Obèse qui es-tu ?

Texte d’Yves Dechristé suite à son intervention à la Journée européenne sur l’obésité qui s’est déroulée aux Hospices Civils de Colmar (20.05.2016).

Mes propos sont le fruit d’une réflexion à partir des difficultés et particularités auxquelles je me suis trouvé confrontées depuis une vingtaine d’années à l’occasion de la rencontre de patients dans le cadre d’une prise en charge pluridisciplinaire (chirurgiens, diététiciens, psychologues, psychiatres) venant demander une chirurgie bariatrique.

Notre étonnement est venu notamment de la présentation particulièrement stéréotypée de ces patients lors de la consultation psychiatrique. Tous ou presque ont le même discours spontané : ils se plaignent de leur incapacité à perdre du poids malgré les divers régimes suivis, du retentissement fonctionnel de leur obésité, parfois du regard pesant que portent sur eux la société et les membres qui la constituent. L’intervention, qu’il s’agisse de l’anneau ou du « by-pass », revêt cette caractéristique d’un objet salvateur à leur tourmente, « il me le faut ! ». Le chirurgien apparaît comme la seule personne qui puisse leur concéder un billet vers la plénitude.

L’importance accordée à ce service que leur propose la médecine est d’autant moins à contester qu’il est soutenu par les autorités sanitaires ; elles font de la lutte contre l’obésité une question de santé publique et publient des directives sanitaires qui mandatent les réseaux de prise en charge de lutte contre l’obésité, et cela si possible dès le plus jeune âge.

Faut-il alors s’étonner de ce deuxième constat : la très grande majorité des patients expriment leur incompréhension concernant l’intérêt d’une consultation psychiatrique, et cela malgré les explications avancées par les chirurgiens (lors de la consultation initiale ou de la participation aux réunions d’informations groupées) qui insistent notamment sur les risques de dépression ou les risques suicidaires plus importants après une telle intervention. Comment comprendre alors cette surdité ou cette passion de l’ignorance, cette façon de ne rien vouloir savoir ?

Une ignorance qui fait symptôme

Il y a là pour nous quelque chose qui fait symptôme au sens d’un message, un inconscient, énoncé signifiant, qui s’adresse à quelqu’un, à un Autre dans le transfert, qui va insister tant qu’il n’est pas entendu.

Il faut repérer ici la sensibilité de tout un chacun au discours dominant. Or, que dit ce discours concernant l’obésité ? L’obésité est en hausse dans le monde entier, elle entraîne une lourde charge pour la société, notamment en raison des complications somatiques (maladies cardio-vasculaires, hypertension, diabète, dyslipidémie, limitations fonctionnelles, durée de vie réduite), mais aussi une perte sèche pour la consommation. Ce discours désigne les facteurs favorisants : la sédentarité, l’excès de consommation des produits sucrés, une alimentation riche en graisses, un apport pauvre en vitamines et sels minéraux… avec son corollaire ; un système d’obligations quasi-morales, l’idéal étant d’éviter tout ce qui fait grossir, assorti d’orientations éducatives (école du poids, faire du sport…) et chirurgicales.

En 2009, le Président de la République déclare « l’équilibre nutritionnel et la lutte contre l’obésité et le surpoids, grande cause nationale ». Il faut mesurer le poids de ce discours social normalisant et hygiéniste (au XIXe siècle, sont apparus les premiers programmes d’hygiène des populations portant notamment sur l’alcool, la sexualité, la propreté… – l’état se voulant responsable du bien-être physique, mental et social des individus, l’hygiène devenant alors un nouvel ordre moral qui organise la société et s’assure de la force vive des travailleurs) discours qui empêche le sujet d’accéder à ses propres questions, et fait de l’obésité une faute morale au sens d’un écart par rapport à une norme sociale médicalisée ?

La pédagogie à la base de ce programme nutritionnel a pour but d’améliorer l’observance, le consentement, mais à quoi ? Cette pratique médicale, si elle va au-delà de la prise en compte de la dimension singulière de chaque individu, caractérise une « société de contrôle » qui risque d’aboutir à des mesures de résistance, à travers le rejet des médecins, le refus de soins. Pourtant, l’obèse le sait, il s’expose à des complications somatiques. Mais il peut aussi se sentir coupable de se trouver devant la nécessité de dénoncer le mensonge dont il pâtit tout en ayant du mal à se poser pour son propre compte des questions sur son désir. Il est donc de la responsabilité du médecin d’être attentif à ne pas donner une occasion supplémentaire au patient de s’aliéner dans les discours et dispositifs qui lui sont proposés.

Des groupes de concertation pluridisciplinaire sont mis en place dans le cadre du traitement chirurgical de l’obésité. Le psychiatre ou le psychologue sont appelés à y participer pour éliminer une pathologie mentale (psychose, dépression, déficiences intellectuelles, troubles graves de la personnalité) qui pourrait constituer un risque important dans la conduite du traitement (décompensation mentale, suicide, inobservance dans le suivi).

Mais à travers ce discours, qu’en est-il de la subjectivité du patient, de son vécu ? Les mots d’ordre du discours médical ne sont-ils pas de nature à amener l’individu à oublier sa subjectivité ?

La motivation

Si l’une des questions essentielles posées aux psychiatres au-delà de l’existence ou non d’une pathologie mentale, il y a celle de la motivation du patient, question à laquelle il convient peut-être d’être encore plus attentif. Que peut bien vouloir signifier « motivation » dans le cas présent ?

La première façon de le comprendre est de s’assurer que le patient a bien compris les tenants et aboutissants de l’intervention, qu’il est prêt à s’y plier, pour respecter les règles médicales qui lui sont prescrites (maîtrise du comportement alimentaire, prise des suppléments vitaminiques, observance des consultations post-chirurgicales).

Si l’on se réfère aux travaux de Philippe Le Breton, cité par J.-R. Freymann, sur la pression qu’exerce le discours ambiant sur le sujet, il y a quatre situations cliniques qui reflètent autant de manières de fonctionner par rapport à l’emprise du politique.

  • Près de 70 % des patients apparaissent initialement comme des « collaborateurs », au sens où ils suivent le discours commun. Tout au moins, c’est ce qui semble apparaître à l’issue d’un ou deux entretiens. Ils ont compris, affirment leur « motivation », n’expriment pas de plaintes particulières.
  • Un certain nombre apparaissent « inhibés » ou « indécis » ; ils font la demande, consultent le chirurgien, puis attendent quelques mois, voire quelques années avant de se présenter à nouveau à la consultation chirurgicale pour réaffirmer leur motivation. Comment entendre le fait que ces patients ne bougent pas ?
  • Les « résistants » ; ils refusent rapidement de tenir compte du dispositif de prise en charge qui leur est proposé avec ses divers examens et consultations, sans pour autant renoncer à consulter le chirurgien à deux ou trois reprises pour le convaincre de l’importance de cette intervention pour eux. Très rapidement, apparaît une situation de conflictualité entre l’équipe pluridisciplinaire qui ne peut accepter une telle position et ces patients.
  • Les « opportunistes » ; catégorie de patients qui profitent du dispositif qui leur est proposé, en se montrant complaisants, charmants, mais qui, sitôt l’intervention réalisée, ne donnent plus signe de vie. Ils se servent du discours actuel.

Ces observations nous amènent à considérer que la situation n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît en première apparence. Le sujet obèse n’est pas à l’aise avec le discours ambiant, il perd ses repères, il peut être tenté d’y adhérer sans limite (les collaborateurs) ou au contraire de le refuser de façon plus ou moins massive (les inhibés, les résistants, les opportunistes). À quel niveau faut-il entendre cette conflictualité ? Est-ce en rapport direct avec la personnalité du patient ou avec le système qui lui est proposé ? Concernant l’évaluation de la motivation, il faut donc se poser la question de « qui parle » ?

Le discours s’adresse au moi, là où le sujet interpelle l’Autre

Est-ce le moi ou le sujet ? Il faut donc distinguer ici le moi et le sujet.

Le moi a une affinité particulière au discours ambiant, car le moi y trouve un support à un sentiment d’identité fragile, puisque le moi se constitue à partir de l’image que l’autre lui renvoie, et cette image va être celle que la personne a d’elle-même. Ces personnes vivent dans un monde imaginaire où elles peuvent réaliser leurs exploits, leurs rêveries ; elles se constituent un refuge vis-à-vis d’un monde extérieur vécu comme décevant ou frustrant.

Il faut souligner ici que le discours médical et social ambiant concernant la prise en charge de l’obésité s’adresse préférentiellement au moi de la personne ; il propose une solution rapide, dans laquelle le chirurgien est volontiers appréhendé comme celui qui va concéder le billet vers la plénitude. Il est attendu de lui qu’il permette au patient de lutter contre l’insoutenable image de « l’obèse », bien loin de l’idéologie actuelle de la personne mince. Le patient devient un « consommateur de soins » qui négocie sa prise en charge avec les soignants.

Cette position est à craindre pour ces personnes en recherche de soutien, de réassurance, ou d’idéalisation de l’autre, avec les difficultés qui s’ensuivent dans leur vie affective et sociale. Le médecin, le chirurgien sont investis de pouvoir qui met la personne dans une position de servitude.

Le risque est celui de succomber, de se laisser prendre, fasciner par ce discours sans dialectique, qui soutient un idéal sans interrogation, qui devient une injonction, « il faut perdre du poids » en mettant en place un objet de sacrifice. Le sacrifice, c’est s’amputer d’une partie du corps (certains patients perdent plus de 50% de leur poids de départ) pour une médecine qui l’absorbe, avec une avidité sans fin, pour ceux qui ne trouvent pas de limites (comme dans les compulsions alimentaires). Ce risque peut être repéré dans les entretiens préopératoires ; la personne ne veut rien savoir de sa souffrance, « planque » ses symptômes en mettant en avant la gourmandise, l’excès de la prise calorique ; ses tensions ou ses angoisses dans la relation à l’autre, il n’en fait guère état. C’est aussi l’hypnose, en se conformant sans retenue à la démarche adoptée par d’autres patients dans la même situation et qui ont trouvé leur salut dans l’intervention chirurgicale. Le patient se rassure en montrant à cet Autre, incarné par le monde médical, qu’il lui est fidèle, non sujet à de mauvaises pensées à son encontre. Mais comment s’arrêter sur cette pente du sacrifice qui conduit à un vécu insupportable de cette perte de poids qui va au-delà de ce qui est attendu ?

La difficulté pour ces personnes à supporter l’attente doit aussi alerter ; elles sont focalisées sur le présent, ne peuvent inscrire leur demande et leur désir dans le temps ou dans leur histoire, il leur faut une satisfaction immédiate.

C’est tout l’intérêt du protocole préopératoire qui dure quelques mois, ce qui permet d’introduire une certaine temporalité : elle pose que tout n’est pas possible en même temps et dévoile au patient qu’il tend à se comporter comme un roi sans royaume ; le patient proteste, ne satisfait pas aux examens et suivis préalables à l’intervention, nie ou banalise l’importance du protocole, exige une opération dans des délais plus brefs pour des motifs sans véritable fondement. Autrement dit, il évolue dans un monde imaginaire qui exclut l’autre, sans prendre en compte la dimension de l’adresse, le fait qu’il s’adresse à un autre.

Par opposition, le sujet c’est l’individu qui se constitue dans son rapport à l’Autre, un Autre auquel il s’adresse, il passe par la parole pour essayer de se faire reconnaître. C’est par sa propre parole qu’il interpelle l’Autre, de façon détournée et allusive, pour se faire reconnaître. Le sujet, avec le désir qui le porte vers un autre sujet, dépend de ce rapport à l’Autre qui se situe au-delà du partenaire réel, mais cette dépendance ne se fait pas sans la médiation de la parole. C’est ainsi que le patient peut exprimer une souffrance et des difficultés sur le plan subjectif en des termes que l’on retrouve régulièrement : « Je mange sans faim (« sans fin ») », « je mange lorsque je m’ennuie », « je mange lorsque je suis stressé ou contrarié », « je comble un vide », « je mange lorsque je suis seul »…

On peut déceler une composante psychique au trouble des conduites alimentaires sans pour autant considérer l’obésité comme d’origine uniquement psychologique. Autrement dit, les difficultés alimentaires travaillent psychiquement ces sujets qui ont quelque chose à en dire. Le sujet peut soutenir un discours dans lequel il s’engage avec son histoire, avec son

désir, et peut se confronter avec les autres. Lorsque du sujet est impliqué, la demande d’intervention apparaît également comme demande d’autre chose, un certain nombre de choses que le patient demande à verbaliser.

La consultation préopératoire : un lieu pour dire l’expérience de l’enfermement

La consultation psychiatrique ou psychologique n’a donc pas qu’une fonction médicale visant à repérer les contre-indications à la chirurgie, mais à repérer qui parle (le moi ou le sujet), mais aussi de créer un lieu (Autre), celui de la rencontre, pour que du sujet puisse se constituer.

Elle doit être l’occasion de passer de la position « obèse qui est tu » – au sens de obèse que l’on fait taire, en méconnaissant l’importance de l’emprise du discours ambiant, et/ou en oubliant la dimension de la parole – à la position de « obèse qui es-tu ? », toi en tant que sujet, c’est-à-dire personne qui accède à tes propres questions pour repérer quels sont ta place, tes désirs, tes obligations, et sortir de l’errance.

L’enjeu est de taille ! Ces consultations peuvent révéler au sujet une expérience d’enfermement ; enfermement par le regard social ou familial qui pèse sur lui, enfermement qui entre en résonance avec la répétition ou les compulsions alimentaires dont il ne parvient pas à sortir, et qui tournent d’autant plus fort que le sujet n’est pas entendu.

Cette expérience d’enfermement, comme effet de l’exclusion de cette dimension du sujet, est régulièrement présente.

On pense notamment à l’échec des divers régimes passés, marqués par une perte de poids suivie d’une reprise quasi systématique, qui fait osciller le patient entre espoir et désespoir, euphorie et désarroi, pour le conduire invariablement vers un vécu où il se sent sans recours, esseulé, enfermé dans le cercle de la répétition, incapable de sortir de ce combat avec les aliments, ou encore incapable de s’ouvrir aux autres.

La problématique de dépendance focalisée autour de la sphère alimentaire ne peut que persister si l’on ne déplie pas les divers registres où cette dépendance s’exerce : dépendance à l’autre, à un objet matériel, à un discours qu’il soit maternel, paternel, médical, social… Sortir les patients de cet enfermement passe par la nécessité de dénouer ces liens pour que du sujet puisse se constituer.

Les difficultés relationnelles sur le plan sexuel avec leur partenaire, particulièrement chez les femmes, sont volontiers mises au compte d’un malaise lié à l’image du corps. Une fois la perte de poids obtenue suite à l’intervention, un certain nombre d’entre elles se voient confrontées à la persistance, voire à l’accentuation de leurs difficultés ; elles semblent n’avoir aucun accès à la possibilité d’engager quelque chose sur le plan de la sexualité, et lorsque c’est le cas, c’est assez vite totalement désinvesti. L’intervention ne les a pas sorties de cet enfermement dans le corps ; c’est qu’il y a un rapport du sujet à sa propre image, le mouvement de désir qui le porte vers un autre sujet se trouve entravé si l’autre continue à être le porteur de cette fonction de miroir qui lui renvoie une image dévalorisée ou asexuée de lui- même, et non de sujet avec l’énigme de son désir.

Conclusions

La consultation préopératoire, au-delà de sa fonction de diagnostic d’une pathologie mentale, a un double objectif.

En premier lieu, offrir un lieu où peut s’établir quelque chose de l’ordre d’un lien, d’une relation à l’autre où cet autre se démarque du discours ambiant afin que des effets « sujet » puissent se manifester. Cette offre n’est pas sans constituer pour certains une véritable violence, et n’est pas acceptée ; c’est que l’on ne se déprend pas ainsi de l’emprise de l’environnement, du discours ambiant, du discours médical, qui offrent toutes les opportunités pour oublier le questionnement sur son existence et le sens particulier de la vie. Le blablabla, la fausse communication, sont plus confortables, mais ne permettent pas de sortir de l’enfermement que nous avons évoqué.

Le fait de reconnaître le poids d’un discours social déréglé peut faciliter un franchissement et ouvrir la voie à un questionnement plus personnel. L’abord d’une position personnelle n’est souvent possible qu’en faisant d’abord la part des discours sociaux dans lesquels le patient se trouve pris et qui l’infantilisent.

En deuxième lieu, établir une clinique plus fine de ces patients en fonction de la réponse au protocole de soin par rapport à un trépied :

  1. ceux qui sont d’emblée dans la parole et peuvent interroger le dispositif proposé, exprimer leur crainte, éventuellement formuler une demande de suivi ;
  2. ceux qui mettent en avant leur moi, leur image, en abdiquant de leur subjectivité et dans un rapport à l’immédiateté où il y a à distinguer deux formes :
    • celle où le sujet est pris dans les discours médicaux ou sociaux qui empêchent la personne d’accéder à ses propres questions. Il peut y réagir soit en s’y

conformant soit en s’y opposant, mais il garde la capacité d’investir un lieu, un lieu troué où l’Autre ne sait pas tout, à savoir un lieu de parole ;

    • celle de ces personnes qui ne peuvent lâcher le discours ambiant ; il leur faut un partenaire sans faille, pour ne pas être confrontées aux contraintes de l’existence, limiter l’angoisse de la perte. Ici les risques sont ceux de décompensations psychiques, notamment dépressives, les conduites suicidaires, le maintien de conduites addictives.

En fin de compte, il y a toujours quelque « chose » qui résiste, et c’est ce à quoi nous, représentants du psychique, nous avons à tenir compte pour adapter nos pratiques à la clinique actuelle.

Le silence du psychanalyste

Imposé à Freud par une patiente hystérique, le silence du psychanalyste fait désormais partie de la technique de base de l’analyse avec l’attention flottante et l’association libre. Le silence réclamé par Emmy von M. pour expliquer ses symptômes sans que Freud ne la harcèle de questions inaugure l’importance de la parole du patient et même le fait que c’est sa parole qui va faire office d’interprétation, c’est-à-dire remonter à l’origine des traumatismes, des non-dits et des malentendus pathogènes. Malheureusement cet idéal subit souvent des revers divers. D’abord le silence du praticien peut être reçu comme une désapprobation ou tout simplement une absence d’écoute, ensuite la quête des origines peut conduire aux vœux mortifères qui ont présidé à la naissance du sujet et cela peut conduire à des impasses dramatiques, voire à l’éclosion d’un délire, enfin et dans tous les cas, la personne de l’analyste concentre sur elle les frustrations qu’a subies le sujet comme les idéaux auxquels il aspire, ce qui le fait taire. Une phrase de Lacan résume bien cette paradoxalité du silence :

« L’analyste intervient concrètement dans la dialectique de l’analyse en faisant le mort, en cadavérisant sa position […] soit par son silence là où il est l’Autre avec un grand A, soit en annulant sa propre résistance là où il est l’autre avec un petit a.1 »

La question qui se pose dès lors est de savoir ce que signifie « cadavériser sa position » quand l’analyste est vécu comme un autre quelconque. S’il s’agit de la résistance du psychanalyste, faut-il qu’il reste silencieux ?

Le silence de l’analyste

Pour Lacan, l’analyste peut donc être grand Autre ou petit autre : cela est induit par le patient, mais c’est à lui de savoir à quelle place il est mis. Comme grand Autre, en effet, il est le représentant incarné, si je puis dire, de l’Inconscient. À ce titre, il entend ce que dit le patient, lui-même à l’écoute de son propre discours, et n’est pas dispensé de ponctuer cette parole inédite. Mais l’analyste peut aussi être un petit autre, c’est-à-dire, dans le vocabulaire lacanien, un alter ego, un individu comparable à tout autre et identifié par exemple professionnellement. Il s’agit de la part du patient d’une résistance certaine mais Lacan, à son habitude, préfère parler de la résistance de l’analyste et il a raison car je pense que dans le cas où il est quelqu’un de quelconque l’analyste doit parler et non se taire.

La situation analytique au sens strict est en effet une position unique et difficile. La fameuse règle fondamentale implique non seulement de supprimer toute censure mais, si on y réfléchit bien, impose pour la première fois de penser sous le regard de l’autre. Même avec la mère, le nourrisson n’a pas cette intimité. En effet, Freud ne dit pas de tout raconter mais de saisir les Einfälle, « ce qui vient », et cela afin d’entendre l’articulation entre deux idées dont l’association révèle une autre pensée, inconsciente celle-là. Cette méthode doit pouvoir laisser parler la pulsion. Or la parole est sous la domination du moi, si bien que la psychanalyse se situe d’emblée au cœur du conflit bien connu. L’inconscient du patient idéalement projeté sur celui de l’analyste est bien obligé de s’exprimer à travers le moi, c’est- à-dire en somme le petit autre qu’il est avec ses préjugés à lui, ses défenses, ses idéaux, son surmoi, bref tout ce qui peut prendre le nom de résistance, dans la mesure où toutes ses pensées passent par ce filtre moïque. Il en va de même de l’analyste qui se tait par souci technique certes mais qui doit surtout faire taire en lui ses propres préjugés. Il arrive souvent, par exemple, que le patient se mette à raconter sa journée ou à décrire le cabinet où il se trouve et quand l’analyste lui en fait la remarque proteste en arguant de la règle qui lui est imposée. L’analyste pourrait évidemment continuer à se taire et certains s’en tiennent là. Il est vrai qu’il a souvent du mal à distinguer ce que j’appelle verbiage, qui est fait d’associations de type métonymique, des associations véritables. En effet, le discours métonymique peut refléter certaines consonances signifiantes qui sollicitent ce que certains lacaniens appellent scansion. Pour ma part, quand je prends conscience d’un discours superficiel, j’interviens toujours et ce, depuis que ces patients ont reconnu à chaque fois que ce discours venait masquer des pensées inavouables et importantes dont bien entendu le transfert comme l’avait découvert Freud. En intervenant ainsi ou en parlant tout simplement, l’analyste se démarque de la statue de Commandeur (voir Don Juan de Molière), qu’imaginait le patient dans son transfert, et condescend lui-même à parler en personne ordinaire. La résistance de l’analyste consisterait en l’occurrence à se conforter dans cette statue qu’a érigée le sujet. On aurait tort, à mon sens, d’assimiler cette place du Commandeur à celle de grand Autre : c’est même cette illusion qui constituerait la résistance de l’analyste et sa raison de se taire dans un silence mortifère qui vient faire dangereusement écho à celui du patient et alimenter la pulsion de mort muette comme on le sait grâce à Freud. Car il n’y a pas que le verbiage pour se défendre contre le silence de l’inconscient. Certains mutismes en effet ne laissent pas d’être inquiétants et requièrent non pas une intervention ponctuelle mais de véritables paroles capables de permettre au patient de prendre une certaine distance : c’est même pour cela qu’il est parfois nécessaire de reprendre le dialogue en face à face. Cette dialectique entre passivité analytique et activité thérapeutique, si on peut caricaturer les choses ainsi, est parfaitement illustrée par la pratique du psychodrame individuel qui se joue avec un patient et deux sortes d’analystes. Les uns – les co-thérapeutes – jouent le rôle que le patient leur a confié et, ce faisant, interprètent la scène analytiquement, tandis que l’ensemble est dirigé par un analyste qui ne joue pas mais choisit les scénarios avec le patient et interrompt la scène quand celle-ci a provoqué une interprétation qu’il se contente en général de ponctuer. Ces deux types d’analystes sont bien entendu confondus dans la cure, mais passer de l’un à l’autre en séance d’analyse selon les nécessités est grandement facilité par l’expérience de cette pratique.

Les silences du patient

Le silence technique de l’analyste est bien entendu particulièrement confronté à celui du patient et c’est souvent ce dernier qui pousse l’analyste à sortir du sien. Toute la question, on l’a vu, est de savoir si et à quel moment il doit le faire, ce qui nous renvoie à « l’activité » du paragraphe précédent et à la nécessité pour l’analyste de sortir de son rôle hiératique. Or l’un des éléments indicatifs de ce changement éventuel d’attitude est la qualité et le type de silence du patient. Robert Fliess, le fils du célèbre ami de Freud, s’est attaché à cette tâche2. Pour lui, les silences sont liés au type de langage utilisé par le patient et à la pulsion partielle qu’ils révèlent. Il distingue ainsi trois types de silence :

  1. Érotique-urétral, forme de silence analogue au fonctionnement du sphincter urétral avec un arrêt des paroles lié à la pensée. C’est un silence « normal » qu’il suffit d’interroger pour l’interrompre.
  2. Érotique-anal, correspondant à une inhibition et à une retenue quasi volontaire des pensées que l’analyste a du mal à obtenir. Il s’agit, nous dit Fliess, d’une véritable « constipation verbale ».
  3. Enfin le silence érotique-oral dans lequel le langage échappe au « contrôle de l’érogénéité orale » et s’apparente au mutisme. Il s’agirait en effet d’une incapacité réelle, insurmontable, liée à une régression infantile narcissique et reflet d’un « transfert archaïque ».

Car bien entendu, comme l’avait deviné Freud, le silence du patient est le fait du transfert, mais un transfert d’intensité et de tonalité variables selon les patients et les moments de l’analyse. Cela nous conduit à reparler du transfert et de son « maniement ». Freud, on le sait, distinguait deux types de transferts, l’un « amical et tendre » ou encore positif facilitant l’analyse, le second négatif, érotique ou haineux, et obligeant l’analyste à interpréter. Cette question de l’attitude de l’analyste, en effet, nous préoccupe car elle n’est pas aussi simple que l’écrit Freud en 1910. En effet, et comme le dit Lacan :

« Si le transfert se fait trop intense il se produit un phénomène qui évoque la résistance […] sous la forme la plus aiguë […] : le silence »

mais il ajoute :

« Il n’est pas simplement négatif, mais il vaut comme au-delà de la parole.3 »

Certes, cette remarque conserve toute sa valeur à condition que patient et analyste soient unis dans un silence représentant alors, poursuit-il, « l’appréhension la plus aiguë de la présence de l’autre comme tel ».

Or si certains silences ponctuent le discours et prennent ainsi du sens, comme les deux premiers types répertoriés par Robert Fliess, ce n’est pas le cas d’un silence qui, tel l’érotique-oral (toujours selon Fliess), semble refléter un arrêt de la pensée. Celui-là, qu’il faut bien distinguer d’un silence transférentiel parfois durable, équivaut à ce que Freud appelle un retrait de libido du monde extérieur sur le moi, ce qui implique un total désinvestissement de l’analyse et du transfert. D’ailleurs, Fliess précise que dans ce cas les interventions de l’analyste sont totalement inopérantes. Bien entendu on se trouve là en présence d’un pur schéma mélancolique4, dans la mesure où le praticien se heurte au narcissisme absolu que Freud assimilait à la psychose. Il signe en effet une rupture totale avec l’objet réduit à l’incorporation et traduit au pire une décompensation, mais aussi un traumatisme résistant ou un raptus suicidaire, l’absence de pensée – c’est-à-dire en fait la paralysie du préconscient qu’elle implique – formant la matrice du passage à l’acte. Bien entendu ce genre d’épisode doit entraîner ce que j’ai appelé l’activité de l’analyste.

La dialectique psychanalytique

Comme on le voit, le silence du patient peut avoir des significations diamétralement opposées et susciter des attitudes non moins opposées de l’analyste. Cette asymétrie apparente cache en fait une asymétrie fondatrice instaurée par la règle de l’association libre d’un côté, et de l’écoute flottante sinon silencieuse de l’autre. C’est cette asymétrie qui permettra que puisse s’analyser, et non se créer, le transfert. En effet, de deux interlocuteurs amis dont l’un fait des confidences à l’autre, qui va transférer ? Faites-en l’expérience ; c’est bien entendu celui qui écoute. Le cadre psychanalytique permet donc d’inverser artificiellement cette situation et cela à l’aide du silence obligé de l’analyste. Comme on le voit, les choses ne sont pas tellement tranchées entre les deux protagonistes5. C’est d’ailleurs ce qui a poussé tout un courant de la psychanalyse à insister sur le contre-transfert, que Lacan réduit aux préjugés de l’analyste. Il n’empêche, le jeu des identifications réciproques conduit parfois à de véritables impasses auxquelles le silence participe, comme dans un véritable rapport de force. Sans aller jusqu’à ces situations extrêmes, il est sûr que certains blocages de l’analyse s’expliquent par les préjugés techniques ou idéologiques de l’analyste et justifient le recours des jeunes analystes à une supervision par un collègue qui jouera le rôle de tiers. Les préjugés techniques forment ce qu’on appelle le surmoi de l’analyste, surmoi qui se transmet comme le surmoi parental de façon transgénérationnelle. Quant aux préjugés idéologiques qui peuvent prendre la forme paradoxale d’une connivence, ils ne sont pas moins opérants mais restent souvent occultes. Quelle que soit leur nature, ces blocages, soit l’arrêt des véritables associations, obligent l’analyste à parler et à ne pas répondre au silence de fait du patient par un silence professionnel dont un Ferenczi fustigeait l’hypocrisie et Kohut l’impolitesse (sic). De fait, si l’analyste parle, il ne joue plus en quelque sorte son rôle officiel et expose malgré lui son inconscient, car il suffit de parler à quelqu’un pour que l’interlocuteur « entende » quelque chose d’autre. C’est sans doute ce risque que redoutent les analystes débutants, risque que la pratique du psychodrame permet précisément de dépasser parce que la fonction analytique est scindée et que seuls les co-thérapeutes s’exposent, tandis que l’interprétation analytique, souvent réduite à une scansion, revient au directeur de jeu. Mais le psychodrame a ses limites et il a en particulier le défaut fondamental de ne pas permettre l’analyse du transfert, analyse fondamentale et parfois interminable. Car en définitive si le transfert permet parfois la sorte de communion silencieuse qu’évoquait Lacan, c’est lui aussi, dans ses formes archaïques, qui produit l’arrêt de la pensée et la rupture du processus engagé. Bref, dans tous les cas, le patient agit au lieu de se remémorer. C’est le paradoxe du transfert dont Freud nous dit à la fois l’importance considérable en analyse –

« ce que le patient a vécu sous la forme d’un transfert, jamais plus il ne l’oublie et il y attache une conviction plus forte qu’à tout ce qu’il a acquis par d’autres moyens6 »

et le fait qu’il se manifeste par un agir transgressant la règle analytique :

« tout se passe comme si [le patient] agissait devant nous, au lieu de seulement nous informer.7 ».

Et le silence du patient est le parangon de ce comportement.

La psychanalyse, par son offre infinie, ouvre parfois la voie à des forces démoniaques dont certains sujets ont besoin qu’on les défende. Le silence de l’analyste dans tous les cas renvoie au silence de la solitude et de la déréliction de l’être humain confronté au mystère des origines. À cette question que l’analyste soutient parfois malgré lui, n’est-il pas naturel que le patient réponde par un silence, fût-il transférentiel ?

1 J. Lacan, « La chose freudienne », Écrits, Le Seuil, 1966.

2 Silence et verbalisation : un supplément à la théorie de la « règle fondamentale » (1949), dans J. D. Nasio, Le silence en psychanalyse, PBP, 2001, Éd. Payot et Rivages.

3 Leçon du 7 juillet 1954, dans Le Séminaire, Livre 1, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, cité dans le livre de J. D. Nasio, op. cit.

4 Voir S. Freud, Deuil et mélancolie, traduction inédite, PBP, 2011.

5 Beaucoup de patients faisant allusion à la séance précédente disent : « On a dit l’autre jour », alors que l’analyste est resté silencieux.

Abrégé de psychanalyse, Puf, 1978, p. 45. C’est nous qui soulignons.

Ibidem.

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