Les différents temps de la cure analytique

Intervention de Jean-Richard Freymann lors de la formation APERTURA « Les temps de l’inconscient » qui a eu lieu le 27 janvier 2017.

Schéma Les temps de l’inconscient

Introduction

Le temps de l’inconscient et les temps de la psychanalyse sont des questions extrêmement difficiles. J’ai repris l’ensemble de mes notes et j’ai retrouvé un schéma sur lequel j’avais, à l’époque, essayé de figurer les différents temps que Lacan proposait sous forme de triptyque : l’instant du regard, le temps pour comprendre et le moment de conclure.

Le temps du regard a à voir, non pas seulement avec le temps de la fin des préliminaires, mais avec la question de la séduction.

Le temps pour comprendre, c’est le temps de l’analyse du transfert, c’est la mise en place des différentes formes de transfert.

Le moment de conclure est un moment qui pose la question de scansions un peu définitives, des terminaisons d’analyse, des fins d’analyse, c’est-à-dire les effets d’après-coup mais d’après- coup par rapport à l’analyse elle-même.

J’ai figuré sur ce schéma1 un huit intérieur pour dire que nous sommes dans une structure qui, en fin d’analyse, est pratiquement « mœbienne », c’est-à-dire quelque chose qui ouvre à une nouvelle topologie par rapport à l’inconscient mais aussi par rapport au monde.

Je m’appuie sur ce schéma pour mettre en place des repères du temps de l’inconscient mais aussi du temps de la cure et vous donne maintenant la substance dont on aimait beaucoup parler à cette période, en particulier à l’École freudienne mais aussi à l’Internationale de Psychanalyse, qui concernait ces questions : comment une cure se déroule-t-elle ? Quels sont les différents temps de la cure elle-même ? À cette époque, Moustapha Safouan, dans son écrit Études sur l’Œdipe2, essayait de travailler – non pas seulement sur les temps de la cure à la manière post- freudienne ou sur les différences entre analyse thérapeutique et analyse didactique – mais aussi sur les outils des théorisations de Lacan pour essayer de penser ces différents temps.

Retour à l’argument

L’argument qui ouvre cette formation introduit aussi très bien cette question des temps de l’inconscient :

Questions de temps : à l’heure du streaming et de « l’achat-en-un-clic », la « guérison-en-un-clic » est souvent demandée par ceux qui consultent le « psy ». À l’opposé, si le temps ne s’appréhende que par les mots pour le nommer, le sujet mélancolique nous rappelle que lorsqu’il n’y a plus de sens à rien, le temps suspend son vol – et reste figé.

Hors-temps, à deux temps, à trois temps, l’inconscient danse bien des valses :

  • atemporalité de l’inconscient : l’infantile agit tout au long de la vie, et resurgit avec sa fraîcheur juvénile jusque chez le sujet âgé ;
  • effets d’après-coup : en deux temps, où le deuxième ne tient sa portée que de l’écho qu’il donne au premier ;
  • temps logiques : l’instant de conclure ne saurait jamais être que le troisième ;
  • temps de la cure : entretiens préliminaires, début d’analyse, cure, tranches, fin(s) d’analyse. Scandée par ces moments particuliers, la cure se déroule selon une temporalité qui lui est propre, et qu’il importe de respecter ;
  • et autres ?

Quels effets de ces temporalités dans la clinique et la pratique (deux versants de la même praxis) ? Quel rapport au temps de chacun selon ses mécanismes psychiques prédominants ? Que serait une clinique de la temporalité ?

Thèmes :

  • Comment comprendre « le temps, c’est le transfert » ?
  • L’inconscient est-il a-temporel ?
  • Les temps de la cure
  • La scansion et l’interprétation

Dans cet argument, il y a la question du temps mélancolique, il y a la question de l’atemporalité de l’inconscient, il y a la question de l’effet d’après-coup qui montre qu’il y a une circulation d’avant, pendant mais aussi après. Jean-Marie Jadin me disait que la question du rapport au regard, au moment où on est au moment de conclure, va modifier la manière du regard. Viennent les temps de la cure que je vais développer et les modifications du rapport au temps dans la cure elle-même. Lacan disait : « Le transfert, c’est le temps. » On pourrait dire que le temps, c’est le temps de la cure. Derrière la question du rapport au temps se cache ce rapport au monde qui se modifie. L’effet de transfert est un état anesthésique, même si le transfert peut être hautement haineux, c’est un temps suspendu et si on n’atteint pas un moment de conclure, on risque de rester suspendu à une chronicisation analytique grave, même si on en est toujours aux préliminaires.

Le rapport à la passion par rapport à la question du temps – où, en particulier, l’autre ne peut pas être absent, où c’est un insupportable de l’absence de l’autre – est une forme de temps assez particulier : une minute sans l’autre et le monde s’effondre. Toutes les manœuvres en psychopathologie ou en psychiatrie de l’érotomanie sont très intéressantes, elles indiquent l’absolue nécessité de la présence réelle de l’autre. Ce rapport érotomaniaque est présent dans certains moments de la cure.

Les rapports temporels

Dans la cure de « l’homme aux loups3 », Freud recherche aussi ce rapport temporel, je le cite :

« Des scènes appartenant à la première enfance telles que nous les livre une analyse à fond des névroses, par exemple dans le cas présent, ne seraient pas la reproduction d’événements réels auxquels on aurait le droit d’attribuer de l’influence sur le cours de la vie ultérieure du patient et sur la formation des symptômes mais les produits de son imagination nés d’incitations datant du temps de sa maturité [c’est à partir du temps de la maturité que va se reconstituer le temps infantile] destinés à servir en quelque sorte de représentations symboliques au désir et aux intérêts réels du patient et qui doivent leur origine [vous entendez les différents temps] à une tendance régressive à la tendance à se détourner des problèmes du présent. »

Le présent nous fait traverser quelque chose du temps de la maturité pour faire allusion à la première enfance pour, de fait, fermer l’accès à la réalité elle-même. C’est à ce moment que Freud met en place, en 1923, dans l’après-coup des Cinq psychanalyses, un autre temps, le temps chronologique des événements qui est un après-coup de ce qu’il a entendu dans la cure, je le cite :

« 1 an et demi : Malaria.

[…]

1 an et demi : Souvenir-écran du départ de ses parents avec sa sœur. […] […]

Juste avant 3 ans : Plaintes de sa mère au médecin.

1 an et 3 mois : Commencement de la séduction de la part de sa sœur […].

2 ans et demi : La gouvernante anglaise. […]

3 ans : Rêve des loups. […]

4 et demi : Influence de l’histoire de l’histoire sainte. […] Hallucination de la perte d’un doigt.

5 ans : Départ de la première propriété.

Après 6 ans : Visite à son père malade.

De 8 à 10 ans : Derniers sursauts de la névrose obsessionnelle4. »

Pour Freud, le but de l’analyse est la levée de l’amnésie infantile. Par associations libres, le patient part du présent – soi-disant maturité – et arrive à « repenser » le passé, passé qui renvoie à l’infantile. C’est en « repassant » par l’infantile que le patient aborde les problèmes du présent, c’est-à-dire la question de ses symptômes. Mais, c’est l’analyste lui-même qui, au cours de son écoute ou dans l’après-coup de son écoute, peut essayer de reconstituer une chronologie mais c’est une reconstitution, ce n’est pas la réalité vraie. La question des différents temps chez Freud est très importante, il ne se prive pas d’interroger le patient, un peu trop, car il cherche à constituer sa propre théorie. Interroger le patient n’est cependant pas à confondre avec la projection de ses problèmes, ni avec une interprétation. Jean-Pierre Bauer5 avait cette idée de souligner, à un certain moment, dans le brouhaha associatif, un point qui a été dit, soulignement qui n’a pas fonction d’interprétation mais fonction de scansion.

En lien avec la relation analysant-analyste, dans la situation analytique, une question à l’époque se posait : comment l’histoire temporelle se pose-t-elle dans des racines plus anciennes, dans le Talmud, plus particulièrement dans le Zohar ? Il est intéressant de noter que l’on n’ouvre pas la Kabbale avant l’âge de 40 ans ; dit autrement, il faut déjà avoir un certain niveau d’interprétation pour y accéder. Cette question renvoie à la relation maître-élève, à la question du but du travail avec l’élève, à savoir : quelle est la fonction de l’étude ? C’est d’apprendre à l’autre à se passer du maître. Tous les temps d’étude sont là pour apprendre suffisamment à l’élève à se passer du maître qui vous a enseigné ; dit autrement, on va du côté du moment de conclure qui fait référence à cette métaphore entre celui qui tête et le rapport au désir d’allaiter. Dès lors comment arrive-t-on à rompre cette relation ? Cette question renvoie au « laisser place », laisser la place à l’autre. À quel moment peut-on laisser place à l’autre ? C’est aussi la question du rapport à l’enfant, la question du rapport à l’adolescent.

Les différents temps du temps logique

Je voudrais maintenant aborder le texte de 1945, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée6, qui concerne le temps de la cure (pas le temps des préliminaires) et j’insisterai sur le temps du regard qui renvoie à la question du rapport à la séduction. Pour cela, je vais me référer au livre, toujours d’actualité, de Jean Baudrillard7, De la séduction qui a pour sous-titre L’horizon sacré des apparences. Dans ce texte, l’auteur touche à quelque chose de la séduction par rapport au temps ou ce non-rapport au temps, dans le moment du regard où il met bien en évidence la question du seducere. Jean Baudrillard écrit que dans la question de la séduction, il n’y a pas d’historicité, il y a quelque chose de déshistoricisant, quelque chose qui renvoie à un temps qui a déjà eu lieu. Il y a quelque chose de l’ordre d’une suspension des objets, je le cite : « Le seul relief est celui de l’anachronie, figure involutive du temps et de l’espace. On sait que ces objets se rapprochent du trou noir d’où vient la réalité, le monde réel, le temps ordinaire8. »

Cette définition est intéressante pour parler du temps de la séduction, de seducere9. Tout est en suspens. Le seul relief est celui de l’anachronie, il y a quelque chose d’anachronique dans le rapport à l’autre, les objets sont en trompe-l’œil. Jean Baudrillard conclut par une idée qu’on retrouve chez Lacan mais aussi dans la Kabbale : le problème n’est pas de croire en Dieu, c’est de savoir si vous dites que Dieu existe – ce qui n’est pas pareil. Dans la question de la séduction, il n’y a pas seulement le volet du rapport au maître ou à l’analyste, il y a le volet du rapport au leader, je le cite : « Ainsi le pape ou le grand inquisiteur ou les grands jésuites ou théologiens [j’ajouterai les grands talmudistes] savaient que Dieu n’existait pas, c’était là leur secret et leur force10. »

Autrement dit, l’effet de croyance est pour les autres, ce n’est pas mettre le leader dans n’importe quelle position commune avec ceux auxquels c’est adressé.

Pour ce qui concerne la question de la séduction, le premier temps dans la cure – le transfert n’est pas encore véritablement posé, c’est le moment où l’interprétation n’est pas possible – l’opération que Lacan met en place à cet endroit-là, au niveau de ce moment du regard, c’est la question du retournement dialectique, c’est la bascule des évidences. Dans ce premier temps, si, du côté de l’analyste, vous ratez ces retournements ou ces défétichisations d’un certain sens, les choses sont mal parties. Cette mise en place a une fonction, celle de permettre ensuite le déroulement, dit en termes freudiens, de l’analyse du transfert, dit en termes lacaniens, du déroulement du sujet-supposé-savoir.

Les différents temps de la cure : lecture des Études sur l’Œdipe de M. Safouan

Je vais présenter maintenant une sorte de condensé des différents temps de la cure (pas des entretiens préliminaires), point de départ pour des travaux de recherche ultérieurs, différents temps, j’insiste, selon Lacan, selon le mythe lacanien.

Le premier temps

Il s’agit d’un temps qui touche à la limite symptomatique. Les personnes viennent avec leurs signes cliniques, surtout leurs inhibitions, dit Freud. Quels que soient les symptômes, les troubles, quand les choses commencent transférentiellement à être mises en place, apparaissent souvent des angoisses. Moustapha Safouan parle à ce moment de fatigue et d’épuisement. Le premier temps, quand les patients ont « lâché » quelque chose de leur demande première, quand va se poser la question de la Durcharbeitung, se crée un état de fatigue et d’épuisement surtout, dit M. Safouan, pour les patients obsessionnels pris dans la neurasthénisation transférentielle. Ce premier temps a aussi des effets sur les affects.

Dans ce premier temps, quel est le travail de l’analyste ? Ce travail consiste à renverser toutes les certitudes du sujet, c’est la levée des évidences. À quoi correspond ce moment clé ? Je cite : « Le sujet se trouve à l’extrême limite de ce qu’il peut soutenir de son interrogation sur le désir de l’Autre11. » Le sujet est confronté au désir de l’Autre, voire à la demande de l’Autre. Du point de vue subjectif, au niveau du discours lui-même, ce temps est un temps très difficile, c’est la fameuse question du Che voi ? Quelle en est la trace ? La confrontation au désir de l’Autre ne se passe pas au niveau conscient ou préconscient, il faut l’entendre dans les formations de l’inconscient, particulièrement au niveau des rêves. Les rêves renseignent sur la manière dont l’inconscient se met en « exercice ». À cette étape, les rêves, dit Freud, sont souvent très utiles, ce sont des « rêves-programmes » qui peuvent être repris à certains moments de la cure. À ce moment-là, Moustapha Safouan12 donne un conseil technique, je le cite : « Nous n’hésitons pas à demander des associations qui paraissent nécessaires pour en pénétrer le sens. »

Avec Jean-Pierre Bauer, il était question de souligner, de mettre en exergue les scansions, ici il s’agit d’induire des associations à partir de points qui apparaissent opaques. Cependant, il ne s’agit pas de demander à l’analysant de faire une interprétation, il s’agit de « tirer » les associations de telle manière que la place de l’interprétation soit possible sinon le risque encouru, lors de ce premier temps, c’est le risque de traduction, de clefs des songes, c’est le risque de commencer à induire, en sachant que celui qui doit interpréter, c’est l’analysant.

Le deuxième temps

Ce temps correspond à « laisser entendre dans le discours de l’Autre, une référence à un troisième terme13. » Pour Freud, c’est la dritte Person. Nous dirions aujourd’hui la fonction signifiante, c’est-à-dire un même terme peut voiler la question d’un signifiant qui, lui-même, peut être pris dans différents sens. Par exemple : mon mari est un grand pervers, vous entendez : un

« Perver » alors qu’il s’appelle Perrier. C’est la manière dont va déjà s’introduire – pas par effet interprétatif, mais du fait du désir de l’analyste – la question de la logique signifiante, en sachant que dans ces temps qui sont mis en place, c’est la place de l’analyste nouée à l’analysant et à son devenir qui fait l’analyse. On voit bien qu’il s’agit tout le temps de l’écart entre le contenu manifeste et le contenu latent qui, du côté de l’analyste, fait moteur de ces différents temps. Quelque chose apparaît là des effets du Nom-du-Père et de la question de l’impair14. La question du manque est touchée à partir du moment où vous dites qu’il n’y a pas de traduction que, au niveau du discours, un même mot peut prendre différents sens, il y a quelque chose de l’ordre du perdu/du père dû. C’est un tiers dans l’écoute des discours de l’Autre – ce n’est pas un tiers réel – c’est dans le discours ce qu’on peut appeler la recherche d’emblée des pensées latentes, c’est l’abord véritable de la dimension symbolique en exercice. Se posent alors toutes les questions du sujet-supposé-savoir qui sont différenciées par rapport à Freud. Pour Freud, l’abord du transfert, c’est la question de l’amour de transfert ; pour Lacan, c’est cette instance symbolique du sujet- supposé-savoir qui est en place de tiers. Ce qui ne veut pas dire qu’une des formes prévaut, ce sont deux approches différentes.

M. Safouan, dans Les Études sur l’Œdipe, donne un exemple : c’est un garçon de 16 ans qui vit seul avec sa mère, son père l’ayant abandonné dès son plus jeune âge. Il fait un dessin où figure une sorte de chaos originel avec des objets hétéroclites qui, au fur et à mesure de la description par des rêves ou des dessins, par cet effet symbolique, sont répartis en couple d’opposition, par exemple, objets chauds/objets froids, objets animés/objets inanimés. Puis apparaît dans le dessin un jeu de lettres N, Y, P et des chiffres 7, 9, 11. Les associations mènent au fait que N fait penser à la nature, P à l’histoire de papa, mais ce qui est intéressant sur le plan symbolique, c’est le fait que 7, 9, 11 qui vont être ordonnés sont des chiffres impairs. La manière de signifier quelque chose de l’impair fonctionnait par ce déroulement des chiffres impairs au niveau de l’inconscient. Il s’agit alors d’entériner le sens qui, à cet endroit-là, va jaillir, car c’est déjà une production de sens métaphorique due à l’effet de la psychanalyse elle-même et de l’inconscient en exercice. Ici, on est dans une forme de scansion d’un autre type. Dans ce brouhaha des sens, par le biais de ce travail sur le rêve, sur les associations, il va y avoir un découpage qui va permettre l’émergence, par exemple, d’un jeu de lettres.

Le troisième temps

Ce temps est celui de la symbolisation de la castration. L’analysant touche à la question de la castration autant qu’il puisse le faire en mettant en évidence ses symptômes. C’est le moment où apparaît la question de son symptôme (pas des signes cliniques) et le refus des limites imparties par ce symptôme. C’est le moment où la question des limites apparaît, on touche aux effets du fantasme lui-même qui se produit entre le sujet et l’objet. À ce moment-là, on est dans le dispositif, on pourrait dire, de la phase la plus perverse : la question des limites va surgir, l’émergence de la question du fantasme inconscient va se jouer avec une forme de mise en acte du fantasme, c’est une phase de transgression. M. Safouan écrit : « L’analysant répudie cette symbolisation de la castration15. »

La question de la castration devient un système référentiel, c’est la castration symbolique. Mais comment fait-on pour ne pas y toucher vraiment ? C’est d’essayer de mettre en acte un certain nombre de choses puisque la question du scénario inconscient commence en même temps à apparaître. Vous pouvez vous reporter à un texte que j’ai écrit, À propos d’un scénario pervers16, paru dans la revue Ornicar puis dans L’Art de la Clinique. Scénario où on entend le côté phobique, et à côté de cela, une mise en acte pervers d’un scénario où quelqu’un allait voir une prostituée et se faisait déféquer dessus, scénario qui représentait l’essai de mettre en place un scénario de naissance face au père qui était mort. M. Safouan s’interroge sur le fait de savoir si, dans le temps de la mise en place de la symbolisation de la castration, l’analyste doit intervenir. Il répond qu’il faut du laisser-faire à condition que cela puisse être pris dans l’analyse elle-même.

Le quatrième temps

C’est ce temps où le sujet, au cours de son analyse thérapeutique, réalise un certain nombre de ses désirs qui étaient tout à fait inconnus par lui autrement que par les formations de l’inconscient. À cette étape, il n’est pas rare de voir se modifier – c’est un exemple intéressant – le rapport du sujet au nom qu’il porte. L’analyse vient faire émerger un certain nombre de désirs qui peuvent enfin se signifier au niveau de la signification de son nom propre – surtout quand le nom peut avoir des significations –, au niveau de la signification de son surnom, de son prénom donné par l’Autre. C’est un repérage de l’aliénation de l’être dans la question du signifiant. Le quatrième temps est un temps où l’analysant introduit un certain recul par rapport à sa propre histoire, il n’est plus fasciné lui-même par l’histoire qu’il narre, il n’est plus fasciné par le jeu associatif dans lequel il n’arrête pas d’être. Le sujet parle alors de « réveil ». C’est une forme de réveil, c’est une ouverture à une certaine forme de multiplicité des choses, le sujet n’est plus fixé sur certains objets de transfert, il n’est plus fixé sur les histoires de famille, sur ce qui est perdu, il a un rapport temporel à la variété des choses. Par exemple, l’ouverture après une période « don juanique » fait supporter « qu’il ou qu’elle ne les aura pas tous ou toutes ». Dans ce quatrième temps se pose la question de l’analyste – pas le fait de s’installer immédiatement comme analyste (!) – mais la question de pouvoir aborder ce qu’est le discours de l’analyste. Se pose aussi la question du jusqu’où l’analyste est capable, dans ce temps-là, de supporter que l’autre le laisse « tomber » comme objet du transfert, que l’autre aille par exemple ailleurs, prenne d’autres orientations : ceci concerne ce laisser-faire. Le rapport de l’analyste n’est pas symétrique à celui de l’analysant.

Se pose la question de ce temps où quelque chose a avancé du côté de la castration du sujet, dans le rapport à la castration de l’autre.

1 Voir schéma en pièce jointe.

2 Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.

3 Sigmund Freud (1918), « Extrait de l’histoire d’une névrose infantile (L’homme aux loups) », dans Cinq essais de Psychanalyse, Paris, Puf, 1995, pp. 325-420.

4 Ibid., p. 420.

5 Jean-Pierre Bauer, Recueil, Textes et écrits, 1985.

6 Jacques Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits tome I, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999, pp. 195-211.

7 Jean Baudrillard, De la séduction, Paris, Galilée, 1979.

8 Ibid.

9 On peut lire le texte de Jean-Richard Freymann « Seducere », dans L’Art de la clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013, pp. 257-268.

10 Ibid.

11 Moustapha Safouan, Études sur l’Œdipe, Paris, Le Seuil, 1974.

12 Ibid.

13 Ibid.

14 voir Erik Porge, Les noms du père chez Jacques Lacan, Toulouse, érès, coll. « Point hors-ligne », 2013.

15 Ibid.

16 Jean-Richard Freymann, « À propos d’un scénario pervers », dans L’art de la Clinique, Toulouse, Arcanes-érès, 2013, pp. 139-149.

L’inconscient : un Eternel dans un Temporel

Intervention de Jean-Marie Jadin lors de la formation APERTURA « Les temps de l’inconscient » qui a eu lieu le 27 janvier 2017.

Le rapport au temps dépend des invariants

Il me semble que l’une des principales raisons de la grande difficulté à penser le temps provient de la diversité des invariants que les penseurs ont adoptés et mis en regard de ce temps. Ces absolus sont tout à fait relatifs, puisqu’il y en a une diversité. Newton et le commun des mortels ont pris le temps et l’espace eux-mêmes comme étant ces invariants. Selon cette idée le temps et l’espace ne bougent pas. Ils sont éternels et irréfragables. Il se pourrait que la biographie de Newton1 explique ce choix théorique. Il est né 3 mois après le décès de son père, et qui plus est le jour de Noël, le jour supposé de la naissance du Christ. Newton s’est sans doute défendu contre l’identification mortifère à son père, en adoptant l’hérésie arianiste qui n’attribue la divinité qu’à Dieu le Père, et en rendant absolus le temps et l’espace. Chacun y est à sa place et en son moment.

Einstein, inassignable à quelque attachement et quelque résidence que ce soit2, et la plupart des physiciens d’aujourd’hui pensent le temps en considérant que c’est la vitesse de la lumière qui est l’invariant. L’espace-temps est alors courbé par une masse qui exerce sur lui sa gravité. Si vous vous arrachez à cette masse, vous vous libérez quelque peu du temps. Le jumeau de Langevin qui quitte la Terre et voyage dans l’espace vers une étoile quelconque à une vitesse de 99% de celle de la lumière, et revient après 6 ans retrouvera son frère resté sur Terre vieilli de 40 ans3. Des horloges atomiques ultra-précises ont prouvé la justesse physique de cette théorie d’Einstein en mesurant la différence des temps liée à la différence de la gravité entre l’étage supérieur d’un immeuble et le rez-de-chaussée.

Pour penser le temps, beaucoup de philosophes ont pris la conscience comme référent principal. Il n’y a dès lors qu’un continuel présent, avec un présent du passé, un présent du présent et un présent du futur – c’est la célèbre « contemporanéité des ekstases » (« Gleichzeitigkeit der Ekstasen ») de Heidegger4. Dans une très belle conférence sur le temps, datée de 1993, André Comte-Sponville a dit : « […] il n’y a qu’un seul temps, depuis le début, et ce temps c’est le présent. Qui, parmi nous, a jamais vécu autre chose ? Pour ma part, en tout cas, je suis sûr de n’avoir jamais habité ni le passé, ni l’avenir, mais le présent seul, qui dure et qui change.5 »

Freud, quant à lui, a considéré que l’invariant était l’inconscient. C’est son absolu, et même la conscience n’est pour lui qu’un appendice latéral de l’inconscient. C’est à travers l’inconscient qu’il examine le temps. Il s’agit en vérité, comme nous le verrons, du registre symbolique de la parole, promu par Lacan. C’est de fait ce symbolique immuable, inentamable et impérissable qui fait l’éternité du temps de l’inconscient.

Pour Lacan, l’invariant est plutôt le devenir sujet, la subjectivation, le passage toujours à renouveler du Es au Ich, si l’on se souvient du célèbre « Wo Es war soll Ich werden » de Freud – « Là où c’était je dois advenir » (sous-entendu comme sujet). Ce mouvement de la subjectivation, étrangement temporalisé dans son sophisme du « temps logique », et spatialisable dans le « huit-intérieur » autant que dans le « schéma L », et dans beaucoup d’autres schémas, implique la présence connexe d’une topologie des surfaces unilatères, comme celle du « ruban de Möbius » ou de la « bouteille de Klein ». Cette dernière topologie nous permet de pénétrer ce singulier dedans-dehors que comporte le temps et qui a été souligné par de nombreux penseurs. Nous sommes en effet à l’intérieur du temps, lequel a l’air tout à fait indépendant et indifférent à notre personne, et ce temps est en même temps à l’intérieur de nous, s’occupant de nos cellules jusqu’à la moindre molécule. Ce dedans-dehors se voit également dans ce paradoxe du temps qui passe alors que c’est nous qui passons.

L’inconscient ne connaît pas le temps

Commençons par notre ancêtre adoptif. Freud a écrit que l’inaltérable inconscient ignore le temps tout comme la négation, le doute, le degré de certitude et la contradiction. Dans son article de 1915 intitulé L’inconscient6, on peut lire : « Les processus du système Ics sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. »

Dans la dernière phrase de L’interprétation des rêves de 1900, il avait déjà écrit : « Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés ; mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du passé.7 »

Et quelques pages auparavant, il y avait évoqué cette indestructibilité :

« L’indestructibilité est même une caractéristique proéminente des processus inconscients. Dans l’inconscient rien ne finit, rien ne passe, rien n’est oublié. […] Une offense reçue il y a trente ans, une fois qu’elle s’est frayé une voie vers les sources affectives inconscientes, continue à agir toujours comme si elle était actuelle.8 »

Comment comprendre cette intemporalité, cette indestructibilité, cette éternelle actualité qui ressemble à celle de l’être de Parménide ?

L’éternité du désir inconscient, qui est toujours un désir déjà réalisé comme Freud l’a écrit, s’exprime au moyen du mode verbal de l’optatif, qui manifeste un souhait et qui n’existe pas vraiment en français ou en allemand, alors qu’il aurait une place éminente dans les grammaires du grec ancien ou du sanskrit. En français, il est volontiers remplacé par l’infinitif (par exemple « Ah ! Mourir pour Chimène ! »). Comme son nom l’indique, l’infinitif marque ce qui dure infiniment longtemps. L’optatif formate l’éternité de l’inconscient.

L’indestructibilité de l’inconscient s’appréhende par ailleurs dans les recommandations de Freud pour écouter le récit d’un rêve. Il convient de le recevoir comme un texte sacré9wie einen heiligen Text »). Il est donc achevé, définitif, à l’instar d’une parole divine à laquelle on ne touche plus. Il ne faut pas le déformer, l’entamer ; la moindre nuance ou la plus petite inflexion de voix doit être notée plus fidèlement que ne le fait un greffier. Le scribe doit être sans faille. Sa mémoire doit ou plutôt devrait être absolue. Et ceci est valable pour toute la parole d’un analysant, puisque, à partir de l’analyse de l’Homme- aux-rats en 1907, c’est toute la parole d’un sujet qui devient une formation de l’inconscient identique à celle du rêve, de l’acte manqué ou du symptôme. Le psychanalyste doit se mettre au diapason de cette indestructibilité de l’inconscient.

Je crois, comme je l’ai proposé, que cette éternité est en fait l’éternité du système symbolique porté par la parole. Les règles du jeu des échecs qui métaphorisent assez bien ce système sont valables quels que soient les matériaux des pièces et les éventuelles modifications ou altérations liées au temps qu’on pourrait imaginer. Au bout de mille ans, les pièces peuvent être complètement usées, le jeu, et les interrelations qui le commandent, n’en resteront pas moins les mêmes, parce qu’elles sont indépendantes de leur réel. Il en va de même pour le jeu signifiant qui opère dans une parole. Chaque élément est présent dans tous les autres en tant qu’ils ne sont pas lui. Et c’est ainsi que la version littérale, localisée et saisissable du signifiant de « Rat », c’est-à-dire la lettre, fonctionne chez l’Homme-aux-rats. Le signifiant, qui est plus vaste, présent dans ce Rat, est présent à jamais, venu de son père et peut-être de plus loin, et n’a jamais disparu. Ce signifiant de Rat est immobilisé dans son être parménidien. Il ne s’use pas, alors que les divers phénotypes littéraux qui lui tournent autour, sont aussi variables que le fleuve d’Héraclite. L’inconscient éternel est fait avec ce symbolique sacré, qui ne connaît pas la révision ni le changement, et qu’on ne peut contredire et encore moins nier.

L’après-coup

Mais je crois que ce côté immuable, inaltérable, immarcescible, cette éternité de l’inconscient n’advient que grâce à la mise en œuvre de successions qui se déroulent dans une temporalité plus limitée, plus localisée. C’est une temporalité abstraite un peu particulière, qui implique certes un avant et un après selon le temps de Newton, mais en même temps et plus profondément un temps qui fait de l’avant quelque chose qui, d’une certaine manière, advient dans l’après, dévoyant ainsi la flèche du temps. L’après-coup inverse la causalité et le temps. « Nul ne sait de quoi le passé sera fait10 » a écrit la psychanalyste Sandrine Calmettes- Jean dans une publication de l’École Psychanalytique du Centre Ouest. Freud a par exemple évoqué cette rétroaction dans l’Esquisse, à propos de processus primaires qu’il qualifie de posthumes, qui n’apparaissent que dans un après-coup qui fait émerger et maintient l’avant. Il a ainsi mis le doigt sur la nature toujours rétroactive de l’inconscient. L’inconscient n’est que rétroaction. Il est la résurgence ou plutôt l’advenue d’un avant dans un après.

Dans la Lettre 52 à Flieβ et dans L’interprétation des rêves, Freud présente une succession ordonnée de traces psychiques qui se réorganisent et qui vont de la Wahrnehmung (perception) au Bewuβtsein (conscient), deux facultés psychiques qu’il a considérées comme incompatibles, tout comme la physique quantique a considéré comme incompatibles les mesures de la vitesse et de la position d’une particule. Entre les deux il y a les Wahrnehmungszeichen (signes de perception), l’Unbewuβt (inconscient), le Vorbewuβt (préconscient). Chacune se révèle dans l’après-coup de la suivante. Il s’agit selon Freud d’une sorte de temps spatialisé, topologisé, où l’ordre prévaut sur le temps chronologique. Cette topologisation peut se lire dans la phrase suivante de L’interprétation des rêves :

« Nous n’avons d’ailleurs même pas besoin d’imaginer un ordre spatial véritable. Il suffit qu’une succession constante soit établie grâce au fait que lors de certains processus psychiques, l’excitation parcourt les systèmes psychiques selon un ordre temporel donné.11 »

Ce qui compte n’est pas l’espace, mais le temps, la succession. Et j’ajoute qu’une étape n’apparaît que par et dans la suivante, tout comme une prise de conscience au cours d’une psychanalyse. Lorsqu’il écrit ailleurs « Wo Es war soll Ich werden», il suppose également un avant et un après, mais cet avant ne se révèle que dans cet après. D’une façon plus vaste, on peut dire que le refoulé n’apparaît jamais qu’au moment de son retour. Sa première fois se produit au sein de la seconde fois. Voilà qui est très étrange. La chose ressemble à une remontée du temps et n’est pourtant qu’un instant de sujet, là où un signifiant n’advient que pour un autre.

Lacan a mis en valeur cet après-coup et souligné cette temporalité-là. Il lui a donné la plus grande ampleur avec son article sur le temps logique que nous examinerons plus en détail plus loin. Disons d’ores et déjà que ce temps logique est une dialectique complexifiée, où l’après-coup est dédoublé, ce qui nous suggère qu’il pourrait être encore davantage démultiplié que dans le temps logique présenté par Lacan. Celui-ci a dit que l’inconscient advient dans le futur antérieur, dans l’ordre de ce qu’il y aura eu. On peut aussi évoquer un futur antérieur dédoublé. Dans le futur antérieur, on envisage au présent une vue rétrospective de ce présent depuis le futur – par exemple : cet instant n’aura été que ça. Il y faut donc trois points. On pourrait imaginer que le point du futur en question soit lui-même considéré depuis un futur encore plus lointain. C’est la même chose que l’après-coup d’un après-coup. Tel est le temps logique de Lacan. Ce temps logique implique des scansions, des suspensions de temps, des non-temps qui correspondent à ces scansions. Beaucoup de schémas de Lacan impliquent un tel temps logique. Le graphe est par exemple plein de rétroactions, le schéma de l’aliénation-séparation tout autant.

Lacan a par ailleurs dit que l’inconscient est ce qui se lit dans ce qui se dit. Ce qui pose la question de la temporalité inhérente à la lettre qu’on y lit. Je crois que c’est une stase temporelle, une fantastique combinaison entre un son purement temporel et une image purement spatiale. La lettre spatialise la sonorité temporelle et cela n’est pas simple. Réfléchir au temps de l’inconscient, c’est réfléchir à cette spatialité de l’inconscient, à la topologie du temps. Sandrine Calmettes-Jean a écrit : « Je me demande […] si l’espace n’est pas une dimension du temps. » Je crois que l’espace, avec sa simultanéité, est la trace du temps, avec sa succession. Je vous rappelle que La topologie et le temps était le titre du tout dernier séminaire de Lacan. Peut-être voulait-il décrire l’espace du temps ? Car je crois que le temps de l’inconscient structure et est structuré par une spatialité équivalente à celle qui peut être transposée à partir de la dialectique lacanienne du temps logique. Vous verrez en effet que ce temps logique est homologue à la figure du « huit-intérieur », lequel permet de représenter l’advenue du sujet, et qu’on retrouve comme invariant des figures « unilatères » utilisées par Lacan, en particulier comme bord du « ruban de Möbius ». Nous sommes structurés comme cela et notre temps également.

Et l’on peut faire l’hypothèse que l’éternité de l’inconscient advient comme un troisième temps de ce temps logique. Au cœur d’un temps « finissable » (endlich), il y a un temps « non finissable » (unendlich), pour reprendre les deux termes d’un article de Freud.

Le temps de l’origine comme origine du temps

Freud manipule aussi un autre temps que ce temps-là, un temps qui est un temps originaire. Freud « origine », pourrait-on dire, si l’on emploie le verbe « originer », qui n’existe pas. Il s’agit du temps d’une préhistoire, que ce soit celle de l’infantile, de l’époque glaciaire, du meurtre du père de la horde primitive, du meurtre d’un premier Moïse ou encore celui des choses anciennes décrites dans le Malaise dans la civilisation. Et ce premier temps est en creux, oublié et insaisissable. Comme s’il fallait toujours l’oubli d’un premier temps très ancien, d’un temps zéro, le temps du refoulement primaire (Urverdrängung), pour constituer une suite. Ceci me rappelle une intervention du philosophe François Recanati au cours du séminaire … Ou pire de Lacan12. Recanati y proposait qu’un temps zéro était peut- être nécessaire pour constituer ce qu’on appelle couramment le temps. Il appliquait au temps la logique des fondements conceptuels de l’arithmétique de Gottlob Frege. Celui-ci a soutenu l’idée que le zéro, qu’il définit au moyen d’un concept purement logique, celui de « non- identique à soi-même », était nécessaire à la constitution de la suite des nombres. On pourrait ainsi concevoir le non-temps comme étant nécessaire à la constitution du temps.

Le temps de l’interlocutoire

Passons à un autre aspect du génie créateur de Lacan. Dans son discours de Rome de 1953, paru sous le titre de Fonction et champ de la parole et du langage13, il avance d’autres considérations sur le temps. Il y souligne le fait que toute parole est interlocutoire. Emmanuel Levinas ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit dans Le temps et l’autre : « […] le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé et seul, mais […] il est la relation même du sujet avec autrui.14 »

Ce caractère interlocutoire introduit la dimension d’un temps différent de celui de la diachronie ordinaire de la parole, celle qui se déroule du passé vers le futur selon la concaténation de ses phrases et de ses mots. Ce temps ajoute un mouvement dialogual, un aller-retour, qui est là en permanence et surajoute à toute parole la dimension d’un appel à une réponse supposée. Ce dialogual implicite est le ressort du transfert. Tout est parlé en fonction de cette attente inconsciente d’une réponse. Et Lacan soutient quelque chose d’encore plus original : la parole interlocutoire n’est pas seulement là dans la parole effectivement prononcée, elle est présente en tout. Lacan s’inspire ici d’Heidegger. Car celui- ci a écrit en 1949 : « L’être humain parle ; nous parlons éveillés ; nous parlons en rêve. Nous parlons sans cesse, même quand nous ne proférons aucune parole, et que nous ne faisons qu’écouter ou lire ; nous parlons même si, n’écoutant plus vraiment, ni ne lisant, nous nous adonnons à un travail, ou bien nous nous abandonnons à ne rien faire. Constamment nous parlons, d’une manière ou d’une autre.15 »

Cette affirmation est évidemment juste pour le rêve, pour les symptômes et pour le transfert, mais elle est aussi vraie pour les identifications, qui impliquent aussi un temps logique proprement lacanien, pour le pulsionnel, ce que Lacan va développer, et pour l’histoire du sujet qui en fait sans cesse un récit qu’il renouvelle, et qui est destiné à un autre. Car toute parole attend toujours une réponse. L’analyse réveille ce dialogual caché dans l’ontologie. Et selon cette théorie, l’ontologie n’est là qu’en raison d’un défaut de dialogue.

La dialectique analytique

Ce dialogual apparaît dans la dialectique – Lacan parle de « l’analyse en tant que dialectique ». L’élémentaire de cette dialectique est la scansion destinée à souligner un contenu déjà présent chez l’analysant qui parle. Lacan parle de « ponctuation dialectique ». Interrompre une séance a certes un contenu qui est nul mais souligne le contenu de cette séance, un peu comme si l’analyste avait dit « en effet ». « En effet » renvoie de l’énoncé à l’énonciation ; c’est comme un « tu l’as dit » qui soulignerait le dire de l’analysant. C’est l’interprétation minimale.

La dialectique n’est pas seulement de façon générale un retour du dialogual refoulé, elle est aussi une condition du retour d’un refoulé particulier. Dans son Intervention sur le transfert 16 de 1951, Lacan montre une succession de renversements dialectiques dans la psychanalyse conduite par Freud avec Dora. Ils permettent de mettre en évidence le fait qu’elle participe activement au désordre dont elle se plaint – un père qui la livre aux assiduités de Mr K. afin de pouvoir poursuivre sa relation avec Mme K. Puis, dans un second temps, qu’elle est jalouse en raison de son attachement à Madame K. Et enfin, dans le troisième temps que Freud n’a pas accompli, que cet attachement est très précisément une attraction par l’objet oral qu’est le sein, le sein en tant qu’il cache ce manque qu’est le mystère de la féminité (l’objet a est censé combler le manque – φ). Chaque position subjective dans laquelle Dora est engagée est renversée en un contraire qui était certes déjà présent, mais refoulé et inconscient.

La dialectique, qui est donc une condition du retour de l’inconscient refoulé, n’est pas un travail intellectuel ou une argumentation logique, mais une réfutation au moyen d’une idée opposée, qui est présente mais inconsciente. Dans cette dialectique, une justesse signifiante doit être accompagnée d’une justesse temporelle. Il y faut l’à-propos du « kaïros » du sophiste présocratique Gorgias – la juste parole de la juste manière au juste moment.

Pour Lacan le ratage de la dialectique analytique est ce qui instaure un transfert négatif. Dora quitte Freud parce qu’il rate le troisième renversement dialectique. Le transfert négatif est une stase dialectique liée au fait qu’on méconnaît l’ordre nécessaire pour qu’advienne une certaine succession. Quelqu’un « est » ceci ou cela parce qu’une espèce de gel empêche la poursuite d’une dialectique – c’est ce qui se passe continuellement en psychiatrie. Les étiquettes ne sont que des injures et des effets du ratage d’un dialogue. C’est la dialectique qui « désontologise ».

La dialectique insère le sujet dans son histoire. Elle permet au présent de devenir le juste moment dans une vie. Lacan en a décrit le processus dans deux phrases magnifiques17. La première est très brève et concerne l’advenue d’un présent « kaïronique » par rapport aux éléments du passé : « L’étant marque la convergence des ayant été. »

La seconde réunit passé, présent et futur : « C’est l’effet d’une parole pleine de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités à venir. »

Ce qui est à venir viendra comme une juste réponse à ce qui aura été vécu. Le passé apparaît comme bien enchaîné et dès lors le futur n’étonne plus. On pourrait dire que la psychanalyse « nécessitarise » les contingences.

Les historisations primaire et secondaire

Lacan va encore plus loin dans son affirmation d’une présence du dialogual chez l’humain. Il soutient que même la réalité historique d’un sujet est déjà dialoguale. Il appelle cela l’ « historisation primaire ». Il écrit : « Les événements s’engendrent dans une historisation primaire, autrement dit l’histoire se fait déjà sur la scène où on la jouera une fois écrite, au for interne comme au for extérieur.18 »

Il y aurait donc comme une écriture qui se ferait à l’avance. Dans Temps et récit19, Paul Ricœur considère que le temps est fondamentalement et toujours lié à la mise en intrigue d’une narration. Cette historisation primaire de Lacan est le dialogual fondamental des faits historiques d’un sujet. Il l’oppose à une « historisation secondaire » encore appelée « historisation actuelle ». Celle-ci est faite de la reprise analytique de l’histoire du sujet dans une parole actuelle qui fait de cette parole « un acte de son histoire ». Cette actualisation actante et secondaire de l’histoire est possible parce qu’elle est depuis le début, dès l’historisation primaire, une affaire interlocutoire qui vise depuis toujours une réponse.

Cette idée provient également du philosophe Martin Heidegger, dont la thèse fondamentale formulée dans L’être et le temps, qui l’a rendu célèbre, est que l’être est temporel. Lacan s’en est inspiré et a conçu le sujet comme fondamentalement temporel. Le troisième sous-titre de Fonction et champ de la parole et du langage est « Le temps du sujet ». Il applique cette idée à la succession des stades pulsionnels. Il écrit à ce propos :

« Ainsi toute fixation à un prétendu stade instinctuel est avant tout un stigmate historique : page de honte qu’on oublie ou qu’on annule, ou page de gloire qui oblige… les stades instinctuels sont déjà quand ils sont vécus, organisés en subjectivité. Et pour dire clair, la subjectivité de l’enfant qui enregistre en victoires et en défaites le geste de l’éducation des sphincters, y jouissant de la sexualité imaginaire de ses orifices cloacaux, faisant agression de ses expulsions excrémentielles, et symboles de ses relâchements, cette subjectivité n’est pas fondamentalement différente de la subjectivité du psychanalyste qui s’essaie à restituer pour les comprendre les formes de l’amour qu’il appelle prégénital. Autrement dit, le stade anal n’est pas moins purement historique quand il est vécu que quand il est repensé, ni moins purement fondé dans l’intersubjectivité.20 »

L’inscription du stade, puis la réponse analytique, sont des historisations respectivement primaire et secondaire. Tous les faits de l’histoire d’un sujet sont interlocutoires et des appels à une réponse. Et ils sont constitutifs du sujet.

On sait par exemple que le passage du stade oral au stade anal est lié à la transformation d’une demande qui répond à l’Autre en une réponse à la demande de l’Autre. Au stade oral, la mère répond à la demande supposée de l’enfant. Au stade anal, le cadeau symbolisé comme fécal répond à la demande de la mère.

L’être-pour-la-mort

Cette temporalité si singulière et courbée par le dialogual se rattache à une autre donnée fournie par Heidegger, à savoir ce qu’il appelle « l’être-pour-la mort ». Le philosophe a écrit :

« L’être de l’être-là trouve son sens dans la temporalité. Celle-ci est aussi la condition de possibilité de l’historicité comme mode d’être temporel de l’être-là lui-même. […] Par historicité on entend la constitution de l’être-là comme accomplissement […].21 »

Et cette historicité heideggerienne implique « l’être-pour-la mort ». Lacan se réfère à cette notion à propos de la pulsion de mort.

« L’instinct de mort exprime essentiellement la limite de la fonction historique du sujet. Cette limite est la mort, non pas comme échéance éventuelle de la vie de l’individu, ni comme certitude empirique du sujet, mais selon la formule qu’en donne Heidegger, comme « possibilité absolument propre, inconditionnelle, indépassable, certaine et comme telle indéterminée du sujet », entendons-le du sujet défini par son historicité. En effet cette limite est à chaque instant présente en ce que cette histoire a d’achevé. Elle représente le passé sous sa forme réelle, c’est-à-dire non pas le passé physique dont l’existence est abolie, ni le passé épique tel qu’il s’est parfait dans l’œuvre de mémoire, ni le passé historique où l’homme trouve le garant de son avenir, mais le passé qui se manifeste renversé dans la répétition.22 »

Il y aurait donc un certain achèvement dans la répétition, et cet achèvement impliquerait l’être-pour-la mort. Comment comprendre cela ? Il ne s’agit pas d’un achèvement à venir, mais d’un achèvement qui est déjà là puisqu’il est présent à chaque instant. N’est-ce pas cet achèvement qui pérennise parce qu’il n’y a plus rien à ajouter ? Ça a eu lieu et ça aura toujours eu lieu parce qu’il n’y a plus rien à ajouter ni à enlever. Ici aussi il nous faut employer le futur antérieur, puisque l’on considère les choses de maintenant depuis l’éternité de la mort. L’être-pour-la mort se distribue à tout ce que le sujet dit, pense ou vit.

Lorsque dans son texte sur la Fugitivité23 (Vergänglichkeit) Freud dit à Rainer Maria Rilke que la vie a d’autant plus de valeur qu’elle est fugace, au contraire de ce que pense son interlocuteur, il est dans la même logique. Freud pense que « la valeur de l’éphémère est au regard du temps une valeur de rareté ». Et il écrit que ceux qui pensent comme Rilke que la vie ne vaut pas grand-chose « ne font que se trouver en deuil de la perte (in der Trauer über den Verlust) ». L’un, Rilke, investit la vie comme imaginaire, l’autre, Freud, l’investit comme symbolique. Je dirais que face à la perte de la vie, Freud vit cela comme le manque symbolique d’un objet imaginaire, c’est-à-dire comme une castration, tandis que Rilke la vit comme un manque imaginaire d’un objet réel, c’est-à-dire comme une frustration. D’une certaine façon, l’être-pour-la mort éternise la vie. C’est tel que c’est, à jamais. Par son idée d’achèvement, Lacan désigne le symbolique né de la pulsion de mort.

Le temps logique de Lacan

Pour clore mon excursion, venons-en à l’âme topologique du temps, qui est un vide, à savoir ce non-temps qu’est la scansion, la « scansion suspensive » comme le dit Lacan – Vous remarquerez après Recanati que le non-temps de la scansion est structurellement homologue à la non-identité à soi de Frege, laquelle constitue le concept sous-jacent au zéro. Ce non-temps est essentiel dans toute dialectique. Mais c’est dans la dialectique du temps logique de l’article des Écrits intitulé « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée24 » que nous pouvons l’analyser au mieux. Dans ce sophisme – puisqu’il arrive à Lacan de le désigner ainsi –, on trouve même une addition de ces étranges césures, ou plutôt un éclairage rétroactif de l’une par l’autre, ce qui est structurellement homologue à la succession des nombres selon Frege, pour lequel la non-identité à soi est reliée à une autre non-identité à soi. Un certain mouvement de quelques sujets est décrit dans ce temps logique comme une hâte deux fois interrompue et rattrapée par une précipitation conclusive. Tout comme dans l’inversion d’un passé qui se renverse en une répétition, un double ralentissement y devient l’accélération d’une précipitation. Il y a à chaque fois l’inversion d’un tempo.

Dans son article sur le temps logique, Lacan présente une énigme logique. Un directeur de prison convoque trois prisonniers et promet la liberté à celui d’entre eux qui réussira l’épreuve suivante : on accroche au dos de chacun des trois un disque choisi parmi cinq, trois blancs et deux noirs. Ils ne doivent pas parler et ne disposent d’aucun miroir pour connaître la couleur de leur disque. La liberté sera offerte à celui qui sera capable de dire quelle est la couleur de son propre disque, à la condition qu’il fonde sa conclusion de façon logique. Et de fait, on accroche à chacun des trois un disque blanc.

Lacan en propose une solution parfaite que je vous rapporte :

« Après s’être considérés entre eux un certain temps, les trois sujets font ensemble quelques pas qui les mènent de front à franchir la porte. Séparément, chacun fournit une réponse semblable qui s’exprime ainsi : « Je suis blanc, et voici comment je le sais. Étant donné que mes compagnons étaient des blancs, j’ai pensé que si j’étais un noir, chacun d’eux eût pu en inférer ceci : « Si j’étais un noir moi aussi, l’autre, y devant reconnaître immédiatement qu’il est un blanc, serait sorti aussitôt, donc je ne suis pas un noir ». Et tous deux seraient sortis ensemble, convaincus d’être des blancs. S’ils n’en faisaient rien, c’est que j’étais un blanc comme eux. Sur quoi, j’ai pris la porte, pour faire connaître ma conclusion ». »

Chacun des trois doit donc penser ce que pense chacun des deux autres de la pensée de celui qui serait un troisième. Ce n’est pas si facile à imaginer. Lacan dit que ça ne marche que si on y intègre deux scansions suspensives, deux hésitations. Celle liée au fait qu’il n’y a pas l’immédiateté de celui, le supposé troisième, qui verrait deux blancs. Et ensuite l’inertie de chacun des deux autres. « S’il reste à méditer, c’est que je suis un blanc » écrit Lacan. Cette inertie est l’effet d’une réciprocité dans l’absence de savoir immédiat. C’est la compréhension d’un insu. Le troisième dans l’ordre de la pensée ne sort pas immédiatement après un instant pour voir, les deux autres ne sortent pas rapidement après un temps pour comprendre et le sujet arrive dès lors au moment de conclure.

Vous allez penser que tout ceci n’est qu’inutilement compliqué. C’est pourtant, je le crois du moins, la clé de beaucoup de schémas lacaniens, et même de la topologie. Ce qui est le plus évident est l’analogie entre le temps logique de Lacan et son « schéma L25 » On y trouve aux quatre angles d’un rectangle le sujet S, le moi et l’autre semblable, a et a’, et enfin l’Autre A, d’où la parole prend son origine. Diverses flèches les relient. Ça ne va pas directement de A vers S, il faut, pour que le sujet advienne, passer par le chemin de la réciprocité imaginaire aa’. La chose est équivalente à la non-immédiateté du schéma logique. Mais le chemin imaginaire de la réciprocité est lui aussi insuffisant, ce qui ressemble aussi à une phase du temps logique.

(Es) S ’utre

a

(moi) a

utre

Le schéma L de Lacan

A

On peut reporter tout cela sur la boucle du « huit-intérieur ». Imaginons un « huit- intérieur » ayant la petite boucle en haut, et imaginons alors un départ à droite, quelque part sur la grande boucle. Nous sommes alors sur un chemin qui va vers le bas et dans la zone A de l’Autre du « schéma L », et au niveau de l’immédiateté dans le temps logique. Si nous continuons à descendre pour ensuite remonter, nous allons rencontrer la première superposition de la courbe : c’est le point a du « schéma L », c’est-à-dire le point du moi, qui n’est efficient qu’au moment de la rétroaction de la seconde superposition au niveau de a’, le point de l’autre semblable. C’est au niveau de la petite boucle le temps de la réciprocité, c’est l’axe imaginaire du « schéma L ». Nous retrouvons ensuite la ligne de départ, mais elle est maintenant constitutive du sujet. Tout y est à la fois ancien et nouveau. « Singe » y est en même temps le singe et « sein-je », la sonorité « vèr » y est le lien entre ses diverses

orthographes26. Ce sujet est maintenant défini par des traits unaires. C’est sur le « schéma L » l’arrivée à destination de la flèche symbolique interrompue par l’axe imaginaire. Il y a eu deux scansions : ce sont les deux superpositions. Au niveau du temps logique, nous sommes ensuite dans la précipitation conclusive.

Le schéma L reporté sur le huit-intérieur

Le ruban de Möbius

Cette forme en « huit-intérieur » du temps logique permet de le rattacher à la topologie, puisque le « huit-intérieur » est inhérent à toutes les figures de la topologie des surfaces unilatères. Il est par exemple la forme que prend le bord du « ruban de Möbius ». Cette homologie du temps et de l’espace nous permet de penser à une forme du temps, tout comme certains astrophysiciens évoquent des formes de l’espace27.

À quoi peut nous servir l’impraticable et irréalisable expérience de pensée de ce temps logique ? Il me semble que le temps logique fonctionne lorsqu’on le déploie dans le temps ordinaire au lieu de le cantonner dans le temps abstrait des hypothèses-gigogne des prisonniers du sophisme de Lacan. Il me semble qu’il peut concerner un petit moment dans une séance, une période de l’analyse, toute une cure, ou la totalité d’un destin.

Considérons le début d’une cure. Très souvent l’analysant place l’analyste dans la position de celui qui sait immédiatement la cause de sa souffrance. Il s’offre au regard dans l’espoir d’un effet direct du savoir de l’analyste. Il faut une suspension de cette phase. À un moment donné, l’analysant doit s’attribuer à lui-même la cause de sa souffrance. C’est son moi qui prend cela en charge. C’est alors que le passage à l’analyse est possible. Puis une deuxième scansion va survenir au moment de l’énoncé par l’analyste de la règle fondamentale. Ce n’est alors plus le moi de l’analysant qui est en cause, mais sa parole. On lui demande de se soumettre aux dés des idées lancées par sa parole librement associée.

On retrouve également les trois phases du temps logique déployées le long de la vie de Freud, et plus précisément dans l’évolution de sa conception du travail de l’analyste. Dans son premier séminaire sur Les écrits techniques de Freud, Lacan a distingué trois périodes :

  • la « période germinale », qui va en gros jusqu’en 1910 ;
  • la « période intermédiaire » qui se termine vers 1920 ;
  • et enfin la « période métapsychologique » ou « structurale »28.

Au départ l’analyse consistait à deviner la pensée inconsciente qui était cachée à l’analysant et à la lui communiquer. L’interprétation nécessitait ainsi une sorte de divination. L’analyste était le sujet au savoir immédiat, tout comme celui qui voit deux noirs.

Les conseils de Freud de la seconde période sont comme une scansion suspensive dans l’action analytique. Il parle de multiples façons de la nécessité d’une réserve. Dans cette deuxième phase il y a un temps de réciprocité. Freud demande à l’analysant de confirmer ses interprétations. L’Homme-aux-loups fut ainsi sollicité pour souscrire à la réalité de la scène primitive.

Et c’est l’hypothèse d’une contrainte de répétition qu’il convient de mettre en acte qui a inauguré la troisième période. Freud y fait appel à une machine symbolique qui fonctionne au-delà du vivant.

Ces trois temps sont aussi les trois temps qui constituent successivement les registres de la parole que sont le réel, l’imaginaire et le symbolique. Ces registres ne sont pas d’emblée indépendants. Un psychanalyste de Marseille, Jean-Noël Trouvé, m’a soumis un magnifique travail sur l’évolution de ces trois registres chez le petit enfant, selon lequel ils seraient communs au départ et placés comme sur un classique nœud de trèfle. Certaines coupures et recollages appelés épissures transformeraient peu à peu ce nœud de trèfle en nœud borroméen. On peut penser que ces coupures-épissures sont des équivalents des scansions suspensives.

Le nœud de trèfle

Le nœud borroméen

On peut comprendre ainsi que l’éternité de l’inconscient qu’on peut attribuer au registre symbolique est l’œuvre du devenir sujet que le temps logique ne fait que résumer. Et l’imaginaire tout autant. Et le réel serait le départ de ce devenir sujet. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le titre que j’ai donné à mon exposé. L’inconscient est un éternel, à savoir le symbolique, né d’un temporel très particulier, le temporel du temps logique. Et la dialectique du dialogual, qui est le temps de la réciprocité, en procède également – c’est le second temps.

On retrouve ainsi les trois temps de mon exposé : l’inconscient éternel qui ne connaît pas le temps, puis la dialectique, et enfin le temps logique qui les englobe. L’advenue de ces trois temps constitue le devenir-sujet. Ce que Sandrine Calmettes-Jean a également soutenu en écrivant :

« Le refoulement introduit une scission temporelle du sujet, une dissolution de sa présence à lui-même, une éclipse du sujet. La temporalité subjective naît de la division du sujet, comme si elle venait recouvrir la coupure constitutive du sujet. »

Et elle a ajouté : « Le temps est précisément l’impossibilité de l’identité à soi-même », ce qui est une des définitions du sujet par Lacan, et un renvoi à la reprise de Gottlob Frege par François Recanati.

1 R. Westfall, Newton, Paris, Flammarion, 1994. Voir aussi L. Carpentier, « Newton », dans Les Cahiers de Science et Vie, Newton, N° 13, février 1993.

2 B. Hoffmann, Albert Einstein créateur et rebelle, Paris, Seuil, coll. « Points Science » n° S 19, 1975, p. 20 et

p. 40.

3 J.-P. Luminet, « Matière, espace, temps », dans Le temps et sa flèche, Paris, Flammarion, coll. « Champs » n°339, 1996, pp. 59-80.

4 M. Heidegger (1927), Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1993.

5 A. Comte-Sponville, « L’être-temps. Quelques réflexions sur le temps de la conscience », dans Le temps et sa flèche, op. cit., pp. 239-281.

6 S. Freud (1915), « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio essais n°30, 1968, pp. 95- 96.

7 S. Freud (1900), L’interprétation des rêves, Paris, Puf, 1967, p. 527.

8 Ibid. p. 491.

9 Ibid. p. 437

10 S. Calmettes-Jean, Temporalité, narrativité et division subjective, accessible par internet : http://www.ecolpsy-co.com/Htmpub/Conferences0902%20Calmette-Jean_P.html

11 S. Freud, L’interprétation des rêves, op. cit., p. 456.

12 J. Lacan, Le Séminaire Livre XIX (1971-1972), …Ou pire, Paris, Seuil, 2011, avant-dernière conférence. On trouvera le passage concerné dans la réécriture de cette intervention, « Intervention au séminaire du docteur Lacan », Scilicet n°4, Paris, Seuil, 1973, pp. 60-61.

13 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 237-322.

14 E. Levinas, Le temps et l’autre, Paris, Puf, coll. Quadrige n° 43, 2001, p.17.

15 M. Heidegger, « La parole », dans Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1981.

16 J. Lacan, « Intervention sur le transfert », dans Écrits, op. cit. pp. 215-226.

17 J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage… », dans Écrits, op. cit.

18 J. Lacan, « Fonction et champ… », dans Écrits, op. cit. p. 261.

19 P. Ricœur, Temps et récit, 3 vol., Paris, Seuil, 1983.

20 Ibid. p. 262.

21 M. Heidegger, L’être et le temps, G. A. Bornheim, Hatier, 1976, p. 19.

22 J. Lacan, « Fonction et champ… », op. cit. p. 318.

23 S. Freud (1915), « Fugitivité », Revue française de psychanalyse, vol.20, n°3, Paris, 1956, pp. 307-310. Également traduit par « Éphémère destinée », Résultats, idées, problèmes, vol.I, Paris, Puf, 1984, pp. 233-236.

24 J. Lacan, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits, op. cit., pp. 197-213.

26 Ces deux exemples sont tirés d’un livre. Voir J.-M. Jadin, Côté divan, côté fauteuil, Paris, Albin Michel, 2003.

27 J.-P. Luminet (2001), L’univers chiffonné, Paris, Gallimard, 2005.

28 J. Lacan, Le séminaire Livre I (1953-1954), Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 14.

Lecture de « Robinson » de Laurent Demoulin

Robinson, Laurent Demoulin, Gallimard, Collection blanche, 2016.

Le livre que Laurent Demoulin a consacré à son fils autiste, un oui-autiste comme il l’appelle, est celui d’« un enragé de l’écriture ». Pour paraphraser « l’enragé du langage » avec lequel Maurice Nadeau qualifiait Roland Barthes au moment où il lui ouvrait les pages de Combat.

C’est aussi un livre d’une soufflante pertinence clinique. Au-delà des parcours obligés auxquels il contraint incessamment son père, Robinson ne peut tolérer d’être lâché d’un pouce, sans quoi c’est la suite ininterrompue de déconvenues que Laurent Demoulin décline avec pudeur, même s’il n’en laisse aucune dans l’ombre.

De la merde qu’il risque d’étaler partout à la moindre inattention paternelle à l’absence totale de mots qui font cette relation si particulière entre un oui-autiste et un non- autiste, de la tristesse profonde qui l’accable à la rigolade qui parfois le secoue comme pour rappeler avec son rire qu’il est bien de l’espèce humaine, nous pérégrinons avec le narrateur du supermarché à la soirée-barbecue, de la promenade en ville à celle dans la galerie commerçante, en quête de ce qui donne sa couleur inédite à cet in-fans, au sens propre du mot, à ce non-parlant même s’il n’est pas sans langage.

La pertinence clinique de ce véritable travail d’écriture auquel s’est tenu Laurent Demoulin tient précisément dans ce qu’il nous fait partager ce à quoi Robinson n’accède pas, à savoir ce qu’implique ce que l’auteur appelle la quatrième dimension – celle du langage – dans laquelle il est si douloureux d’entrer – car on y rencontre le mot « mort » et le mot « jamais » – et dont il est impossible de sortir.

Tout dans la description particulièrement fine de cette covivance entre père et fils, tout vient nous rappeler que n’a pas pu prendre place entre eux ce lien via le langage articulé qui définit notre espèce.

Seuls sont présents la rencontre brute mais non sans tendresse, le corps à corps incessant et en même temps aimant, la violence de l’irruption qui parfois atteint la jubilation, le choc quelquefois joyeux de leurs altérités, la menace permanente que constituerait toute mise à distance aussi bien que la douleur de leur présence réciproque. Les contraires sont là, complètement enchevêtrés.

Car contrairement au sens courant du terme, qui veut que l’autisme désigne une forme de coupure d’avec le monde, de total repli sur soi, je tiens pour vrai, écrit l’auteur de Robinson, qu’il s’agit d’une forme de contamination du sujet par le monde extérieur, contamination désordonnée, éclatée, absurde, non signifiante, prolifération folle d’altérité insaisissable. Qu’est-ce qui nous tient à distance de l’autre, sinon le langage ? Sans langage, l’autre est partout, en nous, autour de nous, à travers nous. Le repli autistique est une réalité seconde : il est protection face à cette invasion infinie.

Pas d’espace tiers, Dieu sait pourquoi ! Atteinte de la neurophysiologie à cet âge précoce où précisément l’enfant en principe intègre la possibilité de la parole ? Position subjective de refus radical de la part de ce oui-autiste qui, ce faisant, n’a plus d’autre voix que celle de son silence ? Présence d’un premier Autre qui n’a laissé aucune chance à un autre autre d’exister aux yeux de Robinson ? Impuissance d’un second Autre à s’immiscer dans la dyade première et à y inscrire un espace pour ce qu’exige la capture de l’être parlant ? La question restera sans réponse et c’est toute la force et la beauté du Robinson-livre que de s’en tenir au travail rigoureux du père-écrivain de ne faire que de tenter d’en soutenir l’écriture.

Pourtant, c’est bien le « radical » Père qui est ainsi montré et démontré comme absent, voire même aboli. Aucune place pour autre chose que de l’attache viscérale, pas seulement dans les idées, mais dans la chose elle-même : une ceinture de paternité, va jusqu’à écrire l’auteur sans en dire davantage.

Et il est bien vrai que le père, celui du « principe paternel », du « principe langagier » n’arrive pas à trouver existence dans la manière d’être du oui-autiste. Au point que l’auteur se demande : Suis-je le père de Robinson ou une seconde mère ?

Question plus que pertinente car elle dit bien ce à quoi l’auteur est confronté : quelle place est-il possible de donner aux mots dans ce monde du seul faire et des seules choses ? Quelle nomination peut avoir lieu dans l’espace abyssal que creuse le lien du père à son fils et du fils à son père ? La réponse est affreusement simple et ruine d’un seul coup toute réalité paternelle : aucune !

Et pourtant, ce dont témoigne l’auteur, c’est qu’il veut être le père de ce fils. C’est à ses trois enfants – Camille, Hadrien et Robinson – qu’il dédicace son livre. Et le plus stupéfiant, c’est que faute d’y arriver dans le réel de leur relation, c’est par et dans l’écriture qu’il y parvient.

Manière de prendre acte que la littérature a des pouvoirs que le pouvoir n’a pas.

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