïaque, selon que l’on se place du point de vue psychiatrique qui le décrit comme hypertrophique, ou du point de vue psychanalytique qui le découvre dans sa grande précarité. Si l’on retient l’hypothèse de la structure paranoïaque, ce à quoi, pour l’instant, la clinique nous incite, que s’est-il passé pendant les fêtes de fin d’année ? Est-ce qu’Ivana a retrouvé une place dans l’histoire familiale ? Quelle a été la réponse de sa mère aux récriminations d’Ivana ? Toutes ces questions pourront, je l’espère, être reprises lors de nos prochaines rencontres. Je ramène cette vignette clinique car elle est susceptible d’installer la problématique soulevée dans notre argument. Si on admet qu’Ivana délire, où donc situer sa métaphore délirante ? « Je suis chef, donc je suis un objet de convoitise qui éveille la jalousie de l’Autre. Je suis jalouse dans mon couple, je suis jalouse de ma sœur ; donc l’Autre est jaloux de moi et veut ma peau ! » Ivana perd la tête en devenant chef, terrible paradoxe ! En suivant le fil de ce qui n’est que pure hypothèse, on peut imaginer que parmi les signifiants qui ont circulé lors de sa rencontre familiale, il y en ait un qui a pu révéler du manque dans l’Autre et, ce faisant, permettre à Ivana de métaphoriser sa souffrance, de la porter ailleurs, de relancer la capture du réel traumatique dans la chaîne métaphoro-métonymique. C’est une dimension poétique qui a peut-être surgi chez Ivana en passant de la métaphore délirante à une métaphore où s’inscrit le manque-à-être.

C’est sur cette idée là que je conclurai en citant Yves Bonnefoy : « La disparition du digamma du sein de l’alphabet de la langue grecque (…) fait penser à d’autres disparitions. Par exemple, dans les réseaux des significations conceptuelles, celle du savoir de la finitude. Une sorte de mauvais pli qui paraît alors entre l’existence et sa vêture verbale, une bosse sous la parole qui n’en finit pas de se déplacer sans se résorber dans des mots qui en seront à jamais fiction, en dépit des efforts – mais du fait des rêves – de ce que notre temps a dénommé l’écriture, cette attestation quelquefois de notre besoin de poésie. »

1 Charles Melman, Travaux pratiques de clinique psychanalytique, Toulouse, érès, 2012, p. 16 et seq.

2 On peut imager cela à partir de ce que le poète Yves Bonnefoy évoque dans son livre Le Digamma. Il imagine que, avant la disparition au sein de l’alphabet de la langue grecque de la lettre digamma, il y avait une adéquation parfaite entre la chose et le mot. Yves Bonnefoy, Le Digamma, Éditions Galilée, 2012.

3 Sigmund Freud (1915), « Le refoulement », dans Métapsychologie, Folio essais, 1990, p. 52.

4 Jacques Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, Seuil, 1966, p. 583.

5 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V (1957-1958), Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, coll. « Champ freudien », 1998, p. 240.

6 Jacques Lacan, Écrits, op. cit., p. 319.

7 Sigmund Freud (1915), « L’inconscient », dans Métapsychologie, Folio essais, 1999, pp. 116-117.

8 Patrick De Neuter, « Le Fantasme » dans Dictionnaire de la Psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Larousse, 2012, p. 198.

9 Ibid.

10 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Le Champ freudien, 1981, p. 276.

11 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Champ freudien, 1992, p. 168.

12 Charles Melman, Travaux pratiques de clinique psychanalytique, op. cit., p. 57.

13 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre X (1960), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 126.

14 Claude Landman, « Délire », dans Dictionnaire de la Psychanalyse, sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch, Larousse, 2012, p. 141.

15 Jacques Lacan, « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », dans Écrits, op. cit., p. 629.

La femme en robe jaune et le sourire du chat Women – Sur les Women de Willem de Kooning

 

« Je suis un peintre éclectique « by chance ». Je peux ouvrir à peu près n’importe quel livre de reproductions et y trouver une peinture par laquelle je pourrais être influencé. (…) Si je suis influencé par une peinture d’un autre temps, c’est comme avec le sourire du chat de Cheshire dans Alice au pays des merveilles, un sourire qui reste quand le chat est parti depuis longtemps. Maintenant je me sens comme Manet qui disait « oui je suis influencé par tout le monde. Mais chaque fois que je mets mes mains dans les poches, j’y trouve les doigts de quelqu’un d’autre ». »1

Oui le chat est parti mais le sourire est resté, cela fait du peintre un passeur qui glisse entre ces instants de vision et qui substitue à une logique diachronique des styles une autre logique indéterministe de crise qui se résout dans le tableau en train de se faire. Le tableau devient le théâtre de la puissance magique des associations où les sourires flottent et se frottent aux doigts, où les femmes changent de robes sans arrêt pour être belles à croquer à moins qu’elles ne fassent glisser ou exploser leurs oripeaux afin de révéler leurs seins et leurs ventres.

  1. Entretien avec Harold Rosenberg, dans Art News de septembre1972, cité par Louis Marin dans le catalogue De Kooning, Centre Georges Pompidou, Paris,1984, p. 32.

« Woman I était une fille à robe jaune que de Kooning avait remarquée dans la quatorzième rue, puis oubliée, mais qui revint à la vie au cours de la peinture, jusqu’à ce qu’elle disparût pour toujours dans la cimentation du processus pictural de de Kooning. Woman I contient aussi les mères que le peintre voyait en passant, assises sur les bancs du parc de l’East Side, une madone étudiée d’après une reproduction, E ou M auxquelles il avait fait l’amour, plus nous dit-il le rictus des idoles mésopotamiennes. » 2

La Woman de de Kooning présente une étrange familiarité avec la Ninfa de Warburg3, créature féminine paradigmatique qui nous introduit aux paradoxes de l’image elle-même, conçue comme le lieu où des temps hétérogènes prennent corps ensemble. Ninfa est un fantôme qui revient hanter la représentation et la troubler par sa gestuelle particulière qui a le

pouvoir de transmettre le pathos. Elle est d’abord l’héroïne de ces « mouvements éphémères des chevelures et du vêtement4 » que la peinture renaissante a voulu incarner. Warburg la décrivait comme la « stylisation d’une énergie concrète5 ». De Kooning ne pouvait qu’éprouver de l’empathie pour de telles séductions kinesthésiques.

Edwin Denby rapporte un détail éclairant d’une conversation qu’il eut avec lui :

« Nous parlâmes de la malignité mystérieusement puissante qui transparaît dans la chevelure d’un jeune homme de Raphaël, et qui vous regarde par-dessus son épaule. »6

Le coup d’œil saisissant sera un des moteurs de l’art de de Kooning, non seulement parce que ses Women en seront dotées et nous tiendrons sous l’autorité de leur regard, mais parce que lui-même fera du « regard en passant7 » l’invention puissante et paradoxale de son œuvre. Oui, le contenu, ou le sujet de la représentation, sera un regard en passant dont la

  1. Cité par Yves Michaud, Ibid., p. 22.
  2. Sur la figure de Ninfa selon Aby Warburg, se référer à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’Image Survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.
  3. Ibid., p. 256.
  4. Ibid, p. 257.
  5. Edwin Denby « Willem de Kooning », Paris, L’Échoppe, 1994, p. 17. Denby, qui a beaucoup écrit sur la danse, a rapporté que de Kooning contemplait ses tableaux « comme un chorégraphe ses élèves ».
  6. « Le contenu, c’est un éclair, une rencontre-éclair – comme une illumination », définition donnée par de Kooning dans un texte intitulé « Content is a Glimpse », dans catalogue De Kooning, op. cit., p. 219.

surface du tableau accueillera la commotion. Les Women seront des idoles « border line », véritables « bombes » toutes entières vibrantes de la vitesse que de Kooning insufflera à sa peinture. Elles devront leur aspect souvent terrible à la concentration et la coalescence de moments éparpillés. Les Women ne sont pas pensées d’avance, elles prennent forme par débordements, chevauchements et accidents, elles ruinent la vieille distinction entre forme et

fond. Woman est à la fois l’image et sa défection. En cela elle est symptomatique du XXe

siècle, le propre de ce siècle selon Alain Badiou aura été de combiner « le motif de la destruction à celui de la formalisation8 », propriété qui selon lui s’applique aussi bien à la science qu’à l’art.

Le manque, la perte, associés à une hypermnésie traverseront toute l’œuvre de de Kooning.

« La Woman devint absolument nécessaire en ce sens que je n’étais pas capable de la saisir. C’est vraiment très drôle de se retrouver coincé avec les genoux d’une femme9Ninfa n’est pas une mère consolante qui prend son enfant sur ses genoux10. »

Dans un entretien avec Selden Rodman en 1956, il dit :

« Peut-être avais-je peint, en cette phase de jeunesse, la femme en moi (-) J’aime les belles femmes. Dans la réalité, et même les modèles dans les revues. Parfois les femmes m’irritent. Dans la série des Women, j’ai peint cette irritation. »11

« Peut-être faudrait-il étudier le rapport singulier qu’entretient de Kooning avec les Women en détaillant la façon dont il s’en sort avec elles, les prenant parfois de vitesse ou au contraire s’épuisant dans un tableau impossible. Revenons donc à l’historique : Woman 1 voit le jour en 1950, après une toile abstraite nommée Excavation mais elle ne sera considérée comme terminée que deux ans après. de Kooning passe dans le milieu artistique newyorkais pour un peintre qui ne peut pas achever ses tableaux. Il peut réaliser un grand tableau en un jour, puis en gratter la peinture en quelques minutes pour le recommencer le lendemain – un tableau par jour pendant toute une année et toujours sur la même toile. »12

  1. Alain Badiou, « Le XXIe siècle n’a pas commencé », interview par Élie During. Entretien paru dans Art Press

n°310, mars 2005.

  1. « Content is a Glimpse », op. cit., p. 219.
  2. « Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer.
  3. Cité dans Barbara Hess, de Kooning, Les contenus, impressions fugitives, Taschen, Paris, 2004, p. 42.
  4. Ibid., p. 31.

« Je renonce à terminer. Je peins jusqu’à m’être sorti de l’image. Je suis toujours quelque part dans le tableau, toujours dans l’espace que j’utilise. C’est comme si je m’y déplaçais, et il semble qu’il y ait un moment où je perds de vue ce que je voulais atteindre. C’est alors que j’en suis sorti. »13

Les années cinquante verront proliférer une grande série de Women, peintes ou dessinées et obéissant donc à des temporalités variées. Si les peintures sont des compilations de différents moments, les dessins doivent aller très vite et sont parfois réalisés les yeux fermés. C’est le cas par exemple d’un dessin où de Kooning cherche à traduire l’hystérie des groupies des Beatles vues à la télévision.

Il porte un grand intérêt pour les supports de la vie quotidienne où la femme apparaît.

La star fait partie de cette galerie singulière, il consacre un dessin à Marilyn Monroe

en 1951.

Il découpe des sourires éclatants dans les journaux et les intègre à ses représentations. Il y a beaucoup de sourires dans ses Women14, parfois en des endroits inusités – souvenir du chat du Cheshire ?

Son atelier est jonché de feuilles de papier, pour lequel il a un attachement particulier, pas

uniquement parce qu’il lui sert de répertoire iconographique, mais en tant qu’outil opératoire indispensable.

Il se servait de papier parce qu’il pouvait le couper et le déchirer afin de pratiquer des combinaisons de formes inattendues. Ainsi une Woman pouvait-elle être morcelée et mise en relation avec une autre. Les Women émergent de cette pratique de la mobilité et souvent de la destruction, elles sont disjointes, déplacées sur le support puis réassemblées, sortes de 

  1. Ibid. p. 69.

14 « J’ai découpé beaucoup de bouches. D’abord j’ai pensé que tout devait avoir une bouche. Peut-être était-ce un jeu de mots. Peut-être était-ce sexuel. Quoiqu’il en soit, je découpais des bouches en quantités. Puis, je peignais les figures et après, j’y mettais la bouche plus ou moins là où elle devait être. À la fin, c’était toujours très beau ; ça m’aidait immensément d’avoir cet élément de réel. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi la bouche. Peut-être à cause du sourire – il me rappelle ces idoles mésopotamiennes, toujours dressées vers le ciel, avec ce sourire, comme si elles étaient stupéfiées, non par leurs problèmes respectifs, mais par la confrontation avec les forces de le nature. J’étais très conscient de cela – le sourire, c’était quelque chose à ne pas lâcher. » W. de Kooning, 1960 Content is a glimpse, op. cit.

cadavres exquis. Dans les dessins au fusain ou au pastel, les limites sont également brouillées, poussées par l’usage de la gomme ou du frottage. Le bord déchiré du papier est d’un usage essentiel, masquant une partie des figures et introduisant un hiatus soudain dans les traits de pinceaux ou de fusain, scellant le destin du hic et nunc des Women.

Cette exploration temporelle du mouvement garde une image d’un geste dans l’espace alors que le geste n’existe déjà plus, dans le « il y a » de la toile, on retrouve le « il y a eu ».

De Kooning utilise également largement le papier lorsqu’il peint – on peut d’ailleurs considérer que sa pratique du dessin et du collage est un laboratoire expérimental pour sa peinture – pour masquer une partie du tableau en cours. Un cache est posé sur la toile fixée au mur et le travail est fait autour de et sur la peinture. Quand le papier est enlevé, un passage abrupt refend la figure dans un lapsus prémédité. Il se sert aussi du papier pour conserver à la peinture à l’huile sa viscosité, en couvrant les parties qu’il veut retravailler, processus qui va faire glisser le médium et lui donner une épaisseur charnelle. Les Women chavirent dans les recouvrements, les giclures, les remontées de matières. De cette lutte, elles ressortiront à la fois mortifiées et triomphantes.

Ces mères de matière retournent à leur origine étymologique, la matière c’est d’abord la mère, mater. Et la tache exige la relation avec le vivant, l’inscription du vivant lui donne la

« magie temporelle » qu’évoquait Walter Benjamin15.

Dans les années 1960-1970 de Kooning poussera ces Women à l’extrême limite de la figurabilité. Il a alors quitté New-York pour s’installer à Long Island et porte une extrême attention à l’élément liquide :

  1. « La sphère de la tache est celle d’un médium (-) la tache apparaît surtout sur le vivant (stigmates du Christ, rougissement, peut-être la lèpre, les taches de naissance). Il est très remarquable que la tache, lorsqu’elle apparaît sur un vivant, soit si souvent liée, soit à la culpabilité (rougissement) soit à l’innocence (stigmates du Christ). Dans la mesure où le lien qui unit culpabilité et péché est de nature temporellement magique, cette magie temporelle apparaît dans la tache, en ce sens que l’interpolation du présent entre passé et futur est neutralisée et que, magiquement réunis, le futur et le passé font irruption sur la tête du pécheur. » Walter Benjamin, Fragments, La Librairie du Collège International de Philosophie, Paris, Puf, 2001, p. 138.

« Je travaille à une série sur l’eau. Les figures flottent comme des réflexions dans l’eau. La couleur est influencée par la lumière naturelle. C’est l’avantage d’ici. Oui, peut-être qu’elles ressemblent à du Rubens. Oui, Rubens avec toutes ces fossettes… Je dois faire attention à ce qu’elles n’aient pas l’air trop liquides. »16

Dès 1949, dans une conférence intitulée « A Desperate View », de Kooning dira :

« On reste à jamais perdu dans l’espace. On peut y flotter, y voler, s’y arrêter. Aujourd’hui cependant, il semble plus approprié, ou tout du moins plus opportun d’y vibrer. C’est une idée désespérée que celle de s’y intégrer. »17

Et plus tard :

« L’espace de la science, l’espace des physiciens m’ennuie profondément à présent. Quand j’étends les bras le long de mon corps et me demande où sont mes doigts, c’est tout l’espace dont j’ai besoin comme peintre. »18

Dans ses dialogues avec les Women, il est malaisé de savoir qui mesure l’autre. En tout état de cause, le peintre éprouve sa présence au monde dans le dispositif, étrange somme toute, qu’il met en place.

Il se mesure et se découvre dans des lieux – les toiles, les papiers – qu’il va éprouver de ses doigts. Et ses doigts, en retour, vont servir à ritualiser par l’usage de la cosmétique de la peinture ces idoles que sont les Women.

« L’anatomie n’est pas le destin, ni la politique : la séduction est le destin. Elle est ce qui reste de destin, d’enjeu, de sortilège, de prédestination et de vertige, et aussi d’efficacité silencieuse dans un monde d’efficacité visible et de désenjouement. »19

  1. Barbara Hess, De Kooning, Les contenus, impressions fugitives, Paris, Taschen, 2004, p. 57.
  2. Catalogue De Kooning, op cit. p. 193.
  3. Barbara Hess, De Kooning, Les contenus, impressions fugitives, p. 64.
  4. Jean Baudrillard, De la séduction, Éditions Galilée, 1998, p. 245.

Les évolutions depuis les « Complexes familiaux » de Lacan

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Les nouveaux complexes familiaux » qui a eu lieu le 8 mars 2017.  

Exposé introductif de la journée de formation

Le thème d’aujourd’hui réfère à l’actuel mais étudier l’actuel c’est « être dans un train et en même temps le regarder passer », c’est un mouvement topologique difficile à traiter. Je vais aborder cette question par un texte de Lacan, Les Complexes familiaux1, de 1938. Ce texte est important pour deux raisons : il est paru dans l’Encyclopédie Universalis, autrement dit il concerne toute une époque, c’est une sorte d’écran, voire de souvenir-écran dans lequel Lacan intègre tous les apports de ses congénères, toutes les avancées sociologiques, ethnologiques etc., et d’autre part, ce texte anticipe l’ensemble de son œuvre. C’est un plan projectif où nous avons à la fois le contexte dans lequel se trouve Lacan et tout ce qu’il va développer par la suite.

Faire ce travail, c’est, en quelque sorte, recevoir l’héritage de Lacan, travail qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été fait. Les séminaires de Lacan ont été publiés sans étude critique. Ainsi, sans soutien, sans structures d’études, le travail pour les générations qui suivront sera trop complexe. Le travail des générations d’aujourd’hui et de celles de demain sera donc de trouver des fils traversiers qui permettront en quelques pages de donner des clés d’accès à l’œuvre de Lacan. Les complexes familiaux font, d’autre part, partie de la question « stylistique » de Lacan, c’est un « style maniéré » car Lacan avait une inhibition de l’écriture très importante. Quand vous lisez les Écrits2, il faut vous reporter aux séminaires correspondants qui en sont toujours une reprise.

L’actuel pose non seulement la question des Complexes familiaux mais aussi celle de la question psychanalytique. Comment « adapter » la question de la psychanalyse à l’actuel qui accorde maintenant une large part à l’arbitraire, arbitraire des sondages et arbitraire des individus ? Dans la Cité, les institutions religieuses, politiques et associatives faisaient le pont avec l’institution de la famille, autrement dit sur les choix objectaux et désirants des personnes. L’institution est la base du politique. Que penser aujourd’hui d’un individu qui pourrait décider de l’avenir d’un ensemble de personnes ? Qu’en est-il aujourd’hui de la Res publica ? Il y a une sorte de carence, un grand néant qu’il s’agit de combler. Comment le combler ? En mettant en place des leaders, des Führer…

En 1968, se posait la question de comment « sortir » de la famille ? Comment acquérir sa « liberté », liberté de penser autrement, liberté sexuelle et autres libertés ? C’était cependant l’époque où « il était interdit d’interdire ». Cet énoncé indiquait la place de la question du surmoi. Sans cette place du surmoi, on est dans l’ère d’un mélange de « lois », loi des juges, loi policière, « loi » des règles institutionnelles, loi symbolique etc. Toutes ces lois fonctionnent aujourd’hui comme si elles étaient mises bout à bout. On arrive à un système que Lacan appellera plus tard un sinthome. Faute de Loi, faute de règles du jeu, on met en place quelque chose qui noue ensemble des dimensions qui ne tiennent pas ensemble. Quand quelque chose ne fonctionne pas, on raboute.

Au fil des générations – de la génération d’après-guerre, la Première Guerre mondiale, en 1938 jusqu’à la génération de 1968 et au-delà des modifications qui s’opèrent – il y a dans les Complexes familiaux, au niveau analytique, un point de constance qui concerne la prohibition de l’inceste. Mais de quelle constance s’agit-il ? S’agit-il de la fonction du complexe d’Œdipe freudien, c’est-à-dire de la prohibition de l’inceste (non pas Œdipe-roi, ni d’Œdipe à Colone), ou s’agit-il de la mise en place d’autres valeurs ? À toute époque, le complexe d’Œdipe fonctionne dans la paranoïa, dans la phobie, l’essentiel de la question étant : comment la question du complexe de castration se positionne-t-elle par rapport au complexe d’Œdipe ? Dit autrement comment votre propre loi et comment votre propre désir s’articulent-ils par rapport à cette Loi ?

Qu’advient-il aujourd’hui de la prohibition de l’inceste ? Cette question n’est pas seulement analytique mais aussi sociologique, ethnologique, « lévi-straussienne ». Quand la loi symbolique ne tient pas, elle entraîne un problème « politico-analytico-psychologico- consultatif » : la loi de la réalité vient alors « couvrir » les défauts de la loi symbolique ; c’est à cet endroit qu’émergent les totalitarismes, que réapparaissent les fantasmes fascistes. Aujourd’hui, par exemple, quelque chose se joue autour de l’arbitraire du nombre de voix : avec le soutien des voix de 1 000 personnes, une personne se targue de décider du sort de millions de personnes, c’est une démarche délirante. La règle du jeu est donc masquée ici par la règle de la masse, différente de la règle de la psychologie collective. En effet, en réponse à la théorie de Le Bon, Freud démontre qu’un certain nombre d’instances interviennent dans le processus de psychologie collective tels que l’idéal du moi, le surmoi, le moi, l’objet, l’identification mutuelle etc.

Comment fonctionnent les constellations familiales (selon les termes de Lacan) ? Comment les différentes fonctions se répartissent-elles ? Aujourd’hui, les constellations familiales se sont modifiées avec les familles recomposées. Ces questions permettent de décoller la question des fonctions à l’intérieur de la famille de la question de l’être sexué des personnes, questions qui, souvent, sont mises bout à bout. Aussi, si la question des fonctions se pose, il reste cependant, à l’intérieur même de la constellation familiale, une conflictualité tout à fait structurale, à l’inverse d’une famille qui fonctionnerait bien, voire trop bien, c’est- à-dire comme une secte.

De génération en génération, de nouvelles significations se cherchent. La génération de nos enfants ou la génération de nos petits-enfants a des modes de fonctionnement différents, mais cette génération n’est pas plus « jouissive » qu’une autre. Ce que l’on peut constater cependant au fil des générations, particulièrement pour la génération des 30-40 ans, c’est un défaut, une sorte de « forclusion » de la question de l’historicisation, celle de l’articulation avec les « enseignements » du passé. Est-ce en rapport avec la rapidité des choses ? Philippe Breton avait fait une étude sur la raison qui avait conduit certaines personnes a voté pour l’extrême-droite, ce qu’il qualifiait de « sécession ». Sans être extrémistes, des personnes tournent le dos à la société légitime. Elles n’ont plus confiance dans les institutions et dans les différentes médiations qui leur étaient proposées jusque-là (le curé, l’instituteur, le juge etc.) D’autre part, on s’est rendu compte que beaucoup de personnes avaient des grands-parents qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, avaient été enrôlés de force dans l’armée allemande. Enrôlement forcé qui a eu pour effet de créer un double sentiment d’exclusion : d’une part, dans l’armée allemande dont les personnes se sentaient « exclues », puis par les Français lors de leur retour en France à la fin de la guerre. Que faire de cette question des « Malgré-nous » ?

La psychanalyse permet de découvrir qu’on est porteur – inconsciemment – des traumatismes des générations précédentes, elle permet non seulement que le rapport à l’angoisse puisse se modifier mais aussi de traverser tous les champs, la sociologie, l’ethnologie, etc. La question des « Malgré-nous » renvoie à une question que Lacan a beaucoup travaillée dans sa thèse3, celle des tensions sociales. Lacan s’interroge sur les effets des modifications sociales sur les structures, ce qui apparaît aussi chez l’enfant lorsque quelque chose se modifie dans la constellation familiale. Les premiers écrits de cette question concernent « Les sœurs Papin4 » ; Lacan met l’accent sur le fait qu’avec une structure de départ névrotique, psychotique ou perverse – structure donc avec une forme symptomatique prépondérante – on peut « perversionner » tous les symptômes. Se produit alors dans la constellation familiale un « bain pervers » avec du déni, des scénarios fétichistes etc. Dans la constellation familiale, on n’est pas seulement au niveau de la question de la structure individuelle, on est du côté de la manière dont on va « faire avec son symptôme » (selon le terme de Lacan), en lien avec des tensions sociales plus ou moins fortes. Avec les sœurs Papin, Lacan montre qu’à un certain moment, du fait d’une panne d’électricité, la patronne s’en prend à une des sœurs Papin, ce qui déchaîne les passages à l’acte.

Qu’en est-il aujourd’hui des tensions sociales ? Moustapha Safouan écrit à propos de Lacan, je le cite :

« Il (Lacan) assigne une fonction normativante au père au cours de la période de la sexualité précoce chez l’enfant. Quelle est la portée de cette sexualité précoce qui est, si je puis dire, une sexualité en pure perte du point de vue biologique5. »

Nous dirions aujourd’hui qu’on est bien confronté à cette question : quelle est la part de la biologie et de la science par rapport à l’enfant ? La vraie matrice de la constitution de l’enfant, ce n’est pas le stade du miroir, mais la clinique du stade du miroir, avant même la question œdipienne. C’est le fait qu’au moment où l’infans, en situation de prématurité et grâce à cette prématurité biologique, physique, embryologique, va voir une image unitaire, unifiée, une identification première primordiale, alors même qu’il n’est pas constitué spéculairement. À cet endroit, on voit que la prise dans les discours fonctionne déjà, avant même que l’enfant ne parle. C’est un paramètre difficilement repérable mais primordial. Ce n’est pas seulement primitif car, dans la plupart des psychoses familiales, le stade du miroir se rejoue. Les personnes psychotiques cherchent une identification primordiale première – on retrouve là, la question du Führer, du leader – pour reconstituer cette image spéculaire dans le miroir. La fonction du stade du miroir pose la question du comment on constitue une image « en dehors » où on se voit unitaire. La psychose est souvent une quête à l’intérieur des familles d’une sorte d’identification qui permettrait que « ça » tienne ensemble.

De ce fait, je ne vois donc pas en quoi une forme de structure familiale traditionnelle plutôt qu’une autre ne serait pas – au niveau de la clinique de l’inconscient – à même de produire une identification primordiale première. Freud avait bien repéré, sur le plan clinique, que ceux qui ont eu très peu de rapport à la loi dans leur fonctionnement familial – je pense à la question de la symétrie dans les générations, le fils « copain » du père – ont souvent un surmoi féroce considérable. La constellation familiale est un paramètre mais il faut avant tout s’interroger sur la question du stade du miroir, non seulement dans son mythe mais aussi dans sa fonction à la fois par rapport à l’identification, à la fois par rapport à la jubilation, à la fois pour savoir comment les choses se « posent » dans les psychoses.

Pour terminer, j’ajouterai que Lacan amène aussi un triptyque de trois complexes : le complexe de sevrage, le complexe de l’intrusion et le complexe d’Œdipe.

En plus de la question du miroir, Lacan donne une place toute particulière à la question fraternelle. L’intrusion, dans le monde psychique, est avant tout l’intrusion par le frère ou la sœur. À l’endroit où on est dans l’hainamoration, dans la catastrophe psychologique, dans l’irruption radicale, dans le viol systématique, dans la cascade des remaniements de la constellation familiale, c’est la naissance d’un frère ou d’une sœur qui est structurellement une catastrophe qu’il va falloir négocier d’emblée. Ceci me permet d’ouvrir une autre question, celle de la place de l’homosexualité. Dans le mot « homosexualité », il y a homosexualité en tant que « sexualité du même » qui renvoie au stade du miroir, de la mêmeté. C’est la question de : comment je me constitue une image ? Comment, avec l’autre, je me fais moi, l’alter ego ? Comment je me constitue par rapport à cet autre, le frère, la

sœur ? C’est la question que l’on retrouve dans « Pour introduire le narcissisme6 », qui renvoie à la libido narcissique. D’autre part, il y a la question du choix d’objet. L’homosexualité est alors la résultante de tout le processus du stade du miroir et de la question œdipienne.

Discussion

Nicolas Janel : Quelle est l’articulation entre la loi symbolique et le stade du miroir qui serait de l’ordre de l’imaginaire ?

JRF : C’est la question de l’identification primaire, celle de l’identification au père, André Green évoquait la question du principe de la « paternité ». Dans le stade du miroir, il y a un montage symbolique qui tente de constituer de l’imaginaire, il n’est pas d’imaginaire d’emblée. Dans le séminaire Les psychoses7, Lacan précise qu’il y a un défaut de constitution de l’imaginaire et ce qui est à produire, c’est l’imaginaire.

Question à propos de la recomposition familiale et des contrats pervers.

JRF : La constellation familiale en tant que telle c’est une série de « contrats pervers » au sens où les objets sont matérialisés, les liens sont déjà là. Ce que je constate dans les familles recomposées, c’est que quelque chose ne fonctionne pas au niveau de l’historicisation en lien avec le rapport à l’inceste. Quand on parle d’inceste, ce n’est pas l’inceste réel, il y a des incestes symboliques et des incestes imaginaires au sens fantasmatique du terme. Ce qui est en question, ce ne sont donc pas les familles recomposées en tant que telles, c’est comment la question générationnelle va être affirmée, il ne s’agit pas d’une personne, il s’agit dans certains cas d’un « climat » incestueux.

Questions :

  • À propos de l’articulation du stade du miroir et de l’identification primordiale avec la question de l’humanisation.
  • À propos de l’inscription sociale en lien avec le passage du « dedans » et du « dehors » d’avec la famille.
  • À propos du statut du désir d’enfant dans le lien amoureux.

JRF : L’évolution institutionnelle, ethnologique, sociologique suit son propre cours, mais le problème « raciste » est toujours là, c’est-à-dire le problème de l’ouverture à l’autre. L’homosexualité (comme choix d’objet) est-elle mieux acceptée par la société d’aujourd’hui ?

La famille est toujours l’unité institutionnelle. Lucien Israël disait : « Les femmes vont dans le sens de construire des familles, les hommes vont dans le sens de leur destruction. » Ce jeu entre homme et femme pose une question sous-jacente : la position de la femme dans l’institution familiale, entre la mère et la femme. Est-elle en position de mère pour tous les membres de la famille ? Comment va-t-elle pouvoir affirmer sa position féminine ?

Cette question renvoie au désir d’enfant. Qu’est-ce que le désir d’enfant ? On a le désir du désir de l’Autre, c’est-à-dire le désir de ce qui nous manque. Le désir d’enfant est déjà une réponse, c’est une forme matérialisée. Le désir d’enfant est une « forme fétichiste », c’est le fétichisme de la femme en même temps que son rapport aux vêtements.

Dans nos systèmes actuels, ce qui est intéressant à noter c’est l’enfant en position de parents particulièrement lorsque les parents sont vécus comme « fragiles ».

Question à propos de la nomination de l’enfant et de son inscription dans les générations.

JRF : La nomination est un effet du langage lui-même. Ce que l’on appelle stade du miroir a-t-il un effet de nomination ? La nomination, c’est reconnaître quelque chose qui est déjà là. La question du nom, c’est aussi comment le sujet va se débrouiller avec son nom, mais la nomination n’est pas première.

Question à propos de la « forclusion » de l’historicisation et de l’atemporalité de l’inconscient en lien avec la question de la répétition, c’est-à-dire de la pulsion de mort et du passage à l’acte.

JFR : La question du défaut d’historicisation sur le plan personnel, sur le plan politique etc., a des conséquences cliniques. Aussi, au cours des entretiens préliminaires, il ne faut pas hésiter à demander au patient des précisions sur son histoire avec cette idée de formuler des choses qui peuvent être sues en lien avec la question du savoir non su, c’est-à- dire l’inconscient. Freud interrogeait ses patients.

Quels sont les mécanismes en jeu ? Je pense que cela est en rapport avec le refoulement transgénérationnel, c’est le fait de ne plus tenir compte, comme le disait Lacan, de cette affirmation : « Honore ton père et ta mère. » Il faut entendre ici quelque chose de la Behajung qui a des répercussions cliniques ; aussi, ne faut-il pas hésiter à demander au patient tout de suite des précisions sur son histoire.

Epilogue de la journée : Les perversions extraordinaires

Je voudrais tout d’abord faire un rappel étymologique. Le mot complexe vient du terme complexus, participe passé de complector – enlacer, contenir – qui a donné complexité avec deux sens très différents : complexion, qui signifie assemblage, et tempérament.

À la question : y-a-t-il de nouveaux complexes familiaux ? La réponse – au niveau du contenu latent, au sens de l’inconscient freudien – est à chercher au niveau du triptyque lacanien dans le rapport au sevrage, à l’intrusion et au complexe d’Œdipe. L’actuel est à interroger au niveau de cette « triangulation ». Au niveau de la pratique, cela pose quelques difficultés puisque le devenir de la famille a changé dans notre monde contemporain, que ce soit au niveau des rôles, des droits (demande d’égalité des sexes), des religions qui ont conditionné et conditionnent encore les formes des familles. L’effet du « mariage pour tous », par exemple, est le reflet d’une certaine évolution civilisationnelle, « postmodernité » qui, il faut le rappeler, ne concerne qu’un tiers du monde. Cette évolution civilisationnelle n’a cependant pas à voir directement avec les subjectivités.

La question de l’inceste, en lien avec la structuration du sujet, est une des composantes qu’il sera nécessaire de reprendre car pour essayer de transgresser les lois, il faut qu’il y en ait. Au niveau sociétal, je dirais que la loi est « perverso-psychotique » du fait des mécanismes de la psychologie de groupe, du fait du médiatique, référence au virtuel, à internet, ne serait-ce qu’au niveau de la rencontre dite « amoureuse ».

Si on réactualise le triptyque de Lacan :

  • Le complexe de sevrage pose la question de la séparation. Je ne parle pas de la séparation amoureuse qui est l’effet a posteriori d’une Bejahung, d’une affirmation qui a fonctionné. La question de la séparation est la manière dont un enfant se structure difficilement en se séparant de son objet. La séparation, c’est le « fort-da », manière de négocier la séparation par le jeu de cache-cache, c’est-à-dire de négocier l’absence de l’autre, de la mère, du père ou du frère. Jacques Lacan et Sigmund Freud s’appuient sur la question du fort-da car la symbolisation est déjà là, mais cela ne la crée pas. Le jeu de cache-cache indique que le refoulement primaire est déjà là.

À la question : peut-on créer du refoulement primaire ? La réponse est oui. Lucien Israël disait8 : le S1, le signifiant-maître, n’est pas déjà là. L’ancrage, au départ, n’est pas déjà là, l’ancrage se crée dans la cure. Que se passe-t-il dans une cure ? On essaie de remobiliser les différents signifiants fussent-ils des signifiants-maîtres virtuels.

  • Le complexe d’intrusion concerne la question du tiers exclu, question plus actuelle que jamais, question que l’on retrouve dans la psychologie collective, dans le médiatique. Le médiatique n’est pas un « vrai » tiers, c’est du synchronique, du momentané. La relation amoureuse par le virtuel, le médiatique, ne tient pas ; il y a souvent confusion, au sens freudien, entre la sexualité et la génitalité.
  • Le complexe d’Œdipe, on l’a vu, est en lien avec la question du rapport clinique au stade du miroir en tant qu’identification primordiale, en tant que refoulement premier. L’œdipe est un moment complexe. Lacan y a rajouté la question du phallus. Freud, dès les lettres à Fliess9, indique qu’il y a des formes de structuration plus précoces ou moins précoces suivant que l’on est dans la paranoïa, dans la phobie ou dans l’hystérie. Ce ne sont pas les mêmes moments et modes d’ « œdipinisation ». Par exemple, le paranoïaque est déjà dans l’Œdipe-roi mais pas dans le complexe d’Œdipe par rapport à la castration.

Pour conclure, nous dirons que la constellation familiale est un paramètre qui fonctionne au niveau de la genèse pour l’enfant aussi bien pour les moments délirants que pour les moments d’angoisse aigus ou encore pour les moments difficiles entre fantasme et délire. La constellation familiale constitue un paramètre qui va faire évoluer d’une certaine manière les structures présentes ou virtuellement présentes.

Pour illustrer cette question, je présenterai trois exemples :

  1. Dans Le nazi et le psychiatre10, un psychiatre tente d’étudier, pendant le procès de Nuremberg, la psychopathologie des deux plus grandes figures et bourreaux du nazisme, Hermann Göring et Rudolf Hess, qui rappellent les tentatives d’étude faite aussi par Primo Levi et Hannah Arendt. Contrairement à toute attente, cette étude indique que tout est « normal ». Du côté de la constellation familiale, H. Göring est un homme très attaché à sa famille. La fonction familiale se situe « à part », dans son rapport à l’autre, dans son rapport aux institutions (il s’agit d’une véritable schize).
  2. Dans Le président T. W. Wilson, Freud réalise, avec William Christian Bullitt (un diplomate), un portrait psychologique du président T.W. Wilson, et fait ressortir un point très intéressant, celui du surmoi. Le président T. W. Wilson est celui qui a « poussé » à la création de la Société des Nations (SDN) et a tout fait pour que les États-Unis n’en soient pas membres. La problématique de T.W. Wilson, brossée en une phrase, est la suivante : « Si son père était Dieu, il était lui-même le fils unique et bien-aimé de Dieu, Jésus-Christ11. » Freud propose que lorsqu’on est pris dans une identification au surmoi, il est difficile de dire si c’est une force surmoïque dans le collectif, si c’est névrotique ou psychotique. Il ne s’agit pas obligatoirement d’un surmoi œdipien, c’est le surmoi tel que Mélanie Klein ou Winnicott en parle, c’est-à-dire quelque chose qui tient dans la prise dans le langage lui-même. Dès lors, il y a quelque chose qui interroge le fonctionnement du président, qui pose la question de sa folie (voir Trump).
  3. Louis II de Bavière a eu la chance d’être roi, il a pu faire des « constructions » délirantes à savoir des châteaux ! À propos du Journal clinique, un article sur Louis II de Bavière où il y avait d’une part « le » Louis II qui s’identifie au roi et d’autre part, comme l’écrivait Jean Clavreul12, « il est le roi ». On passe d’un mécanisme identificatoire imaginaire à un collage. Le journal de Louis II de Bavière est plein de néologismes délirants, par exemple la formule qui le faisait tenir : « L’État, c’est moi » donne : « Meicost Ettal » qui est la création d’un néologisme.

L’exemple de Louis II de Bavière est un essai identificatoire raté à Louis XIV. Louis II de Bavière essaie de « se tenir », il tente de créer une enveloppe architecturale pour reconstituer du moi. Ainsi ce n’est pas la question du sujet mais la question du moi. Faute d’un moi qui tienne – moi en tant que somme d’identifications chez le névrosé –, il est obligé de continuer à créer pour que le moi puisse exister comme contour, comme enlacement. « Si veut le roi, si veut la loi », Louis II voulait que « la Bavière n’ait qu’une seule tête pour pouvoir la trancher d’un coup ». Il était le seul spectateur des opéras de Wagner, il ne pouvait admettre aucun autre. Le rapport du moi à l’alter ego est totalement absent et revient sous la forme délirante. Ce qui est intéressant aussi à noter ce que la mère de Louis II n’existe pas en tant que sa mère, « sa mère n’est que celle qui a l’honneur d’être la mère du roi ». Quant à son père Maximilien : « Il s’agissait d’arracher le roi Maximilien à son cercueil pour lui donner une paire de gifles »… Quelle transmission !

Par perversions extraordinaires, j’indique que, peu importe la structure psychotique, névrotique, débile etc., une « perversion » va se constituer à partir de nos symptômes dès lors qu’ils sont pris dans le mouvement du collectif, dans le champ du médiatique. Les structures familiales sont une manière institutionnelle de singulariser ses rapports au désir, à l’amour, aux différentes générations et aux questions de Dieu le père. La structure familiale est l’unité minimale et ce qui se rejoue, c’est une certaine manière de tenter d’articuler la loi symbolique, la loi juridique, pénale, et la loi sociale, c’est le même mot mais chaque fois un autre champ. Mais le symbolique, chez l’être humain, essaie, car pris dans le langage, de recouvrir le réel, il essaie de le faire congruent au réel. Ce qui fait que chacun avec son symptôme – au niveau de la structure analytique – va, face à la complexité, créer une néoformation qui est une « perversion ». Cette « perversion » n’est pas « ordinaire ». Si elle était ordinaire, elle aurait à voir directement avec la singularité. Cette « perversion » a à voir avec quelque chose qui s’inter-sectionne entre le moi et la question de l’Autre qui n’est pas l’Autre barré.

Dès lors, chaque structure va tenter une sorte d’essai de sublimation très différente de la structure de départ. Par exemple, l’obsessionnel va devenir un exhibitionniste permanent. La phobique peut faire de l’échangisme pour dépasser ses inhibitions. L’hystérique, insatisfaite, peut devenir un tyran domestique. Le paranoïaque réussit à créer de la cruauté mélancolique – aux États-Unis, par exemple, c’est celui qui « se prend » pour « Le » président et veut vraiment réaliser son programme. Le schizophrène, face à ses dissociations, est obligé de mettre en place des délires, par exemple, celui de créer des châteaux.

En résumé, les « complexes familiaux » ne constituent toujours qu’un paramètre. Il ne faut pas en rester à une position familialiste, il ne faut pas penser qu’on peut utiliser des thérapeutiques qui vont soigner la famille en tant que telle. Pour que la famille ait une fonction, elle a besoin d’être prise dans différentes conflictualités. Notre travail consiste à essayer de soutenir le rapport au désir, aussi bien son propre désir que le désir de l’Autre, et de prendre en compte la question du rapport au sinthome dont la forme diffère selon les structures. L’important est d’oser soutenir par moments, comme dans Malaise dans la civilisation13, son rapport à la singularité malgré ce côté collectivisant qui constitue la famille. Le risque, c’est de s’orienter doucement dans une espèce de simplification à outrance du devenir de l’humain, opposition qui repose obligatoirement sur la haine et sur le « tiers exclu ».

1 J. Lacan (1938), Les Complexes familiaux, Navarin. Ou « Les complexes familiaux », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84.

2 J. Lacan (1966), Écrits I et II, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1999.

3 J. Lacan, De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Le Seuil, 1975.

4 J. Lacan « Les sœurs Papin », dans De la psychose paranoïaque suivi de Premiers écrits sur la paranoïa, op. cit.

5 M. Safouan, C. Hoffmann, Questions psychanalytiques, Paris, Hermann, coll. « Psychanalyse », 2015, p. 58.

6 S. Freud (1914), « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1999.

7 J. Lacan, Le Séminaire livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil, 1981.

8 L. Israël, Le médecin face au désir, Toulouse, Arcanes érès, 2005.

9 S. Freud (1887-1902), « Lettres à Fliess », dans La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.

10 J. El-Hai, Le nazi et le psychiatre. À la recherche des origines du mal absolu, Paris, Les Arènes, 2013.

11 S. Freud, W. C. Bullitt, Le président T.W. Wilson. Portrait psychologique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2005, p. 109. (Ce texte n’est ni reconnu par le milieu intellectuel ni par le milieu analytique, il ne figure pas dans Die Gesammelte Werke).

12 J. Clavreul, « La folie de Louis II de Bavière », dans Le désir et la loi, Paris, Denoël, coll. « Espace analytique », 1987.

13 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971.

Groupe clinique de l’Asserc

Mise en place d’un groupe clinique de l’Asserc

Contact : Yves Dechristé – yves.dechriste@ch-colmar.fr – 06 84 62 66 22

Groupe clinique de l’Asserc

Mise en place d’un nouveau groupe clinique de l’Asserc

Contact : Jean-Michel Klinger – 06 10 87 80 28

Clinique différentielle – Deuil et mélancolie

Liminaire

Cet article s’inscrit dans mon précédent cursus universitaire (master 2 mention psychanalyse) à l’Université de Montpellier, validant l’unité d’enseignement intitulée « Éthique du sujet et objet du manque1 ».
Ce qui va suivre concerne un fragment de texte extrait de l’ouvrage freudien « Deuil et mélancolie2 ».

Introduction

La mélancolie étymologiquement bile noire (µελας : noir ; ϰολή : bile) s’est trouvée de tout temps au carrefour de disciplines diverses, alimentant la réflexion philosophique, la littérature et inspirant des œuvres d’art.

Considérée par les Anciens comme « propriété ontologique » de l’être, la mélancolie y est définie comme coextensive à la condition humaine et deviendra au cours des siècles une disposition introspective faisant tantôt l’objet d’une exaltation, tantôt l’objet d’une crainte.

De manière plus contemporaine, cette « douleur d’exister » acquerra un nouveau statut, entrant dans la psychopathologie psychiatrique.

Même si initialement et en lien avec la terminologie psychiatrique allemande, Freud désignera la mélancolie par « tous les états de dépression et de morosité même légers3 », il se départira très vite de toute réduction nosographique en allant bien au-delà de ses manifestations nosographiques.

Il reprochera notamment à la psychiatrie de ne pas prendre en compte le « texte subjectif » de la personne en souffrance, seul à même d’articuler sa vérité et son désir face au réel que ce soit l’hystérique tel que conceptualisé au départ et le dialecte singulier de ses symptômes, et le sujet mélancolique plus tardivement.

C’est ce saut subversif que fera Freud dont nous allons commenter et analyser un extrait du texte « Deuil et mélancolie » rédigé en 1915.

Mais avant d’entrer dans le commentaire et l’analyse de cet extrait, une lecture préalable du cheminement conceptuel de Freud, tant synchronique que diachronique paraît s’imposer pour la clarté de l’exposé.

La théorisation de la mélancolie représente pour Freud un tournant dans son œuvre, dont il voulait en établir les enjeux et ressorts psychiques dans le cadre de sa « métapsychologie », à savoir la dimension topique, dynamique et économique de l’appareil psychique.

Cet article « Deuil et mélancolie » se fonde sur une clinique et une réflexion théorique partagées avec Karl Abraham dont il reconnaîtra sa contribution dans une de ses correspondances :

« Vos observations sur la mélancolie m’ont été précieuses (…) j’ai également mentionné le lien que vous établissez avec le deuil4. »

La porte est donc ouverte à Freud pour avancer et affiner sa conceptualisation. Ce chapitre, comme nous le verrons, constitue un carrefour conceptuel notamment relatif aux processus de déliaison pulsionnelle, de retournement de la libido, de la perte de l’objet et de dépréciation du sujet. Il y développera l’idée d’une identification à l’objet perdu, processus à l’œuvre dans l’organisation narcissique prédominante.

Il est à noter également que ce passage comporte de nombreuses références à la notion d’objet dont on sait l’importance cruciale pour Freud, question de l’objet inhérente à la théorie de la pulsion dont le concept apparaît une première fois dans les Trois essais sur la théorie sexuelle. Cette notion d’objet de la pulsion introduit la théorie de la libido et les deux courants pulsionnels contenus dans le moi (libido narcissique et d’objet), éléments conceptuels précurseurs de la théorisation de la mélancolie. Dans une correspondance avec Fliess, Freud entrevoyait l’articulation entre la pulsion et la mélancolie : « le refoulement des pulsions (…) semble engendrer la dépression, peut-être la mélancolie qu’il rend presqu’évidents5 ».

Nous allons dans un premier temps commenter et analyser au plus près le texte de Freud en abordant dans une première partie la clinique du deuil, et en poursuivant dans une deuxième partie la dialectique du deuil et du narcissisme dans la mélancolie.

La clinique du deuil

Avant d’entrer dans le corps du texte, rappelons la définition du deuil que fait Freud :

« Le deuil est régulièrement la réaction à la perte d’une personne aimée ou d’une abstraction mise à sa place, la patrie, la liberté un idéal…6 »

Définition qui fait ressortir l’importance centrale de la perte d’objet, se disjoignant de la mort comme seule modalité.

Suivons donc Freud pas à pas dans l’extrait cité dans « Deuil et mélancolie ». Ce passage commence par une question relative à la notion de travail de deuil.

« En quoi consiste le travail qu’accompagne le deuil ? Je crois qu’il n’y a rien de forcé à se le représenter de façon suivante : l’épreuve de la réalité a montré que l’objet aimé n’existe plus et édicte l’exigence de retirer toute la libido des liens qui la retiennent à cet objet7. »

Le terme « travail » que l’on trouve d’ailleurs chez Freud dans d’autres notions telles

« die Traumarbeit » (travail du rêve), la « Durcharbeitung » (perlaboration), évoque bien la notion d’élaboration psychique interne. Il en va de même pour le travail du deuil, définissant un ensemble d’opérations psychiques en partie conscientes, mais essentiellement inconscientes.

C’est le travail du deuil présupposant une rupture, une traversée et un dépassement qui permet de restaurer le narcissisme blessé et de rétablir l’investissement libidinal du monde, déshabité par la perte de l’objet aimé et ce, par l’entremise de l’épreuve de réalité.

« Là contre s’élève une rébellion compréhensible – on peut observer d’une façon générale que l’homme n’abandonne pas volontiers une position libidinale, même lorsqu’un substitut lui fait déjà signe8. »

Dans un processus normal, un objet perdu peut faire place à un substitut, au terme d’une élaboration psychique qui permet la transformation d’un monde sans couleurs, déserté par le sens en une vie à nouveau soutenue par la « puissance désirante ».

Mais dans les premiers temps qui suivent cette épreuve, l’endeuillé ne peut que refuser la perte, au moins en première instance, se manifestant par un « salutaire » repli narcissique.

Mais souligne Freud : outre cette « rébellion compréhensible » contre la réalité, il peut exister « une rébellion si intense qu’on en vienne à se détourner de la réalité et à maintenir l’objet par une psychose hallucinatoire de désir9 ».

Cette régression vers l’hallucination du désir est à l’œuvre aussi bien dans le processus du rêve que dans la psychose. Freud fait ici référence à ce qu’il appelle « la psychose de désir, réaction à une perte que la réalité affirme mais que le moi doit dénier, parce qu’insupportable10 ».

Freud s’interroge sur la manière dont la réalité peut ainsi être abolie au point de

« restaurer l’ancien mode de satisfaction » et y répond de manière topique :

« L’hallucination consiste en un investissement du système conscient (perceptions), investissement qui ne se produit pas, comme il serait normal, de l’extérieur, mais de l’intérieur et a pour condition nécessaire que la régression aille jusqu’à atteindre ce système lui-même et puisse ainsi se placer au-delà de l’épreuve de réalité11. »

Freud considère le phénomène de régression vers une hallucination « réifiante » pourrait-on dire, comme il le précise dans son « Complément métapsychologique » :

« Lorsque par un phénomène de régression jusqu’aux traces mnésiques d’objet inconscientes et de là jusqu’à la perception, nous acceptons sa perception pour réelle. L’hallucination implique donc la croyance en la réalité12. »

Chez le mélancolique, cette régression est une tentative désespérée de maintenir vivante l’image du disparu jusqu’à en ressentir ou voir sa présence.

Cette régression témoigne de l’échec de l’épreuve de réalité, fortement sollicitée dans le deuil : le sens de la réalité – que Freud range parmi « les grandes institutions du moi13 » – vacille jusqu’à entraîner une profonde régression.

Mais voilà ce qui relève de la pathologie, car Freud poursuit aussitôt :

« Ce qui est normal, c’est que le respect de la réalité l’emporte. Mais la tâche qu’elle impose ne peut être aussitôt remplie. En fait, elle est accomplie en détail, avec une grande dépense de temps et d’énergie d’investissement, et pendant ce temps, l’existence de l’objet perdu se poursuit psychiquement. Chacun des souvenirs, chacun des espoirs par lesquels la libido était liée à l’objet, est mis sur le métier, surinvesti et le détachement de la libido est accompli sur lui14. »

Cette épreuve de réalité qui seule permet de modifier les représentations internes de cette perte extérieure, nécessite donc un minutieux travail de « détachement », en prenant du

« temps », et dans le « détail ».

Grâce à l’alternance du désinvestissement et du réinvestissement (liaison-déliaison), l’évolution psychique peut se faire vers le travail du deuil et « la réalité finit par triompher » en l’emportant sur l’hallucination par une « activité de compromis » comme il l’exprimera plus loin.

Ce « triomphe de la réalité » suppose donc de « consommer une seconde fois la perte de l’objet aimé15 », « double perte » permettant d’inscrire dans la réalité cette perte douloureuse et la métaboliser par une redistribution de la libido et permettre au sujet d’accéder à nouveau à l’intersubjectivité qui constitue le lien social.

Ce travail s’actualise dans un « temps subjectif » celui d’une « remémoration de tout ce qui a été vécu du lien avec l’objet16 », temps subjectif ne recouvrant pas le temps chronologique. Le travail de deuil est un processus en mouvement, jamais complètement accompli. La temporalité chronologique n’a que faire de la temporalité psychique, l’inconscient ignore le temps : « les processus inconscients sont intemporels17 ». Il n’est pas inhabituel dans la clinique de voir resurgir l’affect douloureux inaugurant la perte de l’objet aimé, quelques années plus tard, alors même que le sujet pensait « en avoir fait le deuil ».

« Pourquoi cette activité de compromis, où s’accomplit en détail le commandement de la réalité, est-il si extraordinairement douloureux ? Il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques. Il est remarquable que ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi. Mais le fait est que le moi, après avoir achevé le travail du deuil, redevient libre et sans inhibitions18. »

Freud s’interroge ici sur le quantum de la douleur même si, comme il le précise « ce déplaisir de la douleur nous semble aller de soi », dans la mesure où ces objets dont la perte est si douloureuse, sont aussi des objets narcissiques. Quoi de plus normal en effet que cette douleur morale (voire physique) après la disparition d’un être cher, dont la perte donne au sujet le sentiment d’une amputation psychique ? Cette « mauvaise rencontre19 » du réel, la tuché, est éminemment partageable et universelle même si elle s’inscrit dans la singularité de chaque histoire.

Comme le dit Paul Claudel, dans la perte de l’objet aimé « c’est la cause qui le faisait vivre20 » qui disparaît.

Concernant le caractère douloureux du deuil, « il est difficile de l’expliquer sur des bases économiques » ; Freud à l’époque de la rédaction de « Deuil et mélancolie » ne disposait pas encore de ses réflexions théoriques menées dans « Au-delà du principe de plaisir ». Dans ce texte rédigé en 1920, le concept de désintrication pulsionnelle pathognomonique de la mélancolie et l’existence d’un masochisme primaire éclaireront encore davantage la dialectique du narcissisme et du deuil, mais également l’idée d’une double polarité plaisir/déplaisir en fonction des instances « déplaisir pour un système et en même temps satisfaction pour un autre21 », ce que Lacan élaborera par la suite autour de la notion de jouissance.

Mais nous sommes en 1915 et le questionnement de Freud sur « les bases économiques » de la douleur peut s’expliquer par l’avancée de ses recherches.

Afin de résumer la pensée de Freud dans cette première partie, nous pouvons dire que le temps du deuil est un temps où le sujet fait l’épreuve d’une souffrance liée à la perte, qu’il précisera ailleurs « perte toujours consciente », contrairement comme nous le verrons à ce qui se joue dans la mélancolie. La temporalité psychique du travail du deuil peut se définir par le dépassement du refus initial, la douleur de la perte acceptée, permettant au moi de « redevenir libre et sans inhibitions ».

La mélancolie : dialectique entre narcissisme et deuil

Tout autre est le processus mélancolique où la perte objectale subie échappe à la conscience.

« Appliquons maintenant à la mélancolie ce que nous avons appris du deuil. Dans une série de cas, il est manifeste qu’elle peut être, elle aussi, une réaction à la perte d’un objet aimé : dans d’autres occasions, on peut reconnaître que la perte est d’une nature plus morale. Sans doute l’objet n’est pas réellement mort, mais il a été perdu en tant qu’objet d’amour (cas d’une fiancée abandonnée)22. »

Dans les deux cas, il y est question de perte douloureuse, mais il existe une différence entre deuil et mélancolie à partir de traits différentiels, notamment lorsque Freud dit :

« Dans d’autres cas encore, on se croit obligé de maintenir l’hypothèse d’une telle perte, mais on ne peut pas clairement reconnaître ce qui a été perdu, et l’on peut admettre à plus forte raison que le malade lui non plus, ne peut pas sentir consciemment ce qu’il a perdu. D’ailleurs, ce pourrait encore être le cas lorsque la perte qui occasionne la mélancolie est connue du malade, sachant sans doute qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne23. »

À cet endroit, Freud nous donne une indication clinique très précieuse qui fait un des éléments différentiels de taille entre deuil et mélancolie. Cette nuance centrale témoigne de

l’insu de la perte affectant douloureusement le sujet mélancolique même s’il sait « sans doute

qui il a perdu mais non ce qu’il a perdu en cette personne24 ».

Le mélancolique se trouve donc en situation psychique où il est confronté à une perte

« sans objet perdu ». C’est l’inaccessibilité de cet objet perdu « insu » qui s’oppose à l’élaboration intrapsychique de la perte et « c’est dans cette ignorance que consiste l’infini de la mélancolie25 ».

Ce qui pourrait se traduire ainsi : dans la mélancolie, la perte ne vise pas tant l’objet aimé que « ce » qui permet de désirer, perte dans la vie pulsionnelle, et pour reprendre la belle expression de Kant « la faculté de désirer ».

« Cela nous amène à reporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte d’objet qui est soustraite à la conscience, à la différence du deuil dans lequel rien de ce qui concerne la personne n’est inconscient26. »

Ce double registre topique d’inscription de la perte d’objet permet de comprendre que pour le sujet mélancolique, la perte de l’objet dans la réalité constitue un facteur déclenchant par réactivation des traces mnésiques dans l’inconscient « la représentation consciente comprend la représentation de chose – plus la représentation de mot… la représentation inconsciente est la représentation de chose seule27 ».

Dans le deuil, les représentations conscientes de l’objet perdu permettent « la voie de propagation de l’inconscient au préconscient », et dans la mélancolie, « cette voie est barrée, mettant le préconscient hors-jeu28 ».

Dans la contemporanéité de la perte, comme « cause déclenchante », le sujet sera confronté in fine à la perte originelle, à l’instar d’une répétition-remémoration, dans un après- coup traumatique.

Car comment ne pas penser que cet objet perdu « familier » qui nous donne le sentiment de perdre un nouvel objet, n’est au fond que la répétition de pertes successives antérieures dans un climat « d’inquiétante étrangeté » ?

« Toute perte actuelle qu’il s’agisse de la mort d’une personne aimée, d’une renonciation narcissique renvoie le sujet à l’ensemble de ses deuils précédents29. »

Mais il est nécessaire pour qu’un travail de deuil puisse s’effectuer, que le sujet dispose d’un « réceptacle symbolique susceptible de conserver les signifiants fondamentaux de l’histoire du sujet, réserve représentative qui va permettre le jeu des substitutions nécessaires au remplacement de l’objet perdu par un nouvel objet30 ».

Faute de quoi, et c’est le drame du mélancolique, il lui est impossible de créer de nouveaux liens objectaux. La structure subjective du mélancolique se révèle dans toute sa défaillance, l’objet perdu se réduit à du « réel », ne pouvant être « irréellisé » par l’effet du symbolique. En d’autres termes, le mélancolique s’identifie à l’objet perdu sans médiation symbolique, contrairement au deuil. L’objet se présente au mélancolique comme non perdu sinon par incorporation dans le moi par identification, empêchant l’intégration de la perte.

Mais reprenons le cours de cet extrait :

« Dans le deuil nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi. La perte inconnue qui se produit dans la mélancolie aura pour conséquence un travail intérieur semblable et sera, de ce fait, responsable de l’inhibition de la mélancolie31. »

Que ce soit le deuil ou la mélancolie, l’opération psychique du deuil « qui absorbe le moi » est responsable de l’inhibition comme de l’inappétence vitale. Cette inhibition dans le deuil se traduit par une « limitation fonctionnelle du moi » invitant au repli sur soi, refuge provisoire devant la difficulté qui paraît insurmontable de faire face à l’absence et au manque.

« La seule différence c’est que l’inhibition mélancolique nous fait l’impression d’une énigme32. »

La dimension de l’inhibition dans la mélancolie est celle d’une profonde mésestime du moi et de son appauvrissement, trait différentiel entre les deux affections.

Dans l’impossibilité de la perte et donc en l’absence de sublimation, le seul destin pulsionnel est « le retournement sur la personne propre (…) le masochisme est précisément un sadisme retourné sur le moi propre33 » et le renversement en son contraire d’où « des auto- reproches, des reproches contre l’objet d’amour, renversés de celui-ci sur le moi propre34 ».

« La mélancolie présente un trait qui est absent dans le deuil, à savoir une diminution extraordinaire de son sentiment d’estime du moi, un immense appauvrissement du moi35 » qui provient de l’agressivité dirigée contre l’objet lié à l’ambivalence des sentiments vis-à-vis de l’objet, comme si le sujet obéissait à l’impératif « surmoïque » sous-jacent : « hais ton objet comme toi-même » ce qu’on retrouve dans l’expression « la cruauté mélancolique », titre du livre de Jacques Hassoun.

C’est ainsi que l’on peut comprendre que « le mélancolique emprunte une partie de ses caractères au deuil et l’autre partie aux processus de la régression à partir du choix d’objet narcissique36 », d’où l’idée de Freud d’une organisation narcissique prédominante chez le mélancolique.

« Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide », la dimension axiologique de l’existence étant provisoirement en panne, mais dans la mélancolie « c’est le moi lui- même » ; ce qui fait dire à Freud plus loin : « L’ombre de l’objet tomba sur le moi37 », il s’agit bien dans la mélancolie d’un « triomphe de l’objet » alors que le deuil, dans sa traversée s’ouvre vers le « triomphe de la réalité ».

Il apparaît donc que la différence entre le deuil et la mélancolie ne s’explique pas seulement de manière quantitative à l’instar d’un deuil pathologique, mais de manière qualitative concernant la nature de l’objet perdu.

Cet objet perdu chez le mélancolique « est le moi lui-même ». Cette « hémorragie libidinale » s’explique par la consomption du moi qui entraîne la rupture de la fonction du narcissisme, témoignant d’une atteinte profonde de la dimension du désir et d’une « perte subjective », à savoir le moi lui-même.

Et si le deuil permet au terme d’un long travail de renoncer à l’objet perdu, le mélancolique en renonçant à son moi, se trouve dès lors en « démission désirante » généralisée pouvant aboutir à l’acte suicidaire dans le déchaînement d’un narcissisme abîmé par la désintrication pulsionnelle.

Or « personne ne peut trouver l’énergie psychique pour se tuer s’il ne tue pas du même coup un objet auquel il s’est identifié38 » à savoir l’objet comme déchet dans un « délire de petitesse39 ».

On peut donc conclure en disant que si le problème du deuil normal est essentiellement objectal, la problématique de la mélancolie est essentiellement narcissique, ce qui justifie pleinement l’appellation de « névrose narcissique » dont elle représente le paradigme et relève donc de la structure même du sujet.

En conclusion, et suite à cette itinérance théorico-clinique du deuil et de la mélancolie, nous comprenons combien le message princeps de Freud tout au long de son œuvre, concernant l’économie du désir au cœur du processus de subjectivation, trouve ici son application.

Le rapport du sujet au monde et à soi-même est marqué du sceau du manque qui le constitue et le structure sur fond de « désêtre ».

Cette organisation psychique autour d’un objet manquant, d’origine maternelle « le

Nebenmensch » institue la logique du désir, ce « Trieb » qui propulse le sujet, le

« propulsionne » pourrions-nous dire, désir vers d’impossibles retrouvailles de cet objet, celui-ci ayant toujours été absent.

Nous pourrions dire avec une lecture lacanienne que c’est sur le fond de la perte de cet objet mythique et archaïque, au moment apertural de l’inscription du sujet dans l’Autre du symbolique, qu’advient l’objet a, cause du désir.

Le travail du deuil consiste donc à séparer l’objet aimé de son « habillage narcissique » pour le faire advenir au statut d’objet perdu, prix à payer pour que le sujet soit à même de décliner nouvellement ses signifiants en les investissant sur un nouvel objet.

À l’inverse, dans la mélancolie, l’objet n’étant pas constitué ne peut faire l’objet d’une perte, mais est incorporé dans le moi par identification, ce qui rend impossible le travail de deuil, qui ne « cesse pas de ne pas s’inscrire40 » pour reprendre les termes de Lacan.

« Ce n’est pas à l’objet premier auquel nous avons à faire ici, mais à cette part de la Chose, Das Ding, qui a échappé au meurtre c’est-à-dire au processus de symbolisation qui permet de donner à l’objet perdu son statut d’objet perdu. Il n’y a pas de deuil à cet endroit, mais un endeuillement interminable41. »

Cette dialectique du deuil et du narcissisme est essentielle pour comprendre combien dans la mélancolie, le manque, loin d’être cause du désir, est obstrué par le lien étouffant de l’objet qui forclôt la fonction du manque, dans une « plénitude du vide » et une « vie abandonnée par le désir42 ».

Tel est l’enseignement de la mélancolie, comme deuil impossible de l’objet.

1 Jean-Daniel Causse, cours de master 2, département de psychanalyse, 2015-2016.

2 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, pp. 147-150.

3 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse. Correspondance avec Fliess (1882-1907), Paris, Puf, 1978, p. 82.

4 Sigmund Freud, Correspondance Freud-Abraham, Paris, Puf, 1969, pp. 224-225.

5 Sigmund Freud, La naissance de la psychanalyse, correspondance avec Fliess, op. cit., p. 185.

6 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 146.

7 Ibid., p. 147.

8 Ibid., p. 148.

9 Ibid., p.148.

10 Sigmund Freud, « Complément métapsychologique », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 141.

11 Ibid., p. 139.

12 Ibid., p. 136.

13 Sous la direction de N. Amar, C. Couvreur, M. Hanus, Le deuil, dans Revue française de psychanalyse, Puf,

p. 21.

14 Op.cit., p. 148.

15 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre X (1960), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 387.

16 Ibid., p. 387.

17 Sigmund Freud, « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 96.

18 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie » dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 148.

19 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1960-1961), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,

Paris, Le Seuil, 1973, p. 62.

20 Henri Rey-Flaud, L’enfant qui s’est arrêté au seuil du langage, Paris, Flammarion, coll. « Champ Essais », 2010, p. 215.

21 Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 1981, p. 60.

22 Ibid., pp. 148-149.

23 Ibid., p. 149.

24 Ibid., p. 149.

25 Sören Kierkegaard, « L’alternative », dans Œuvres complètes, volume 3, L’Orante, p. 171.

26 Op.cit., p. 149.

27 Sigmund Freud, « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 117.

28 Benno Rosenberg, Le travail de mélancolie, Séminaire Nant, document internet.

29 Sous la direction de N. Amar, C. Couvreur, M. Hanus, Le deuil, dans Revue française de psychanalyse, Paris, Puf, p. 7.

30 Henri Rey-Flaud, op. cit., pp. 215-216.

31 S. Freud, « Deuil et mélancolie », dans Métapsychologie, op. cit., p. 149.

32 Ibid., p. 149.

33 Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968, p. 25.

34 S. Freud, « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 154.

35 Ibid., p. 150.

36 Ibid., p. 158.

37 Ibid., p. 156.

38 Sigmund Freud, «Psychogenèse d’un cas d’homosexualité », dans Névrose, psychose, perversion, Paris, Puf,

p. 261.

39 S. Freud, « Deuil et mélancolie », p. 150.

40 Jacques Lacan, Le séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, « ne cesse pas de ne pas s’écrire », p. 87.

41 Jacques Hassoun, La cruauté mélancolique, Paris, Aubier psychanalyse, 1995, p. 52.

42 Jean-Daniel Causse, Cours de master psychanalyse, Subjectivité et expérience, Université Paul Valéry Montpellier, 2015-2016.

Suivez-nous sur les réseaux sociaux