Intervention de Jean-Louis Doucet-Carrière lors de la séance inaugurale de l’ESRFP le 22 octobre 2016 à Sète.
« L’homme comme l’arbre est un être où des forces confuses viennent se tenir debout. »
Gaston Bachelard
« Ô moi qui aspire à croître Je regarde dehors et voilà
Que croît en moi l’Arbre intérieur »
Rainer Maria Rilke
Nous avons, ici-même, travaillé ces dernières années des sujets qui mettaient en dialectique la psychanalyse avec des principes que je pourrais qualifier de très républicains : la liberté, la question du sacré, la fraternité… La question des rapports de la psychanalyse avec l’égalité aurait dû s’imposer naturellement. Certes, cette notion a une importance socio-politique majeure mais, aux yeux du psychanalyste dont la tâche est de tenter de faire surgir de la différence, de la disparité subjective, le principe d’égalité ne peut se comprendre que comme une équidistance de chaque « Un » par rapport aux lois qui sont celles du système politique qui gère notre quotidien. Système que l’on peut définir comme une République laïque et démocratique et qui doit s’attacher à préserver cette équidistance.
Le concept d’égalité renvoie donc à une loi républicaine, c’est-à-dire à la notion de légalité. La légalité est une valeur qui, à mon sens, n’a pas une dimension subjective première. Toute autre est la dimension de la loyauté ; ce terme, dans son acceptation courante, évoque en effet une qualité qui ne peut se soutenir que d’une position subjective.
L’usage a voulu que ces deux termes aient la même étymologie, en effet le légal comme le loyal dérive, d’après Alain Rey1, du mot latin legal issu du latin legalis qui veut dire conforme à la loi. D’après les mêmes sources, le qualificatif de loyal apparaît avec le sens de « qui a le sens de l’honneur, de la probité » dans le contexte de la chevalerie. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que la distinction sémantique définitive s’est faite entre légal et loyal. Je dirais, pour faire court, que la légalité renvoie à la loi qui concerne l’individu en tant que socius, alors que la loyauté a trait à ce que je pourrais appeler une appropriation subjective de la loi, une introjection de la loi.
Arrêtons-nous un instant sur ce concept d’introjection.
Dans son article « Pulsions et destin des pulsions » (1915), Freud emprunte ce terme à Ferenczi (Introjection et transfert, 1909) pour décrire le mécanisme par lequel : « Il (le moi2) prend en lui, dans la mesure où ils sont sources de plaisir, les objets qui se présentent, il les introjecte (selon l’expression de Ferenczi) et, d’un autre côté, expulse hors de lui ce qui, à l’intérieur de lui-même, provoque du déplaisir »3. Une nouvelle étape est franchie pour ce que Freud appelle le moi-sujet, dans la mesure où, contrairement au moi-réel primitif qui ne connaissait que « le plaisant » puisque, indifférent au monde extérieur, il n’aimait que lui-même, le processus d’introjection va désormais, en reconnaissant l’existence d’un monde qui lui est extérieur, imposer au moi- sujet de distinguer ce qui est à l’intérieur de lui, l’objet qui lui procure du plaisir, qu’il aime, et ce qu’il rejette à l’extérieur, la part de l’objet qui n’est pas incorporée, objet de sa haine. Avec ce moi-sujet-plaisir purifié, tel que le nomme Freud, apparaît l’opposition mais aussi le lien amour-haine4.
Dans le Séminaire XI (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Lacan reprend de façon différente la problématique de l’introjection. Pour lui, le moi-plaisir purifié tel que le définit Freud, correspond à ce qui, « dans le moi-réel primitif, se satisfait de l’objet, se fait l’image en miroir de cet objet5 ». Mais l’étranger, le non-moi, le déplaisir, ce qui est hostile et générateur de haine, fait aussi partie de ce moi-réel primitif et persiste dans le moi, sans que jamais le principe de plaisir puisse en venir à bout. Pour Bernard Vandermersch, je cite : « C’est là sans doute l’origine du mauvais objet interne de Mélanie Klein et, pour Lacan, de l’objet a. Lacan replace l’introjection dans la dialectique du sujet à l’Autre avec sa dissymétrie fondamentale. Ce qui est introjecté est toujours un trait de l’Autre, un signifiant qui, dans le même temps qu’il fait surgir le sujet (qui, chez Lacan, est un effet du signifiant et n’est donc pas là au départ), le réduit à n’être que ce signifiant. Le rapport du sujet à l’Autre est donc toujours marqué d’une perte. C’est ce que Lacan appelle l’aliénation.6 » Dans ce même Séminaire, Lacan situe en effet le rapport du sujet à l’Autre dans ce qu’il définit comme le processus d’aliénation-séparation.
Précisons. Pour illustrer son raisonnement, Lacan part d’un type de choix singulier qui peut se poser de n’être résolu que par : ni ceci ni cela, ni l’une ni l’autre des possibilités du choix n’est recevable. Sauf, nous dit Lacan, a accepter que la conséquence de ce choix génère immanquablement une perte, c’est l’exemple bien connu qu’il retient devant l’ultimatum : « La bourse ou la vie », si on choisit la bourse on perd les deux, si on choisit la vie, ce sera une vie délestée de la bourse. Le choix entre la liberté ou la vie ne laisse la perspective que d’une vie de servitude. Seul le choix entre la liberté ou la mort permettrait de ne rien céder sur la liberté. Pour Lacan c’est ce processus qui est en cause dans le rapport du sujet à l’Autre. En effet, l’introjection du signifiant (ce qui est plein de sens) est à l’origine du sujet. C’est en effet en introjectant un trait de l’Autre (le trait unaire) que se constitue le sujet. On sait que Lacan soutient qu’au commencement n’est pas le Verbe, mais le trait unaire ! Mais du fait de l’aliénation à l’Autre, l’introjection du signifiant ne peut s’instaurer qu’aux dépens de l’être. Autrement dit, lorsque l’on est du côté du sens, on est dans le manque à être ; lorsqu’on est du côté de l’être, on est dans le non-sens et donc du côté de l’inconscient.
« L’introjection du signifiant s’accompagne donc d’une disparition du sujet7. » Pour réapparaître le sujet doit, pourrait-on dire, payer son écot, c’est-à-dire qu’il doit se séparer d’une partie de lui-même pour compenser cette impossibilité à être que lui impose l’introjection du signifiant. L’Autre, en effet, et il importe d’insister sur ce point, ne fournit que du signifiant, il ne garantit aucunement l’être, il ne désigne ni ne construit jamais le sujet. C’est en cédant ce qui est séparable de son corps, nommément les objets a de la pulsion, à savoir, le sein sevré, les fèces abandonnées, le regard et la voix que le sujet, qui est dès lors divisé, peut resurgir. On voit bien là qu’il y a un « Au-delà du principe du plaisir » puisque l’introjection du signifiant, signifiant dont il est important de rappeler qu’il est le représentant psychique de la pulsion, l’introjection du signifiant témoigne que la pulsion tourne toujours autour d’objets a qui ne sont pas tous des objets favorables au plaisir, objets a « qui en fin de compte, ne peuvent servir à rien8. »
Cette longue et difficile digression sur le mécanisme de l’introjection ne nous fait pas oublier notre réflexion sur la loyauté. Nous avons, plus haut, proposé de définir la loyauté comme la qualité qui résulte de l’introjection de la loi. Quelle est l’hypothèse théorique qui pourrait soutenir cette proposition ? De notre place d’analyste, la loi qui est introjectée ne peut être que la loi symbolique. Posons à la suite de cette réflexion que ce qui est introjecté, ce trait de l’Autre que prélève le sujet, c’est justement ce qui manque dans l’Autre. Si nous suivons le fil des hypothèses exposées plus haut sur l’introjection, ce trait de l’Autre, ce qui manque dans l’Autre, c’est un signifiant, Lacan est formel sur ce point. Je pose comme hypothèse que ce signifiant introjecté, signifiant qui permet d’élever le sujet à la dimension de la loyauté, c’est le signifiant du Nom-du-Père dans la mesure où Lacan le définit ainsi : « C’est le signifiant qui dans l’Autre en tant que lieu du signifiant est le signifiant de l’Autre en tant que lieu de la loi9. » Cette formule, certes un peu énigmatique, nous conduit, je crois, à considérer que chez l’Autre – c’est-à-dire ce lieu qui est le réservoir, le trésor des signifiants où vient s’approvisionner l’infans –, le Nom-du-Père est le signifiant de cet Autre dans sa dimension d’incomplétude, dans sa structure marquée par un trou, un manque, une absence autour de laquelle s’ordonne la chaîne signifiante, les lois du langage. En introjectant le signifiant du Nom-du-Père, le sujet en devenir, incorpore de fait une absence effacée par ce signifiant. On sait que Lacan définit le trait unaire comme le « signifiant non d’une présence, mais d’une absence effacée10 ». En disant cela, je ne veux pas confondre signifiant du Nom-du-Père et trait unaire, je souhaite montrer que, à mon sens, c’est grâce au signifiant du Nom-du-Père que peut s’inscrire le trait unaire. La métaphore du signifiant du Nom-du-Père est la condition de possibilité du trait unaire. C’est le fait que l’Autre ne puisse pas tout dire, ne puisse pas interpréter tous les cris, tous les vagissements de l’infans, qui peut permettre au sujet en devenir d’inscrire dans le langage son manque à être. Le manque-à-être répond au manque dans l’Autre. Le signifiant du Nom-du-Père fait césure dans le langage, et c’est à partir de cette césure que s’ordonnent les lois qui le régissent.
Lacan le soutient : « … je vous ai dit qu’à l’intérieur du système signifiant, le Nom-du-Père a la fonction de signifier l’ensemble du système signifiant, de l’autoriser à exister, d’en faire la loi…11 »
Bernard Vandermersch assure : « L’opération dite par Lacan du « Nom-du-Père » est la métaphore qui donne un sens sexuel à ce manque dans l’Autre par la mise en place d’un référent, le phallus. Le phallus donne accès au désir, soit que le sujet veuille l’être, pour être désiré par le père, soit qu’il veuille l’avoir pour désirer comme le père. Le père est ainsi celui qui unit le désir à la loi et non celui qui interdit le désir12. »
Je crois que nous touchons là à un point capital de notre réflexion sur la loyauté. Je dirais que la notion de loyauté, pour le psychanalyste, ne peut se concevoir que du fait de l’identité du désir et de la loi.
Dans le Séminaire X L’angoisse, Lacan précise de façon lumineuse ce que recouvre cette notion d’identité du désir et de la loi, je cite : « Le désir et la loi sont la même chose en ce sens que leur objet leur est commun. Il ne suffit donc pas de se donner à soi-même le réconfort qu’ils sont, l’un par rapport à l’autre, comme les deux côtés de la muraille, ou comme l’endroit et l’envers. C’est faire trop bon marché de la difficulté. (…). Le mythe de l’œdipe ne veut pas dire autre chose que ceci – à l’origine, le désir comme désir du père et la loi sont une seule et même chose. Le rapport de la loi au désir est si étroit que seule la fonction de la loi trace le chemin du désir. Le désir, en tant que désir pour la mère, est identique à la fonction de la loi. C’est en tant que la loi l’interdit qu’elle impose de la désirer, car, après tout, la mère n’est pas en soi l’objet le plus désirable. Si tout s’organise autour du désir de la mère, si on doit préférer que la femme soit autre que la mère, qu’est-ce que cela veut dire ? – sinon qu’un commandement s’introduit dans la structure même du désir. Pour tout dire, on désire au commandement. Le mythe de l’œdipe veut dire que le désir du père est ce qui fait la loi.13 » Dans son séminaire, Lacan, notons-le au passage, nous y reviendrons plus tard, comme toujours n’utilise pas ce terme de commandement au hasard…
Pour revenir à la définition donnée au début de ce travail, la loyauté serait donc cette qualité qui rend conforme à la loi, et avançons maintenant qu’est loyal ce qui est conforme au désir et nous pourrions même rajouter qu’est loyal ce qui est conforme au désir en tant que celui-ci est articulé au signifiant du Nom-du-Père.
Dont acte.
Se pose désormais une double problématique. Ces deux problématiques étant d’ailleurs difficilement séparables comme nous le verrons. La première de ces problématiques, Lacan dans son séminaire sur L’éthique de la psychanalyse14, la formule comme suit : « As-tu agi en conformité avec ton désir ? » Je m’autoriserai donc à le paraphraser ainsi : « As-tu été loyal ? » Cette question relève, on le voit, plus d’un positionnement éthique que d’une affaire de moralité. Pour Lacan : « L’éthique consiste essentiellement – il faut toujours repartir des définitions – en un jugement sur notre action, à ceci près qu’elle n’a de portée que pour autant que l’action impliquée en elle comporte aussi ou est censée comporter un jugement, même implicite. La présence du jugement des deux côtés est essentielle à la structure. S’il y a une éthique de la psychanalyse – la question se pose – c’est pour autant qu’en quelque façon, si peu que ce soit, l’analyse apporte quelque chose qui se pose comme mesure de notre action – ou du moins le prétend15. » Dit autrement, si je ne trahis pas la pensée de Lacan, toute action en elle-même est déjà le fruit d’un jugement d’attribution, le positionnement éthique va, lui, mesurer l’adéquation de ce jugement avec les exigences du désir et de la loi. C’est là que je situerais le concept de loyauté. La loyauté c’est la capacité du sujet de l’inconscient à ériger son désir en loi éthique. J’ai souligné plus haut que quelqu’un de loyal est quelqu’un qui a le sens de l’honneur, de la probité. Alain Rey16 nous rappelle que le mot probe vient du latin probus qui désigne une récolte, un végétal qui pousse bien droit, il est assimilé aussi au verbe croître. La loyauté permet au sujet de rester droit, de croître dans sa relation à l’Autre. C’est ce qui permet au sujet de ne plus être incarcéré dans les demandes, demandes de l’Autre et demandes à l’Autre. Pour François Balmès17 : « L’identité du désir et de la loi est (…) ce qui affranchit de l’assujettissement à la demande. »
Être loyal, c’est consentir à ne pas distinguer le désir de la loi. Et Lacan de souligner : « Ce que j’appelle céder sur son désir s’accompagne toujours dans la destinée du sujet – (…) de quelque trahison. Ou le sujet trahit sa voie, se trahit lui-même, et c’est sensible pour lui- même. Ou, plus simplement, il tolère que quelqu’un avec qui il s’est plus ou moins voué à quelque chose ait trahi son attente, n’ait pas fait à son endroit ce que comportait le pacte – le pacte quel qu’il soit, faste ou néfaste, précaire, à courte vue, voire de révolte, voire de fuite, qu’importe. Quelque chose se joue autour de la trahison, quand on la tolère, quand, poussé par l’idée du bien – (…) – on cède au point de rabattre ses propres prétentions, (…). Là vous pouvez être sûr que se retrouve la structure qui s’appelle « céder sur son désir ».18 » Cette « idée du bien » qu’introduit ici Lacan nous conduit directement à notre deuxième problématique qui est celle de la prise du sujet du désir dans le filet des lois morales qui organisent le fonctionnement d’une société. Autrement dit, il s’agit d’envisager les rapports entre, d’une part, cette loi symbolique s’exprime dans les lois du langage et le désir qui en est consubstantiel, et, d’autre part, les règles qui régissent les rapports du sujet à ses semblables qu’on peut appeler les règles morales et dont l’instance psychique a été conceptualisée par Freud sous la forme du surmoi. Dit de façon laconique, comment concilier le désir inconscient dans sa dimension de vérité subjective et les exigences du surmoi, cette instance morale, interdictrice, féroce et obscène comme la qualifie Lacan ?
Freud nous dit que le surmoi est l’héritier introjecté du complexe d’Œdipe, il vient donc en permanence, rappeler et la loi du père et le désir. Cette question du surmoi est excessivement complexe mais nous retiendrons essentiellement la duplicité qui le caractérise, à savoir qu’il est une instance à la fois pacifiante et/ou traumatique. Les cliniques de la mélancolie et de la névrose obsessionnelle nous le montrent au quotidien. Comment comprendre, comment articuler cette duplicité surmoïque avec ce que nous avons avancé sur le signifiant du Nom-du-Père et son rôle dans la genèse des lois du langage ? Je crois que l’on peut avancer que, en ordonnant les signifiants de l’Autre, le signifiant du Nom-du-Père, autorise le surgissement du sujet du désir, mais dans le même mouvement il le condamne définitivement à se soumettre à ces lois. Je crois que c’est ce que Lacan avance lorsqu’il soutient : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par le sujet. Dans la perspective freudienne, l’homme c’est le sujet pris et torturé par le langage.19 ». Mais il y a, à mon sens, une autre manière d’appréhender la férocité surmoïque et cela à partir de la distinction que fait Lacan entre père symbolique, père réel et père imaginaire. Le père symbolique, c’est le père mort, la métaphore du signifiant du Nom-du-Père vient en tenir lieu. Le Père réel, c’est celui qui est là au quotidien pour l’enfant et qui permet à celui-ci d’avoir accès au désir sexuel. En effet c’est ce père réel qui montre à l’enfant que la mère lui est interdite tout simplement parce que c’est lui qui la possède, il était là avant et elle est son bien-propre. Lacan le qualifie de « Grand Fouteur ». Il rajoute : « Seulement, ce père réel et mythique ne s’efface-t-il pas au déclin de l’œdipe derrière celui que l’enfant, à cet âge tout de même avancé de cinq ans, peut très bien avoir déjà découvert ? – à savoir le père imaginaire, le père qui l’a, lui le gosse, si mal foutu.20 » et : « N’est-ce pas autour de l’expérience de la privation que fait le petit enfant – non pas tant parce qu’il est petit mais parce qu’il est homme – n’est-ce pas autour de ce qui est pour lui privation (par le père réel21), que se fomente le deuil du père imaginaire ? – c’est-à-dire d’un père qui serait vraiment quelqu’un. Le reproche perpétuel qui naît alors, d’une façon plus ou moins définitive et bien formée selon les cas, reste fondamental dans la structure du sujet. Ce père imaginaire, c’est lui, et non pas le père réel qui est le fondement de l’image providentielle de Dieu. Et la fonction du surmoi, à son dernier terme, dans sa perspective dernière, est haine de Dieu, reproche à Dieu d’avoir si mal fait les choses.22 » Cela revient à dire que c’est du deuil du père imaginaire que va naître le surmoi, ce guerrier qui ne peut se résoudre à renoncer à ses illusions de grandeur et qui peut installer le sujet dans la pure culture de la pulsion de mort. On voit bien dès lors, pour revenir plus directement à notre thème de la loyauté, que l’introjection du signifiant du Nom-du-Père – qui autorise le prélèvement chez l’Autre du trait unaire, cette marque distinctive qui crée le sujet – permet à celui-ci de ne pas rester fasciné par un père imaginaire qui ne lui aurait pas fait testament de sa grandeur et évite ainsi au sujet de passer le reste de son temps à cultiver sa rancœur ! C’est de la jouissance de cette rancœur dont la loyauté doit signer l’abandon. Jouissance de la rancœur, certes, mais bien sûr pas uniquement. Il s’agit également pour le sujet dans la loyauté à son désir de se positionner par rapport à la jouissance des biens à savoir ce qui relève de l’utile, du besoin, et au-delà même, des pièges et des illusions que véhiculent souvent la compassion et l’amour du prochain. J’ai souligné plus haut cette phrase de Lacan : « Pour tout dire, on désire au commandement. » Cette formule est bien sûr destinée à mettre en dialectique le désir avec les Tables de la Loi remises à Moïse et porteuses des dix commandements. Lacan en effet relie ces dix commandements aux lois de la parole : « Ces dix commandements, tout négatifs qu’ils apparaissent – on nous fait toujours remarquer qu’il n’y a pas que le côté négatif de la morale, mais aussi le côté positif – je ne m’arrêterai pas tellement à leur côté interdictif, mais je dirai, comme je l’ai déjà indiqué ici, qu’ils ne sont peut-être que les commandements de la parole, je veux dire qu’ils explicitent ce sans quoi il n’y a pas de parole – je n’ai pas dit de discours – possible.(…). Je veux vous faire remarquer ceci – dans ces dix commandements, qui constituent à peu près tout ce qui, contre vents et marées, est reçu comme commandements par toute l’humanité civilisée – (…) – dans ces dix commandements, nulle part il n’est signalé qu’il ne faut pas coucher avec sa mère. Les dix commandements ne pourrions-nous pas essayer (…) de les interpréter comme quelque chose de fort proche de ce qui fonctionne effectivement dans le refoulement de l’inconscient ? Les dix commandements sont interprétables comme destinés à tenir le sujet à distance de toute réalisation de l’inceste, à une condition et une seule, c’est que nous nous apercevons que l’interdiction de l’inceste n’est pas autre chose que la condition pour que subsiste la parole.23 » En assimilant les lois de la parole au décalogue, Lacan montre qu’elles soutiennent aussi le désir, en le rendant consubstantiel à la loi, mais en le liant à la culpabilité. Ce que doit la loyauté à l’identité du désir et de la loi, il me semble que Lacan le formule de la façon la plus claire : « La seule chose dont on puisse être coupable, c’est d’avoir cédé sur son désir.24 » Si le sujet cède sur son désir, c’est qu’il ne peut céder sur sa jouissance. Mais cette impossibilité à lâcher de la jouissance va l’entraver dans son destin car il va se trouver confronté à un affect, le seul qui ne trompe pas, à savoir l’angoisse. L’angoisse trouve sa place entre jouissance et désir. La méthode psychanalytique, en permettant le surgissement d’une énonciation – à savoir cette libération ponctuelle du sujet de la somme des énoncés accumulés sur son nom – est à même d’autoriser le franchissement de l’angoisse (tout en maintenant une certaine dose de culpabilité car celle-ci est consubstantielle à l’identité du désir et de la loi).
Le titre que j’ai donné à notre thématique de l’année : « La loyauté, un sym-ptôme psychanalytique ? » est pour le moins insolite. Si j’ai marqué une césure dans le mot symptôme c’est que j’ai souhaité le prendre dans son acception historique. Alain Rey25, toujours, précise que ce mot dérive du verbe sumpiptein « tomber ensemble », « survenir en même temps ». En ce sens il me semble que l’on peut avancer que la loyauté, envisagée comme une introjection de la loi et donc comme véhicule du désir, tombe littéralement dans le mouvement, le moment de l’énonciation. Dans sa conférence à Sainte Anne du 2 décembre 197126, Lacan avance que le symptôme a valeur de vérité. Il précise bien que la réciproque n’est pas vraie, que la valeur de vérité n’est pas un symptôme. Cela conduit, à mon sens, à penser que le symptôme envisagé comme une construction du sujet, prend toujours sa source dans les méandres du désir inconscient là où « la vérité balbutie », la loyauté est, peut-être, un des ruisseaux qui en témoigne. Cette approche analytique théorique de la loyauté peut nous autoriser à éclairer autrement certains liens sociaux qui n’arrêtent pas de nous interroger, parfois de nous faire souffrir dans le trajet de notre subjectivité. Une des premières idées qui me vient à l’esprit met en dialectique légalité et loyauté. En effet, il me paraît que, notamment dans les institutions, s’est installé progressivement un mécanisme que je qualifie de pervers qui consiste, pour faire court, à respecter la légalité tout en ignorant la loyauté. Je veux dire par là, que s’instaure délibérément, ce que j’appellerais une application psychotique, du moins à la lettre, de la loi, des règles, des conventions, en en soustrayant toute la dimension symbolique, tout « L’esprit » aurait pu dire Montesquieu. Les individus savent se servir des lois qui organisent le fonctionnement de l’institution de telle manière que toute la dimension symbolique, la dimension de fiction comme dirait Valéry en est forclose. Ces lois deviennent des écrans opaques qui ne laissent passer aucune lumière créatrice au lieu de rester des tissus certes denses mais dont les mailles peuvent permettre aux sujets de continuer à respirer librement. Un exemple peut être trouvé dans ce que Alain Abelhauser, Roland Gori et Marie-Jean Sauret appellent « La folie Évaluation27 ». Quoi de plus conforme en effet aux lois qui régissent le fonctionnement d’une institution, que de s’assurer qu’elles sont en tous points respectées et qu’elles sont toujours adaptées à la finalité de cette institution ? Or on s’aperçoit rapidement que les outils utilisés pour évaluer ces règles de fonctionnement ne sont adaptés qu’à la seule politique de gestion des individus qui l’ont sollicitée. Il s’agit d’une évaluation qui ne peut déboucher le plus souvent que sur un agrément à la politique menée. Les acteurs institutionnels sont par-là dépossédés de leur potentiel critique de la manière la plus légale mais aussi la plus déloyale qui soit. Un autre exemple me vient à l’esprit. Depuis la tragédie du Bataclan, l’état d’urgence est décrété. La question n’est pas de savoir si c’est une bonne ou une mauvaise chose, le but affiché de cette mesure est la lutte contre le radicalisme islamique. Pour autant, de nombreux éléments ont montré que les passe-droits qu’autorise cette mesure ont servi également à déstabiliser les comités de défense contre l’aéroport prévu à Notre-Dame-des-Landes. On voit bien que cela est fait dans le respect de la légalité nouvelle instaurée par l’état d’urgence, mais que toute loyauté par rapport à la parole avancée est éliminée.
Identité du désir et de la loi avons-nous dit. La loyauté s’impose de cette identité. Qu’est-ce qu’être loyal en amitié, qu’est-ce qu’être loyal dans un milieu professionnel, et, pourquoi pas, qu’est-ce qu’être loyal dans une institution analytique ? L’amitié, cette « force qui enjambe l’absence » comme le soutient René Char, peut être prise comme paradigme de la loyauté. Je dirais que l’amitié c’est la rencontre de deux désirs qui se respectent et qui s’admirent. On connaît tous la manière dont Montaigne parlait de son amitié pour La Boétie : « Si l’on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». » Cela veut dire, à mon sens, qu’une amitié ne peut naître que lorsque l’on accepte, que l’on respecte, voire que l’on admire l’énigme du désir de l’autre. On reste loyal en amitié même si l’on prend des décisions, des positions intellectuelles, politiques, affectives, radicalement opposées à un ami, dans la mesure où l’on ne cède pas sur son désir, car ne pas céder sur son propre désir c’est respecter celui de son ami. C’est pour cela qu’une amitié doit résister à des disputes, des violences, des éloignements que ceux-ci soient physiques ou spirituels. Pardonnez cet oxymore provocateur mais, en amitié, on doit pouvoir trahir par loyauté. Je pense que la loyauté dans le milieu professionnel se subsume à la loyauté en amitié. Dans le travail, la loyauté c’est de ne pas déroger à la conception que l’on a des méthodes et de la finalité de ce travail.
Quid maintenant de la loyauté dans une institution analytique ? C’est presque un non- sens, en suivant le fil de notre réflexion, que de poser la question. Dans leur ouvrage Questions psychanalytiques28, Moustapha Safouan et Christian Hoffmann abordent cette question sous un angle différent. Je cite Moustapha Safouan : « Mais, même dans une analyse qui libère l’être de la fascination phallique, même une telle analyse ne dispense pas le sujet d’avoir à choisir à l’occasion entre son désir et son narcissisme, et pour autant que les analystes font partie d’institutions où les enjeux de pouvoir dominent d’autant plus férocement qu’ils sont simplement déniés, il y aura gros à parier que le choix des analystes penchera du côté de leur narcissisme. » Cela souligne, à mon sens, que le travail analytique oblige le sujet à castrer en permanence ce moi-idéal qui le fascine et qui le pousse sans cesse à se détourner de son désir inconscient. C’est la castration symbolique qui rappelle au sujet la loyauté à son désir. Nous avons vu tout à l’heure de quelle façon Lacan liait la possibilité de la parole à l’interdiction de l’inceste. C’est lier la parole à une perte de jouissance. Le caractère, je le reconnais, très austère du rappel théorique sur l’introjection ne doit pas nous faire oublier que selon Bernard Vandermersch : « L’introjection, en tant qu’elle concerne le fond de toute conduite à l’égard de l’autre, nous montre ainsi l’échec d’une éthique qui se situerait dans le seul registre de l’utile comme du plaisir pur et simple.29 » L’introjection de la loi symbolique oblige le sujet à céder sur sa jouissance afin de ne pas céder sur son désir. On voit bien là que la loyauté telle que nous avons essayé de la concevoir, ne correspond guère aux valeurs que prônent les énoncés véhiculés par le discours courant. La « nouvelle économie psychique » cherche à ne garder que le plaisir et la jouissance comme finalité. L’identité du désir et de la loi oblige le sujet, l’oblige à renoncer à une part de jouissance. Le sujet du désir inconscient, divisé par le langage, doit s’attacher à tenir une parole qui ne démente pas son désir. Bien sûr, trop souvent, les éléments conjoncturels peuvent pousser notre désir à composer avec le service des biens, mais pour autant la culpabilité, l’angoisse qui découlent de ce renoncement doivent sans cesse nous rappeler que nous sommes avant tout et que nous devons rester des êtres de parole dans tous les sens que l’on peut donner à cette formule.
1 Alain Rey (sous la dir. de), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française.
2 Rajouté par nous.
3 Sigmund Freud (1915), « Pulsions et destins des pulsions », dans Métapsychologie, Folio essais, 1990, p. 37.
4 Voir également le texte de Freud « La dénégation » (1925).
5 Bernard Vandermersch (sous la direction de Roland Chemama et Bernard Vandermersch), Dictionnaire de la psychanalyse, Larousse in extenso, 2009, p. 284.
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Ibid.
9 Jacques Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, Seuil, 1966, p. 583.
10 Jacques Lacan, Le Séminaire Livre IX, L’identification, inédit.
11 Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, coll. « Le Champ freudien », 1998, p. 240.
12 Ibid. note n°4, p. 331.
13 J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 126.
14 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 359.
15 Ibid.
16 Ibid. note n°1.
17 François Balmès, Le nom, la loi, la voix, Toulouse, érès, 1997, p. 105.
18 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. p. 370.
19 J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les Psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 276.
20 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. p. 355.
21 Ajouté par nous.
22 Ibid.
23 J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit. pp. 81-86.
24 Ibid. p. 370.
25 Alain Rey (sous la dir. de), Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française, op. cit.
26 J. Lacan, Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 48 et seq.
27 Alain Abelhauser, Roland Gori, Marie-Jean Sauret, La folie Évaluation, Éditions Mille et Une Nuits, 2011.
28 Moustapha Safouan, Christian Hoffmann, Questions psychanalytiques, Hermann Éditeurs, 2015, pp. 47-48.
29 Bernard Vandermersch, op. cit.