Lecture d’« Une langue à venir », de Patrick Anderson

Patrick Anderson, Une langue à venir,De l’entrée dans une langue étrangère la construction de l’énonciation,L’Harmattan, 2015.

Patrick Anderson est professeur émérite de l’Université des sciences du langage de Franche-Comté. Son livre Une langue à venir n’a pas de lien direct avec la psychanalyse ni même avec les sciences du langage, mais il est une interrogation sur ce que c’est d’enseigner une langue et de parler du désir. Ce livre est subversif. Il innove dans la méthode traditionnelle de l’enseignement des langues étrangères.
Au centre de son ouvrage, Anderson place le parlêtre et son désir de s’immerger dans une langue autre que la sienne. Il s’appuie sur le livre du Japonais Akira Mizubayashi : Une langue venue d’ailleurs qui retrace la démarche particulière de ce dernier dans l’apprentissage du français. En effet, dans cet apprentissage, le parlêtre émerge en tant que sujet singulier à l’origine d’un désir d’apprendre, d’incorporer, de s’approprier la nouvelle langue. Patrick Anderson commence son livre par l’évocation de l’œuvre de Ferdinand de Saussure.

Le nom de Saussure et son Cours de linguistique générale faisaient référence dans les années 1970 en matière de linguistique. Anderson le présente comme une référence de sa propre pratique. Or, la figure de Saussure est aujourd’hui tombée dans l’ombre et renvoi lui est rarement fait dans l’apprentissage des langues étrangères. Le livre d’Anderson veut avant tout réhabiliter la linguistique de Saussure sur laquelle Lacan s’était appuyé dans sa recherche et son enseignement.

Il s’avère essentiel pour notre auteur de poser des questions sur le rapport du sujet à une langue. Or, aujourd’hui, on met à l’écart tout ce qui pourrait concerner la subjectivité. Pour Anderson, la lecture du livre d’Akira Mizubayashi Une langue venue d’ailleurs a été primordiale car c’est un texte qui nous parle de la relation en construction entre un sujet et une langue.
Notre auteur, invité au Brésil, a assuré des cours de Didactique des langues étrangères sous l’éclairage du travail de Mizubayashi. Il prend conscience, à la lumière de ce livre, qu’il n’est pas possible de laisser fonctionner une langue sans prendre en compte le sujet qui l’anime. Il insiste sur l’advenue d’un sujet au cours de l’énonciation car, dans l’énonciation, le sujet advient, il se fait co-auteur de la langue qu’il apprend.

L’écueil est aujourd’hui que toute activité de connaissance est évaluée selon un critère économique et adapté au marché du travail.
On constate que les langues en devenant des objets consommables et superposables sont converties en profit professionnel.
Nous avons été amenés à couper l’apprentissage des langues étrangères de leur fondement historico-culturel et à le limiter à la seule pratique écrite. Passer d’une langue à une autre est beaucoup plus qu’acquérir un nouveau système linguistique, mais c’est quelque chose qui touche le sujet dans tout l’ensemble de son être. Le langage est issu à la fois de l’inconscient et du désir.

Aujourd’hui, la primauté est donnée à la satisfaction des besoins, or la langue ne doit pas uniquement être parlée dans un but utilitariste et détaché du sujet, comme le veut la conception actuelle d’apprentissage d’une langue coupée de son lien avec la linguistique générale et l’absence totale de référence au désir. Celui qui apprend et que l’on désigne comme « apprenant » est celui qui participe à l’apprentissage, qui est motivé et qui s’engage en tant que sujet. L’apprenant est co-auteur de son apprentissage. L’apprentissage implique au moins deux sujets : le Je et le Tu du dialogue à travers un médiateur qui est le langage.
Freud avait déjà découvert que celui à qui je parle est un autre interne, un autre de son discours et non l’autre de la réalité.
Pour apprendre une langue, il ne s’agit pas d’emmagasiner un savoir-faire à la mode d’aujourd’hui, mais bien d’ un cheminement, d’une approche de l’Autre venu d’un lointain, d’un ailleurs, là où se situe le manque. Il s’agit d’un manque qui nous pousse vers un autre dans l’adresse d’un sujet à un autre sujet même si le sujet à qui on s’adresse est un autre que celui du discours.

La façon dont on enseigne de nos jours une langue étrangère montre que nous avons perdu le sujet.
Apprendre une langue étrangère se doit d’être placé sous le signe d’une rencontre mais la rencontre est à la fois étrange et familière.

La parole doit être avant tout capable de faire advenir le sujet à la fonction symbolique et permettre en parlant, de se désigner soi-même comme sujet parlant qui s’adresse à un autre dans une expression singulière.
La parole est une pratique intersubjective parce qu’elle noue à autrui. Lacan dira que la parole est médiation entre le sujet et l’autre et fonde une relation.

Selon Chomsky, chaque être humain a la capacité et la propriété d’apprendre une langue, mais Hymes affirme que cette disposition n’est pas innée et demande un long processus de travail et d’assimilation.
Patrick Anderson nous rappelle que nous sommes des êtres de parole et de langage et c’est le passage par le langage qui fait d’un individu un sujet et qui lui donne un inconscient. Selon Benveniste, le langage entre dans la définition même de ce qu’est un homme.

La psychanalyse nous montre que le langage n’est pas un simple outil mais qu’il est ce qui subvertit la nature biologique de l’être humain.
La langue, tout le monde la parle, tout le monde la comprend mais personne au juste ne sait ce que comprend l’autre et comment il le comprend.

Dans le livre Une langue venue d’ailleurs, Akira Mizubayashi raconte comment va s’instaurer entre lui et la langue française une relation singulière et c’est sur ce livre que Patrick Anderson s’appuie. L’auteur japonais dira habiter le français. La langue étrangère provient d’un ailleurs géographique mais plus encore de l’ailleurs du sujet.
Mizubayashi fut sous l’emprise des grands textes de la littérature française du XVIIIème siècle. Il en fut littéralement séduit. Surtout par la langue de Jean-Jacques Rousseau.
Il parle de « jouissance phonatoire ».
C’est la musicalité qui fonde le rapport à la langue française car la musique est l’entrée qui permet de pénétrer dans la langue. L’auteur japonais va appeler « langue paternelle » le français devenu un vrai instrument de musique comme le violon pour le violoniste.
Ce qui a déclenché cet amour pour la langue française, c’est l’audition des Noces de Figaro de Mozart. En effet, une cristallisation, dans le sens où l’entendait Stendhal, s’est opérée sur le personnage de Suzanne dont, dit-il, il tombe follement amoureux.
Mizubayashi noue avec la langue française comme une relation de transfert. Il parle même de sublimation.
Dans cette relation, s’exerce à la fois l’attirance pour devenir autre et la séduction éprouvée par la voix de l’Autre qui s’approche du sensuel, de l’ordre de la jouissance.

Il s’agit, et Patrick Anderson cite Denis Vasse : d’expérience du corps dans son rapport au désir de l’autre, de faire du corps le lieu d’un sujet.
Le rapport construit avec le français prend source dans la musicalité de la langue. La vocalisation permet le rapport corporel et l’écoute des Noces de Figaro par l’intermédiaire de la sublimation de Suzanne. L’accroche à la langue de Rousseau permet le transfert nécessaire à l’acte d’apprendre.
Il s’agit bien là d’une dimension d’accès à une parole singulière.
Ainsi, l’enseignant de langue donne la langue comme quelque chose qui vient d’au- delà de lui. La langue se donne comme quelque chose qu’on a reçu de l’Autre, car la langue vient d’un lieu autre, d’un ailleurs. D’un ailleurs du désir.

La Hilflosigkeit : de l’ère glaciaire à la fin de l’analyse, en passant par l’œdipe et la psychose

Intervention de Daniel Lemler lors de la formation APERTURA « Clinique de l’aliénation et de la séparation » qui a eu lieu le 8 avril 2016.

Problème de traduction

Le terme Hilflosigkeit doit être traduit de façon correcte par « sentiment d’impuissance », car c’est un désarroi dû à un sentiment d’impuissance ; le terme de détresse est peut-être un peu fort, mais surtout il ne rend pas l’idée d’impuissance, car c’est bien de cela qu’il s’agit chez Freud. D’ailleurs l’allemand a d’autres mots correspondant mieux au français « détresse » : Not, Notlage. Traduire Hilflosigkeit par désaide – comme cela est proposé ailleurs – est, sur le seul plan linguistique, un non-sens.

Le premier cri

Une devinette pour débuter ! Qui a dit : « Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? » (Silence absolu dans la salle) C’est exactement comme ça que cela se passe, un grand cri dans un silence absolu. « Qui, si je criais, qui donc entendrait mon cri parmi les hiérarchies des anges ? », c’est ainsi que Rilke ouvre sa première élégie. (1912). C’est un cri, c’est un appel, mais c’est un appel dans un cri, c’est un appel inarticulé qui est voué à demeurer irrecevable, inaudible et ça, ça renvoie à ce que Lacan vient dire quand il parle de l’advenue du sujet au monde. « A l’origine, dit Lacan, le sujet rencontre la détresse absolue. Le cri échappe au nourrisson, ce cri signale l’intrusion radicale à l’intérieur de l’organisme de quelque chose de si autre à l’être qui vient au monde. »

Première relation du sujet à l’Autre, comme dit Lacan, mais c’est une intrusion à l’intérieur. Première question du rapport que tout sujet humain peut avoir à la question de l’altérité. C’est comme cela que Lacan traduit le fameux traumatisme de la naissance de Rank, une intrusion de l’Autre à l’intérieur de soi, c’est-à-dire que ce n’est pas seulement la séparation d’avec la mère, ce n’est pas seulement la sortie de quelque chose, c’est l’intrusion de l’altérité, c’est cela qui fait traumatisme, l’aspiration en soi d’un milieu foncièrement autre, c’est-à-dire que ce qui va faire respirer l’être humain, l’infans, commence par le faire suffoquer. Lacan dit : « D’emblée, le sujet humain est saturé de détresse sans nom. » Le premier contact que nous avons avec « être au monde », c’est une Hilflosigkeit absolue et sans nom, nomenlos. Ceci nous introduit la question de la Hilflosigkeit ; elle nous saisit au commencement, elle nous retrouve à la fin…

De la Hilflosigkeit à l’angoisse

Lacan articule cette Hilflosigkeit avec la question de l’angoisse, avec la question du Angst au sens où il s’agit de discriminer entre l’angoisse, le danger (Gefahr) et cette détresse absolue. Pour Lacan, ce qui est en jeu, c’est l’imminence de l’objet du désir et donc la question du désir ; quelque chose se joue entre cette détresse primordiale, initiale, et la question de l’être désirant, avec comme nécessité l’angoisse qui est déjà une parade à la détresse.

L’angoisse va nous permettre de nous défendre contre la Hilflosigkeit et en même temps, nous introduit à la dimension du désir. Cela apparaît dans ce terme qu’utilise Freud : die Erwartung, l’attente. Lacan, reprenant Freud, dit que, dans l’angoisse, l’élément essentiel c’est justement cette dimension de l’attente, c’est l’Erwartung. Il souligne ainsi que l’angoisse est le mode radical par lequel est maintenu le rapport au désir ; l’angoisse est ce qui permet de maintenir notre rapport désirant. Même dans les pires situations, même quand quelque chose de l’objet est complètement déhiscent, c’est l’angoisse qui nous maintient comme désirant ; voilà l’arête centrale de la question.

Phylogenèse de la Hilflosigkeit

Vous savez que pour Freud, tout commence à « ur- » (pas Ur en Chaldée, quoique…), dans tout ce qui est de l’ordre de l’originaire. Toute la pensée freudienne s’articule sur des « ur » qui sont les fantasmes originaires, les formations de l’inconscient originaires, auxquels on n’a jamais accès mais qui sont nécessaires à notre constitution subjective.

Ces fantasmes qui sont toujours les mêmes, et qui interrogent, en tant qu’originaires, l’origine, ce sont : « la scène primitive » qui écrit le mythe de l’origine du sujet, « la séduction » qui mythifie l’origine de la sexualité, et « la menace de castration » qui, elle, étaye la question de la différence des sexes.

Comment cela fonctionne-t-il ? Soit ces fantasmes s’appuient sur le vécu du sujet, ou alors si ce vécu fait défaut, ils vont puiser dans un matériel phylogénétique, qui aurait la particularité d’être commun à l’ensemble de l’humanité.

C’est ce à quoi fait allusion l’ère glaciaire de mon titre : dans le tout dernier texte qu’on a retrouvé de Freud sur les névroses de transfert (1915), Freud inscrit l’origine de la Hilflosigkeit humaine, dans l’ère glaciaire, c’est là l’origine phylogénétique de notre détresse absolue. Au temps de la glaciation, l’espèce humaine s’est trouvée en détresse et nous avons hérité de ce sentiment de génération en génération.

Deux ans auparavant, dans Totem et Tabou, Freud a introduit l’Urvater, le père originaire de la horde primitive pour nous donner une origine aussi bien de la constitution du social que de la constitution du sujet dans la différence des sexes ; deux mythes : le père de la horde et Lucy, notre ancêtre de l’ère glaciaire ; nous sommes descendants de ce couple particulier, l’Urvater et Lucy.

De la Hilflosigkeit à l’œdipe

A l’époque de la grande détresse, de la Hilflosigkeit, comment l’enfant peut-il vivre l’absence de la mère, cette mère qui est tout pour lui ? Comment l’infans supporte-t-il l’absence de cet Autre, puisque le paradoxe de l’existence du sujet humain, c’est que l’Autre est à la fois ce qui va faire intrusion et à la fois ce dans quoi il existe et donc ce sans quoi il n’existe plus ou il n’existe pas ? L’absence, les premières absences, se traduisent par la mort ; il n’y pas de pensées : il est / il n’est pas. Donc, l’absence de la mère, c’est la mort de l’Autre et donc la mort du sujet. C’est dans un temps second que la question de l’absence fera intervenir du tiers. Cette absence prend alors la signification d’un autre désir chez la mère ; si elle part, c’est qu’elle désire ailleurs. Cet ailleurs, c’est la première présentification du père. Mais, c’est aussi ce qui symbolise le phallus. Ainsi, le père fait-il son apparition dans l’univers imaginaire de l’enfant. L’introduisant dans la problématique œdipienne, il lui permet de se séparer de la mère. Toutefois, la plupart du temps, c’est quelqu’un de la fratrie qui fait tiers, bien avant qu’un père fasse émergence, le sujet entre dans la « frèrocité ».

Une représentation « métaphorique » de la métaphore paternelle présente ici un intérêt : le Tsimtsoum. Isaac Louria au XIIe siècle se pose la question théologique suivante : Comment, dans une conception d’un Dieu qui est tout, comment peut-il y avoir la création du monde ? La théorie de Louria, c’est que Dieu s’est retiré en lui-même, cela s’appelle le Tsimtsoum. Il a laissé ainsi un espace qui est vide de Dieu qui est l’espace de la création du monde. C’est ce que Lacan vient pointer quand il dit que la mère n’est pas toute ; que dans la relation à cet Autre, qui est à la fois ce qui fait intrusion et ce qui fait existence, cette existence n’est possible que si elle n’est pas toute, et l’endroit où elle n’est pas toute, c’est cela la fonction paternelle ; c’est ce qui vient laisser un espace possible pour l’existence du sujet.

A mère Nature, Dieu le Père

Freud ne dit jamais aussi bien la question des enjeux œdipiens de la Hilflosigkeit que dans son étude de Léonard de Vinci, où il écrit : « Nous retrouvons dans le complexe parental, [ce n’est pas très souvent qu’il utilise Elternkomplex], la racine du besoin religieux. » En effet, « Dieu juste et tout-puissant, la nature bienveillante, nous apparaissent comme la rénovation et des reconstructions des premières représentations de l’enfance » ; c’est la version soft. Dans L’avenir d’une illusion, c’est la version hard, puisque, à cet endroit-là, la nature n’est pas seulement bienveillante. Freud décrit dans L’avenir d’une illusion l’image paradoxale de la mère, à la fois première protectrice contre l’angoisse mais rapidement remplacée par le père car « elle est aussi nature hostile, violente et indomptable provocant chez l’homme un sentiment de détresse, de Hilflosigkeit qui l’amène à rechercher la protection d’un super père. C’est à ce niveau, dit Freud, que la religion prend son importance par sa dimension anxiolytique ». Voilà, nous sommes issus de ce couple impossible, Dieu/la nature ; Dieu n’étant pas ambivalent dans la représentation freudienne. Ceci définit la constitution du sujet freudien à partir de la Hilflosigkeit première.

Hilflosigkeit de fin d’analyse

La confrontation à la Hilflosigkeit se repose à la fin de la vie, question que je ne vais pas développer ici.

Par contre, je vais aborder un moment particulier qui vient marquer un retour de cette question de manière tout à fait spécifique : la fin de l’analyse. La fin de l’analyse qui consiste, entre autres, à dénouer le lien du transfert, à mettre en place une séparation ; cette fin d’analyse va confronter le sujet à revivre de manière absolue cette Hilflosigkeit. Pour que cela puisse avoir lieu, pour que ce moment puisse exister, il est indispensable que du côté de l’analyste, on ne vienne pas recouvrir, qu’on ne vienne pas combler, qu’il n’y ait pas quelque chose qui fasse « tout » à cet endroit-là.

Quand chutent les signifiants dans lesquels le sujet se reconnaît imaginairement, apparaît ce que Freud désigne sous le terme de Hilflosigkeit, que je propose d’interpréter comme un moment de dénouement du « nœud borroméen ». Ce moment de fin n’est pas unique dans une cure. Donc, ces moments de fin seraient à entendre comme dénouements successifs des noms du père (dans leur fonction de raboutage).

Moments de dénouement ; moments de dénuement ; qui restituent pour le sujet la folie originelle.

Pour que ce moment de dénouement qui va se traduire par un dénuement – le sujet se trouve nu des signifiants qui l’ont constitué et qui se sont articulés dans la relation transférentielle –, pour que soit possible ce qui ramène le sujet, on pourrait dire à la folie originelle, au chaos de départ, il faut que du côté de l’analyste, ce soit supporté. En effet, il se joue quelque chose de tout à fait spéculaire à cet endroit ; à ce moment-là chacun se retrouve confronté à cette Hilflosigkeit. D’où une tendance, pour chacun des protagonistes, à l’évitement, ce qui laisse la fin de cure en suspens.

Hilflosigkeit et résistance de l’analyste

Nous touchons là au problème de la résistance du côté de l’analyste. Lacan parle de cette question dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse, séance du 29 juin 1960 : Le procès d’une analyse ne conduit-il pas sur ce versant que ce soit au travers de moments de dépersonnalisation [dans laquelle Lacan parle de franchissement] lorsque le moi perd un peu de son écorce ou plus fortement encore dans ce qui est attendu par lui de la fin d’une cure.

« Je pose, dit-il, la question de la terminaison de l’analyse, la véritable, j’entends celle qui prépare à devenir analyste, ne doit-elle pas à son terme affronter celui qui la subit à la réalité de la condition humaine ? C’est proprement ceci que Freud, parlant de l’angoisse, a désigné comme le fond où se produit son signal à savoir Hilflosigkeit, la détresse où l’homme dans ce rapport à lui-même qui est sa propre mort n’a à attendre d’aide de personne. »

Voilà quelque chose de l’enjeu de la fin de l’analyse et je répète, pour moi, c’est quelque chose, cet enjeu-là, qui se joue de chaque côté du divan.

« Au terme de l’analyse didactique, le sujet doit atteindre et connaître le champ et le niveau de l’expérience du désarroi absolu au niveau duquel l’angoisse est déjà une protection non pas Abwartung, attendre l’autre, attendre la catastrophe, mais Erwartung, s’attendre à. »

Vous voyez que ça se joue autour de la question de l’attendre, on pourrait dire non- dupes, s’attendre à, qui est à mon avis un élément tout à fait important de ce que nous a laissé Lacan.

« Ce s’attendre à, par où se traduit, dit Lacan, la constitution de l’hostile comme tel. Paradoxalement, c’est la constitution de l’hostile qui marque un premier pas vers la protection. L’angoisse déjà se déploie en laissant se profiler un danger alors qu’il n’y a pas de danger au niveau de l’expérience dernière de la Hilflosigkeit. »

Le danger est déjà une manière de structurer quelque chose pour nous protéger, c’est déjà une tentative d’élaboration secondaire. Et pour que le passage soit franchi, cela suppose aussi que l’analyste ait pu premièrement, reconnaître l’expression de cette détresse, deuxièmement lui faire place sans la recouvrir.

L’exemple, c’est Goethe, Le roi des aulnes. C’est un père qui porte son enfant qui est confronté à l’Unheimlich, enfant qui ne cesse pas de dire au père qu’il se passe quelque chose qui l’angoisse, mais le père ne l’écoute pas et le rassure jusqu’à ce qu’ils arrivent et que dans ses bras, l’enfant est mort. Je résume très vite, mais c’est la question ; le père n’a pas entendu, il n’a pas pu laisser cette place à ce moment que vit l’enfant, et ne pouvant pas laisser cette place, l’enfant est mort, le sujet disparaît. Voilà ce qui est pour moi l’enjeu de la Hilflosigkeit.

Détresse psychotique

Une manière d’entendre pourquoi la Hilflosigkeit nous met en demeure d’entendre quelque chose et, c’est le dernier terme de mon titre, c’est la psychose. Quand Serge Leclaire vient nous dire qu’on ne peut entendre le sujet psychotique que du lieu de notre propre faille, celle qui renvoie à notre folie originelle, parce qu’on est confronté à celui qui n’a connu que la Hilflosigkeit, c’est de pouvoir l’entendre du lieu où il parle, c’est-à-dire du lieu que l’on reconnaît en nous, que quelque chose devient possible et c’est aussi en ce sens-là que le sujet psychotique par rapport à notre rapport à la résistance et notre la formation, a pour nous figure d’analyste.

Discussion

Pascale Gante : Le monde psychotique n’existe-t-il que dans la Hilflosigkeit ?

D. Lemler : Vous vous rappelez ce que dit Freud à propos de Schreber qui vivait dans un univers dans lequel il n’y avait que des « sehr hingemachte Männer », traduit par « des ombres d’hommes bâtis à la six-quatre-deux », c’est un univers qui n’est pas humain. Serge Leclaire reprend cette question-là, c’est-à-dire que le sujet psychotique, c’est celui qui ne rencontre pas l’autre, qui est donc laissé en permanence dans cette détresse absolue. Lacan dit que le psychotique, au début, parle à la cantonade et quand il s’adresse à vous, il est déjà à moitié guéri, c’est-à-dire que quand quelque chose d’humain intervient, existe dans son univers, eh bien il y a quelque chose qui s’est construit.

Khadija Nizari-Biringer : Une remarque sur le cri que vous avez introduit au début qui annonce l’être au monde ; j’interroge la question de l’au-delà du cri mais on peut aussi poser la question de l’en deçà du cri ; qu’en est-il de cet entre-deux ? Autrement dit, on peut se poser la question de l’inscription de ce cri, de cette Hilflosigkeit dans le temps, par rapport à une temporalité inconsciente autrement dit dans une logique temporelle et non pas dans une chronologie temporelle.

D. Lemler : Le cri en question, c’est cette détresse absolue initiale, c’est le cri du déploiement alvéolaire, c’est vraiment l’irruption du sujet dans le monde où Lacan vient reprendre la question du traumatisme de la naissance comme le modèle de tout traumatisme, en lui restituant une dimension nouvelle qui est que ce cri n’est pas seulement séparation, il est aussi intrusion, c’est-à-dire il est ce paradoxe de la question de notre rapport à l’altérité ; c’est à la fois ouverture à l’autre et à la fois intrusion de l’autre et c’est dans cette dialectique- là qu’on a à exister.

Liliane Goldsztaub : J’aimerais te poser une question sur la fin de l’analyse que tu abordes du côté de l’imaginaire, si j’ai bien entendu, et ça va dans le même sens c’est-à-dire est-ce que c’est vraiment du côté de l’imaginaire et tu parles du côté du dénouement. Est-ce que cette séparation ne peut pas avoir lieu justement parce que c’est la position subjective la plus symbolique qui est là, c’est-à-dire la capacité de se désaliéner du psychanalyste ?

D. Lemler : C’est la capacité de l’analysant de se désaliéner du psychanalyste, j’entends bien, mais c’est aussi, j’ai envie d’utiliser ce terme-là, le courage.

J-Richard Freymann : C’est très important que tu aies posé cette histoire de la Hilflosigkeit en ce sens que c’est un signifiant, c’est une zone de passage, c’est cliniquement juste et je suis d’accord avec la question de l’angoisse ; le rapport à l’angoisse, c’est déjà d’une certaine manière, comment dire, de se défendre, de faire une construction ou d’introduire le désir, c’est déjà un « rempardage », et on voit bien qu’on travaille autour de différentes théories sur l’angoisse, les théories de Freud, première, deuxième, troisième, on a la position de Lacan. La question que je voudrais te poser est double, la première, il y a la question de la Hilflosigkeit, la question des angoisses ; et la question de la frérocité, où la situer ? Est-ce qu’on va la mettre plutôt du côté de l’angoisse ou encore en deçà de la question de la Hilflosigkeit et en particulier ce que tu n’as pas dit, c’est que derrière la Hilflosigkeit se cache aussi toute la question des pulsions. L’autre question, c’est que tu mets Dieu en position de grand Autre et je ne suis pas sûr que dans l’œuvre de Lacan on puisse dire ça tout au long ; je pense qu’il y a différents temps et justement peut-être que dans Les quatre concepts, si Lacan introduit la question de l’aliénation-séparation, c’est pour sortir de ça en mettant en place les opérations logiques, les cercles eulériens, la bourse ou la vie, autrement dit c’est pour essayer de structuraliser. Alors, je voudrais te poser cette question, pourquoi tu as besoin de coller Dieu là-dedans ?

D. Lemler : Ce n’est pas moi qui ait besoin de coller Dieu, c’est la position de Freud de venir poser dans un des éléments fondamentaux de la structuration le Elternkomplex comme étant ce couple particulier qui serait composé de la nature avec son ambiguïté ou son ambivalence d’un côté et la question de erhöher Vater, ce père plus élevé qui serait dans la figure de Dieu.

J-R Freymann : Oui, c’est la mythologie freudienne mais on est dans une question clinique de l’aliénation-séparation. Alors, est-ce qu’une fin d’analyse va travailler du côté de la Hilflosigkeit ? C’est une très bonne question mais si on dit ça, on est tenu de dire quelque chose sur le rapport entre la Hilflosigkeit et la question de l’objet a. Qu’est-ce qu’il en est de la Hilflosigkeit par rapport à la théorie de l’objet a concernant la fin d’analyse ?

D. Lemler : On en avait parlé au moment des entretiens préliminaires assez paradoxalement mais ce moment de dénouement en termes lacaniens, c’est là qu’il se passe un double mouvement qui met, je dirais « presque » en cause aussi bien l’analysant que l’analyste, c’est-à-dire que si on parle en termes d’objet a, c’est supporter de faire choir l’analyste en tant qu’objet petit a, ce qui va permettre ce dénouement du côté des effets signifiants, ça c’est du côté de l’analysant ; du côté de l’analyste, ça veut dire qu’il est dans la capacité, quelque chose qui se joue au moment des entretiens préliminaires, de pouvoir accepter, supporter – quel terme convient le mieux ? – d’être quelque part ravalé à cette dimension à tel point que Lacan, quand il en parle de ces choses-là, se pose la question de savoir si les analystes qui sont dans la salle comprennent ce qu’il dit, parce qu’il le dit clairement, ce n’est pas une position enviable que de choir comme objet fût-ce comme objet petit a, l’enjeu est là.

J-R Freymann : Je suis d’accord avec toi mais il y a nécessité d’introduire une opération qui est la question de la séparation, qui n’est pas seulement la séparation avec maman, le sein. A partir de la Hilflosigkeit que tu amènes, on est obligé d’introduire quelque chose qui permette la coupure, c’est une opération logique ; alors séparation par rapport à quoi ? Lacan le dirait dans la genèse signifiante donc par rapport à l’aliénation. Donc, tu as montré la nécessité d’utiliser autre chose que le recours à Dieu et aux mythes.

Nicolas Janel : Il y a cette idée d’une prise dans l’Autre où à la fois, on a besoin de ce lieu de constitution pour se constituer et à la fois de pouvoir s’en séparer pour exister. J’ai beaucoup réfléchi et puis je suis allé voir les définitions exactes de ce qu’on pouvait trouver chez Lacan sur la séparation et l’aliénation. Pour Lacan, la séparation, c’est une perte de vie qui a rapport avec le réel, et l’aliénation, c’est une prise dans les signifiants où le sujet serait lui-même aliéné dans les signifiants, c’est-à-dire où il ne peut pas à la fois se repérer dans ces signifiants et à la fois y exister, on ne peut pas être à deux endroits en même temps. Je voulais simplement témoigner de cela où l’intuition clinique ne correspond pas forcément à la définition qu’on retrouve chez Lacan et je trouve que les deux sont opérants.

J-R Freymann : Très juste.

L’angoisse comme imminence de la présence de l’objet (J. Lacan) s’oppose-t-elle aux trois théories de Freud de l’angoisse ?

Intervention de Jean-Richard FREYMANN lors de la formation APERTURA « Clinique de l’aliénation et de la séparation » qui a eu lieu le 8 avril 2016.

Introduction

Je voudrais montrer la difficulté que pose la clinique freudienne par rapport à ces questions et reprendre de manière condensée la question du moment où Lacan introduit, dans la question du sujet à l’Autre, la question de l’aliénation et de la séparation. En rappelant que chaque période d’un auteur concerne un travail de recherche à un moment donné qui peut éclairer un pan de notre pratique. Ce n’est pas parce qu’on passe à une autre période – par exemple la grande mode aujourd’hui, c’est de parler du sinthome chez Lacan – que ce sinthome devient plus important que la première théorie sur le symptôme. Nous avons une pratique, et cette pratique est tellement nouée, articulée que vous avez besoin d’un outil de théorisation. Cet outil, il faut faire très attention de le dater et savoir qu’il va être partiel. La théorie analytique est quelque chose qui est fait pour être partialisé comme on utilise les pulsions de manière partielle.

Est-ce que la question de l’aliénation-séparation existe chez Freud ? Oui, elle existe, mais peut-être pas avec ces mots-là. Elle existe du côté d’une difficulté freudienne, une difficulté de Freud qui, elle, transverse son œuvre, c’est le rapport entre la relation d’objet et l’identification. On a tous nos « tics » et c’est une partie du « tic » de Freud et de sa question : qu’est-ce qu’une relation d’objet ? Puis vient la question de l’objet – objet quelque peu consistant, un partenaire, un être – et de la question : comment met-on fin à cette relation d’objet aliénante ? On y met fin en s’y identifiant. Pour Freud, l’identification est une des solutions pour se séparer de la relation d’objet ; solution qui commence à vaciller avec le texte sur « l’Identification », dans Au-delà du principe de plaisir (ou Psychologie des foules…), (tout ce qui tourne autour de la deuxième topique). C’est un texte où il parle véritablement du complexe d’Œdipe comme d’un conflit identificatoire. Autrement dit l’œdipe en tant que complexe est assez peu abordé, et Freud parlera de l’œdipe comme mythe mais pas du côté du complexe d’Œdipe.

A côté de l’identification, ce qu’on appelle souvent identification dans le discours commun, c’est l’aliénation totale, c’est la question du mimétisme ; dans le discours commun, le mimétisme et l’identification se confondent. Le mimétisme correspond à quelque chose qui fait tout tandis que la question identificatoire, vue sous l’angle de Lacan et de Freud (sauf dans la Psychologie collective), n’est que partielle ; il n’y a d’identification que partielle ; elle correspond à un trait, dit Freud, et pour Lacan, c’est l’identification au signifiant.

Les identifications à partir de Freud

Dans ce petit texte de quatre pages, on trouve les différents types d’identification.

« Premièrement, l’identification, écrit Freud, constitue la forme la plus primitive de l’attachement affectif à un objet. Deuxièmement, à la suite d’une transformation régressive, elle prend la place de l’attachement libidinal à un objet et cela par une sorte d’introduction de l’objet dans le moi. Troisièmement, l’identification peut avoir lieu chaque fois qu’une personne se découvre un trait (souligné par l’intervenant) qui lui est commun avec une autre personne sans que celle-ci soit pour elle un objet de désir libidineux. »

L’amour, c’est une rencontre de traits ! Freud ne tombe pas sur quelque chose de structural, on tombe directement sur l’inauguration par la perte d’objet, la perte de la mère, la séparation d’avec la mère, par le traumatisme de la naissance etc. Daniel Lemler a raison, Freud est dans l’Ur. J’ai travaillé la traduction de l’Ur, c’est une question complexe ; j’ai travaillé à l’époque sur la traduction de l’Urteil, c’est la traduction du jugement en allemand ; la traduction de l’Urteil, c’était de dire que lorsqu’il y a une levée de refoulement – Freud dit que la levée du refoulement n’est pas propre à l’analyse, de nombreuses situations permettent la levée du refoulement, l’amour, l’hypnose, etc. –, mais ce qui est propre à l’analyse, c’est la manière dont le jugement, mais pas n’importe quel jugement, va être subjectivement utilisé. Quand vous avez une motion qui sort, vous avez découvert le problème mais l’analyse, ce n’est pas juste de faire sortir la motion, c’est comment vous allez subjectivement l’utiliser. C’était le point de l’Urteil, de trouver l’Urteil, donc levée du refoulement puis après le jugement. Mais Ur, pourquoi ? Apparemment, c’est l’origine, l’originaire, l’originel, l’Urvater ; mais ce Ur n’est pas la racine, linguistiquement, donc c’est faux. Il y a quelque chose chez Freud du côté de cet originaire, de cet originel, Freud lui-même est remonté à l’ère glaciaire où il trouve une résolution du côté des identifications, du côté de la relation d’objet, de l’Urteil, et par quel biais ? Par le biais du complexe d’Œdipe, manière de trianguler ; on a donc trois termes mais, du coup, on a un conflit des identifications.

Après le complexe d’Œdipe, Freud tombe sur trois obstacles pour penser la question de l’aliénation-séparation, c’est la question de l’angoisse qu’il est obligé de repenser en termes de refoulement, obligé de le penser par rapport à la question de l’inhibition et du symptôme. Ainsi l’angoisse n’est pas la névrose d’angoisse et ce n’est pas l’angoisse du petit Hans. Il se rapproche de la question de savoir quelle est la fonction de l’angoisse par rapport au psychisme ordinaire. Le deuxième point de butée, c’est la question de la Ichspaltung, c’est- à-dire que dans la structure de l’enfant le moi est clivé, il n’est pas un. Il y a d’un côté un aspect phobique, on dirait aujourd’hui signifiant, et de l’autre côté un aspect fétichiste. Freud donne l’exemple d’un enfant qui a une sorte de fourmillement au niveau des doigts de pied. Donc le côté fétiche-phobie fait partie de la structure ; notre structure intime est phobico- fétichiste et, pour Freud, c’est le point limite ; après il meurt. Il n’a pas pu terminer ce texte et c’est sur ce point que Lacan redémarre, sur la question de la Ichspaltung.

De Freud à Lacan

Là où Freud introduit un triangle, Lacan introduit un quaternaire, c’est-à-dire là où Freud introduit papa-maman-enfant, Lacan introduit en plus le phallus ; l’introduction de ce quatrième terme change tout. La fin de la cure pour Freud, c’est le roc de la castration, et il aurait bien voulu que cela passe par la sublimation. Lacan reprend la question à l’endroit du roc de la castration où il dit à Freud : « ça ne suffit pas, il n’y a pas seulement le fait d’être le phallus, il y a le fait d’avoir le phallus, ce n’est pas pareil. » Les deux points qui, à mon avis, rendent compte de l’aliénation-séparation chez Freud, c’est la question de Deuil et Mélancolie. Le devenir du névrosé dans son histoire, dans sa forme d’aliénation, dans sa forme de coupure, est du côté du deuil. La fin d’analyse, c’est un deuil d’un certain temps passé. Le problème, c’est qu’il y a plusieurs temps dans la vie, je n’ai pas dit des stades ; c’est une série de deuils, ce dont parlait Lucien Israël : à un moment donné, on peut aussi jouir du deuil. Et il y a l’envers du deuil, c’est quoi ? C’est la mélancolie, il ne faut pas la confondre avec les fins d’analyse, c’est-à-dire l’endroit où le sujet va dans le sens de supporter la perte. C’est bien dans cette direction qu’on essaie d’aller quand on parle de castration. Si ça se passe mal, ça peut tourner à la mélancolie : on perd non seulement l’objet mais aussi le moi ; c’est la position de Freud dans Deuil et Mélancolie.

La logique signifiante

Pourquoi Lacan a t-il besoin de s’appuyer sur la question de l’aliénation-séparation ? Parce que l’aliénation reprend son invention, c’est la logique signifiante. Pourquoi a-t-il pu introduire cette logique signifiante à partir de Freud ? Grâce à la linguistique que Freud n’avait pas. Freud a dû bâtir sa propre linguistique comme le Vorstellungsrepräsentanz, la Traumdeutung avec tous les schémas, perception, conscience etc. Lacan, à la place de la métaphore et de la métonymie, linguistique, situe cette logique signifiante : « Un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. » Ce qui veut dire que pour passer d’un signifiant à l’autre, il faut chaque fois perdre de l’objet ; pour que je puisse être animé par un autre signifiant, il y a quelque chose d’une perte, donc chaque fois passer par un deuil de l’objet. Lacan met en place quelque chose de la métonymie en acte ; l’aliénation, c’est l’idée du signifiant qui « représente le sujet pour un autre signifiant ». La logique signifiante met en place cette place éthique du sujet qui est une place extrêmement évanescente ; le sujet, au sens de l’éthique de la psychanalyse, a une consistance minimum, il n’est que dans l’intervalle du passage. L’aliénation, c’est encore le fait de mettre en scène d’une part la question de l’Autre, du grand Autre, et pas de Dieu, c’est une place structurale, d’autre part, de mettre en place la question du sujet, à ceci près que le sujet est à apparaître, il n’est pas là, il est en constitution, il va se dérouler dans cet Autre et va se manifester aussi quelque chose de l’ordre de la pulsion.

Pour Lacan, la constitution du sujet va se faire, on pourrait dire, par un scénario qui est le scénario de l’œdipe qui est la constitution à partir de l’Autre – les signifiants sont d’abord dans l’Autre –, d’où la nécessité d’introduire la question du phallus. On est avant tout pris, quelle que soit la situation, dans la question du discours de l’Autre, de la demande de l’Autre, dans le désir de l’Autre. Après notre propre manière de nous constituer, cela va être comment on va y répondre, comment on va résister, comment on va délirer mais ça vient de l’Autre. Pour Lacan, le désir est le désir de l’Autre, ce qui veut dire que le désir se constitue dans l’Autre.

Ceci pour dire que c’est la part perdue que l’on repère chez l’autre ; je vais être pris par les pertes ou non qu’a l’autre, et c’est là que je vais offrir ma propre perte. Si j’offre ma perte globalement sous une forme mimétique, je vais vous faire une anorexie du tonnerre de Zeus. Quand le désir se met à mal tourner, au trou de l’autre, vous donnez tout votre corps ; vous donnez votre corps pour qu’il y ait encore du désir. Ceci pour dire que ce n’est que la mise en place de cette structure du signifiant, c’est-à-dire la structure du signifiant qui est la fonction de la coupure, qui est la fonction topologique du bord et qui est la question de la béance.

À côté du mouvement d’aliénation qui est donc ce glissement d’un signifiant à l’autre, cette perte, il y a quelque chose qui doit marquer le temps d’arrêt qui est une espèce de battement. À savoir que là où va fonctionner cette opération – d’intersection entre deux manques, c’est-à-dire au manque rencontré dans l’autre –, je vais proposer quelque chose pour répondre du manque réel qui est en moi, du facteur létal qui est en moi, de mon risque de mort. Il faut donc arrêter de penser que l’anorexie est le modèle même de la séparation. Si vous pouvez toujours jongler entre separare et separere, c’est une opération de séparation quelque peu de dernier recours parce que, en temps normal, ça veut dire quelque chose, il faut bien que, face à une prise dans le signifiant, il y ait quelque chose qui vienne faire coupure ; vous allez proposer quelque chose de l’ordre d’un manque et la question de la scansion est prise là-dedans.

Phallus et œdipe

Pour Lacan, il y a eu cette question de mettre l’aliénation-séparation à la place de la métaphore et de la métonymie, c’est aussi le moment où il introduit la question du phallus dans l’œdipe ; ensuite Lacan tombe sur la logique signifiante elle-même ; après cette logique signifiante, il tombe sur cette nécessité de poser des opérations dites de subjectivation ; mais cela s’avère aussi problématique. Pourquoi c’est problématique ? C’est qu’il va tomber sur la question du non-sens pour dire que l’interprétation psychanalytique, c’est quelque chose qui touche au non-sens, pour ne pas toucher au sens ; ainsi, il y a une seule interprétation qui peut être juste mais c’est une interprétation qui devrait tomber sur le non-sens.

C’est important pour le rêve parce que, lorsque vous faites un rêve pendant une analyse, dans les conceptions véritablement analytiques, vous n’avez qu’une interprétation possible ; vous avez une interprétation et il faut qu’elle soit juste ; or, il y a un problème parce que l’opération aliénation-séparation conduit davantage à mettre en place un florilège de sens que la question du non-sens et donc, c’est insuffisant. Or, c’est à cet endroit-là que la question de la topologie se pose ; topologie comme moyen de rendre compte dans la répétition et dans le mouvement et dans la temporalité de la question du non-sens. Parce que l’aliénation nous renvoie à l’aliénation de la mère, de l’enfant ; la séparation, c’est la séparation de l’enfant d’avec les parents ; le problème, c’est que ça ne va pas. Lacan n’a jamais dit que c’est inutilisable mais il faut trouver encore autre chose ; c’est là que l’on passe à la topologie.

Psychosomatique

Pour conclure, je voudrais vous lire un extrait du Séminaire XI, Les quatre concepts (p. 206), où Lacan pose la question de la psychosomatique face à l’endroit où l’aphanisis du sujet n’est pas possible : « La psychosomatique, c’est quelque chose qui n’est pas un signifiant mais qui tout de même n’est concevable que dans la mesure où l’induction signifiante du sujet s’est passée d’une façon qui ne met pas en jeu l’aphanisis du sujet. »

C’est-à-dire que si on n’est pas troué de partout, si on n’a pas de lésion partout, si on n’est pas encore tout à fait mort (!), c’est que quelque part, on est à même de produire à partir de cette logique signifiante, à partir de l’aliénation-séparation, ces moments d’aphanisis du sujet, c’est-à-dire au moment où ça refait trou. Et la démarche psychosomatique, c’est de garder les signifiants sur le corps qui, on pourrait dire comme des marques sur le corps, se mettent à apparaître. Ce qui fait de nous des êtres de pulsion, donc des êtres troués, c’est que cette aphanisis fonctionne, autrement dit que cette séparation fonctionne, que de cette manière de lâcher du côté du signifiant, cette séparation nous permet de faire vivre un corps troué ; c’est une hypothèse de travail. La psychosomatique, ce n’est pas de la psychologie, les conflits etc., c’est qu’il y a quelque chose qui se passe du côté du rapport au signifiant peut-être à un certain moment, qui fait que le corps à ces moments-là en termes de langage, ne va plus être troué.

Discussion

Liliane Goldsztaub : Quand tu parles d’aliénation-séparation, est-ce que c’est juste de le dire comme ça : l’aliénation, c’est la chaîne signifiante qui glisse et la séparation, c’est justement cet objet petit a qui chute à chaque fois entre deux signifiants ?

J-R. Freymann : Oui, à ceci près que la séparation, c’est ce qui se passe déjà dans la logique signifiante, mais là c’est le fait que face au manque de l’Autre, on propose un autre manque qui est le manque réel ; c’est la rencontre de deux manques ; ce n’est pas un seul manque, ce n’est pas uniquement une perte. « C’est la bourse ou la vie », c’est-à-dire si tu prends la bourse et gardes la bourse, tu perds la vie, et si tu as la vie avec la bourse, tu peux toujours y aller, de toute façon, tu es dans une opération écornée.

L. Goldsztaub : Oui, alors je me posais cette question : est-ce que, dans l’anorexie, c’est une identification au manque de l’Autre ou justement un manque non symbolisable et est-ce que c’est celui de l’Autre ou son propre manque ?

J-R. Freymann : Eh bien, c’est offrir son corps, c’est une sorte d’offrande à l’Autre de telle manière que du désir puisse vivre. Seulement le problème, c’est que c’est une opération quasiment mimétique, ce n’est pas une opération purement identificatoire. Après, il y a différentes formes d’anorexie, mais ça arrange très bien Lacan parce que l’opération de la séparation est une opération qui est ravissante du côté de la separare, de la separere. Ce que je veux dire, c’est qu’il faut être clair ; on a besoin de cette opération de séparation tout le temps pour fonctionner du côté du langage et il y a des moments où ça ne fonctionne pas, c’est-à-dire qu’il y a des moments où le manque manque aux gens. Que ce soit à ces moments-là qu’on puisse tomber malade, qu’on fasse une grippe ou autre chose, c’est au moment où on ne peut plus trouer, ce qui arrive facilement avec la répétition ; quand une idée n’arrête pas de vous ennuyer à longueur de journée – cela arrive – on est à la recherche d’une opération de séparation.

L. Goldsztaub : Juste une association d’idées par rapport au mimétisme, il y a un film formidable là-dessus, c’est le Zelig de Woody Allen.

Un participant : Par rapport à ta dernière question sur la psychosomatique, si je saisis bien, c’est que s’il y a quelque chose d’une marque qui reste dans le corps, un tatouage, quelque chose ne fonctionne plus du côté du langage, un corps parlant qui ne serait plus troué. Il peut y avoir dans une cure des moments psychosomatiques, comment tu les articules avec la question du corps troué et de la fin de la cure ? Ou bien est-ce que c’est imparable en quelque sorte ?

J-R. Freymann : Je voudrais commencer par une phrase positive, à l’envers. Après quelques années d’expérience, je peux dire que les gens qui sont en analyse, qui font une maladie grave, je suis quand même étonné du fait que souvent ces maladives graves sont relativement bien résolutives si les personnes continuent leur analyse. Je ne sais pas ce que cela veut dire, mais c’est vrai. Est-ce que c’est lié au transfert ? Je ne sais pas, mais en général ça pose la question que je n’ai pas abordée, parce que ça nécessite tout un développement, c’est le rapport à la pulsion. Je crois que, contrairement à ce que pensent mes collègues, la notion de pulsion, maintenant qu’on a tous ces outils théoriques, n’est pas seulement métapsychologique. Quand on trifouille le fantasme, quand on se met à reconnaître par quel fantasme on a été un peu animé, on titille nos intrications pulsionnelles et à ce moment-là, il y a des risques, je ne dis pas de psychosomatisation – psychosomatique, c’est une bonne manière de faire appel à la médecine – mais qu’il y ait des somatisations à l’endroit où on convoque la question pulsionnelle. Alors cette somatisation peut passer tout à fait inaperçue si elle arrive à passer du côté des formations de l’inconscient, mais ça n’arrive pas toujours et c’est là où, je crois, est la part non symbolisable du sujet aussi. Mais il y a des structures plutôt psychosomatiques et qui sont résolutives pour une part en analyse ; je veux dire par là, les gens psychiquement sont névrosés, psychotiques, pervers mais ils sont aussi « somatisants ».

Alors, il y a des choses que je ne comprends absolument pas, j’ai du mal avec ça, c’est la question des tatouages, il faudrait vraiment réfléchir sur cette question. Lacan en parle ; il dit la libido, c’est un organe irréel et donc le tatouage, c’est une manière de mettre en place cet organe irréel dans le réel. C’est une question qui serait à reprendre sur le plan mythique, mais je pense qu’elle a à voir avec cette histoire de somatisation, c’est une somatisation artificielle, une somatisation secondaire.

L. Goldsztaub : Par rapport au tatouage, je crois qu’il y a eu beaucoup de changements. Je fais référence aux années 1970, lorsque je travaillais avec des adolescents délinquants, il me semble que le tatouage avait une fonction de représentation de nom du père qui n’était pas symbolisé, d’inscription sur le corps, là où la fonction du père n’avait pas été symbolisée, où le nom du père était brinquebalant, je le dis comme ça. Aujourd’hui, la fonction du tatouage est tout autre, parce qu’il y a une mode, il y a des enjeux qui ne sont plus les mêmes ; il y a peut-être encore la question du « nom-du-père » mais il y a aussi peut-être des identifications, du mimétisme, un lien avec internet où on s’expose, des enjeux de cet ordre-là aussi.

Une participante : Vous parlez d’un moment de somatisation dans le cadre de la cure ; il peut y avoir une résolution, on va dire, positive, c’est-à-dire que ce moment-là, il arrive quand il y a un transfert ; ce n’est pas la même chose qu’une personne qui vient parce qu’elle est malade et qui vient interroger ça.

J-R. Freymann : Cela n’a rien à voir, je dirais même que c’est un impossible. Quelqu’un qui vient parce qu’elle a un cancer du sein, ce serait déraisonnable de lui dire de venir faire une analyse pour ça, parce que ce qu’on essaie de faire à ce moment-là, c’est de singulariser l’affaire. Mais si elle vient demander un avis psy, c’est autre chose. J’ai fait partie des consultations psychosomatiques de Lucien Israël, on a parlé de cas qui ont été résolutifs du côté du cancer mais il y avait toute la gamme du médical ; les consultations psychosomatiques existent encore. Mais les demandes sont différentes maintenant : j’ai eu un cancer du sein, j’ai perdu mon mari, tout ça m’a déstabilisée, je ne me retrouve pas dans mon rapport à mon image corporelle, je ne me retrouve pas par rapport à mon désir, et ça, ce sont les demandes actuelles.

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