Conditions, fondements et enjeux de l’Amour dans la conceptualisation de François Perrier

À l’autre, dans son rapport à l’Autre chose de l’amour

« L’amour est toujours exilé comme le terme qui justement ne rendra pas compte de ce dont il s’agit. » François Perrier, Séminaire 1970-1971, L’Amour

Retour sur un certain rapport à la cause

Le séminaire de François Perrier intitulé L’Amour1 a été l’objet d’un travail d’élaboration mené au séminaire du GEP2 de la FEDEPSY3 sur plusieurs années.

Je dois à l’association de Besançon « À la rencontre de la psychanalyse » et à son invitation, dans le cadre de la préparation d’une journée consacrée à l’amour, cet essai de synthèse de l’ensemble de ses apports, pour une formulation des contours de la conceptualisation de François Perrier. L’échange ouvert sur le terrain d’une question commune a mobilisé un effort de structuration dans ma parole non négligeable pour une maturation de mes propres élaborations.

Le travail dont je fais part ici est lié également à l’institutionnalisation d’un lieu spécifique qui permet que des échanges puissent faire enseignement et contribuer à l’élaboration de la chose analytique. C’est pourquoi je dois aussi à FEDEPSY, le cadre institutionnel qui a autorisé, avant tout et avec d’autres, mon cheminement dans la création et l’élaboration d’un lieu d’étude et de recherche dans le champ analytique.

Ma rencontre avec François Perrier s’inscrit à l’origine de ce cheminement, et l’occasion qui m’a été offerte d’un exposé à Besançon a participé d’un second tour de boucle, qui n’est pas sans rapport avec le terme conclusif qu’il me restait encore à formuler, quand bien même l’émergence de nouvelles questions est toujours possible.

Cela ne va pas sans dire combien il peut être utile de repérer, dans le fil d’un parcours, comment peuvent s’intriquer les éléments, en regard de leur(s) cause(s). Avec cet essai de synthèse, je suis renvoyée, en effet, au point d’origine de cette étude, en l’occurrence, la question que j’avais initialement portée dans le champ universitaire, pour l’écriture d’une thèse de doctorat en psychanalyse, Le féminin et le maternel dans la créativité. Me déprenant – avec la lecture de Perrier – du discours universitaire, j’ai pu me rendre compte, par la suite, que cette question concernait un peu aussi la sienne, comme celle du champ et du discours analytique lui- même, à travers lequel nous allions alors cheminer dans notre groupe de travail. « Le corporel et l’analytique » a été le nom de ce groupe au sein du GEP de la FEDEPSY, en référence au texte du même nom4 de François Perrier et qui devait inaugurer ma rencontre avec sa conceptualisation.

Le séminaire de François Perrier dans son contexte

La fin de notre travail dans ce séminaire qui a duré sept ans, avait donc donné lieu à une sorte de « terminaison » un peu suspendue, sur le trajet d’une traversée qui, voulant reprendre et suivre à la trace les mouvements de la Durcharbeitung de son auteur, devait nous conduire en fin de compte vers une mise en abyme de sa propre question. Donc comment interpréter cette mise en abyme aujourd’hui ? Et comment, par le biais de ce nouveau tour de boucle, parvenir à une mise en perspective et une élaboration secondaire des différents éléments déployés ? Nous avions tenu à étudier les discours et conceptualisations en tenant compte du contexte dans lequel ils étaient nés.

La traversée de François Perrier que nous avons abordée nous est apparue, en effet, comme indissociable du moment qui l’a produite, au regard de l’évolution de la psychanalyse et des enjeux, alors prégnants, des relations transférentielles et institutionnelles autour du champ lacanien. Elle débute avec l’acte de sa séparation d’avec Jacques Lacan dont le séminaire sur l’Amour est un écho direct, et se termine avec celui qui s’intitule Le trans-subjectal5 qui traite de la question du lieu du dire pour les deux protagonistes du travail de la cure que sont l’analysant et l’analyste. Entre les deux, le séminaire Le corporel et l’analytique est un travail consacré aux avatars des problématiques liées au corps, dans leur rapport avec la loi du signifiant, le corps étant conçu comme lieu de l’Autre. Ce sont trois années de séminaire, de 1970 à 1974, devant l’auditoire de Sainte-Anne (à l’association culturelle du FIAP6 également pour la dernière), qu’il faut concevoir non pas comme la succession de trois moments distincts d’un certain temps logique, mais comme les trois versants d’une même question liée aux limites de l’analyse et de l’analysable, dans la quête hyperbolique d’une inscription du symbolique qui repousserait le réel à l’infini, question dont Perrier s’est fait le représentant malgré lui et à son corps défendant, pour le devenir de la cause freudienne.

Le séminaire de François Perrier est à lire comme une prise de parole inédite, en solo, depuis la longue amitié de travail qu’il avait entretenue dès 1956 avec ses amis de la Société Française de Psychanalyse (SFP) et du cercle lacanien, Wladimir Granoff et Serge Leclaire, ses implications diverses avec ceux-là mêmes (le fameux trio qui avait été surnommé « la Troïka »), notamment dans la négociation en 1960 avec l’association psychanalytique internationale (IPA) pour la reconnaissance de la SFP comme société membre.

 

Depuis la première scission dans le mouvement psychanalytique en 1953, Perrier est présent aux côtés de Lacan, il participe activement au renouvellement de la psychanalyse, hors de l’orthodoxie en place, en soutenant très freudiennement les apports subversifs du champ lacanien, jusqu’à organiser à son domicile les modalités pratiques de la fondation par Lacan, en juin 1964, de l’École Freudienne de Paris. Le récit qu’il fera en 1985 dans Voyages extraordinaires en Translacanie7, de ce moment particulier et de ses rapports avec Lacan, (quand on sait après coup quels ont pu être, à cette époque, les enjeux de l’institutionnalisation du mouvement lacanien) est particulièrement signifiant de ce qui a pu devenir le point de rupture et d’achoppement de cette relation. Ce point concerne la question de l’acte de fondation de l’École Freudienne dans lequel il s’est trouvé impliqué, reprochant en quelque sorte à Lacan de l’avoir instrumentalisé, quand Lacan, dans son acte même, a produit un effet de fonction paternelle.

Cette rupture aura lieu en 1969, même s’il avait déjà démissionné en 1966 du directoire de l’École Freudienne, quand ont émergé les premières dispositions sur la formation des analystes avec lesquelles il était déjà en désaccord. L’École freudienne venait en effet d’adopter la « Proposition du 9 Octobre 19678 » et d’institutionnaliser la Passe comme la procédure destinée au repérage du passage de l’analysant à l’analyste. La dénonçant comme procédure perverse, Perrier posa aussi son acte aux assises du Lutétia sur la Passe et signifia alors sa démission de l’institution en même temps que Piera Aulagnier et Jean-Paul Valabrega. Avec eux il fondera, dans la foulée, une nouvelle institution, le Quatrième Groupe, toujours active aujourd’hui. Quatrième pourquoi ? En référence au quatrième terme de la boucle traversée par le psychanalyste en formation, à savoir l’analyste autre, auprès duquel il va travailler la question des reliquats, dans sa pratique naissante, de son transfert sur son propre analyste. Avec la question épineuse du transfert comme reliquat, Perrier inscrit au lieu de la didactique et de sa pratique une conception singulière de la fin de l’analyse, dans son rapport avec la dimension essentielle pour lui du lieu en constitution de la parole. C’est sur ce point particulièrement que la question de l’Amour viendra choir, pour ne pas se conclure. Et si la Passe représente pour lui une procédure perverse, c’est que de la constitution de ce lieu, rien ne peut être saisi sans être articulé dans une dimension où inévitablement intervient un impérialisme des signifiants du désir de l’autre.

Ce tournant, qui verra en 1970 l’entrée de la question d’une adresse à travers l’auditoire de Sainte-Anne, s’inscrit donc dans un contexte historique très particulier où traverse, de manière aiguë dans le milieu analytique, le problème de la transmission de la psychanalyse et de son renouvellement. L’enseignement de Perrier, ainsi référé à la question de la réflexion sur la didactique, va soutenir et porter alors, dans la nouvelle institution du Quatrième Groupe en plein essor, un essai d’institutionnalisation à partir d’une réinterprétation des concepts freudiens, où la part inventive laissée au cheminement de la parole a eu une place particulière. Ce tournant reste certes le témoin d’une démarche singulière, mais qui ne peut s’entendre qu’en regard d’une trajectoire dans cette histoire du mouvement psychanalytique et dont nous avons quelques traces, notamment grâce à Jacques Sédat qui a contribué, dans sa relecture et sa mise en forme du texte, aux premières publications des enseignements de François Perrier en 1978 par l’éditeur Christian

Bourgeois. Ce seront les deux volumes de La chaussée d’Antin9 dans lesquels apparaîtront les premiers textes fondamentaux, depuis ses premiers écrits cliniques, son fameux cas princeps « Psychanalyse de l’hypocondriaque » (1959) dans lequel se retrouve toute la trame de sa théorisation future, en passant par ses textes sur la didactique, la psychothérapie des schizophrènes et aussi le séminaire sur l’Amour.

C’est aussi à Jacques Sédat que l’on doit l’information selon laquelle le texte « Thanatol », en reprise de la conférence qu’il donna au séminaire de Piera Aulagnier sur le rapport du sujet à l’alcool et publié ensuite également dans La chaussée d’Antin, avait été refusé à la publication en 1974, dans la revue Topique du Quatrième Groupe. Refus qui interviendra au terme des trois années de son enseignement et qui sera à l’origine, non seulement de son projet de publication mais aussi de son retrait progressif du Quatrième Groupe, depuis sa démission du comité de rédaction de Topique jusqu’à son départ de l’institution en 1981, année de la mort de Lacan.

Les publications qui ont suivi cette première démarche vers une diffusion de son apport à la théorisation sont d’un tout autre genre. Elles restituent une évolution très particulière dans sa prise de parole, déplacée de l’énonciation vers l’écriture, et où l’adresse d’un auditoire d’analystes en formation se perd dans l’anonymat d’un lecteur non identifié, interpellé néanmoins et de façon tragique au lieu de l’Autre. Il s’agit d’une écriture singulière, travaillée dans sa forme et son style, pour restituer une sorte de témoignage de son cheminement sur le fil de la question analytique, dans un entrecroisement de son interprétation de l’histoire collective du milieu psychanalytique et de ses revendications propres, sur la scène littéralement exposée de ses multiples déboires affectifs, psychiques mais aussi somatiques. Un texte construit sur la structure d’un dialogue imaginaire où le silence de l’Autre voudrait se résoudre au lieu d’une double place qu’il occupe irrémédiablement, pour l’ultime inscription symbolique d’une subjectivation, aux frontières trop largement franchies de l’inanalysable.

C’est le cas du livre L’alcool au singulier10 publié en 1982. Mais aussi de Voyages extraordinaires en Translacanie qui paraîtra en 1985, en même temps que Double lecture, la transcription de la troisième année de son séminaire sur le Trans-subjectal qui reprend plus directement les questions liées au dispositif analytique de la cure et à la position de l’analyste. Entre les deux, en 1983, il publiera encore Le corporel et l’analytique, renommé dans son double titre Les corps malades du signifiant alors qu’il sera complété d’une préface qui réinscrit le texte dans l’après-coup de la mort de Lacan.

Il n’y a pas lieu d’insister sur la question de son rapport à Lacan dont il a fait lui-même état, entre amour, reproches, deuil, … et corps, laissant apparaître les arêtes de son rapport à la question analytique et à l’inconscient, en tant qu’il se pose non pas comme une élaboration secondaire de la question du désir mais comme le retour au lieu d’un ancrage, au plus proche du réel.

La conceptualisation de Perrier, malgré ou du fait des rapports étroits qu’il a entretenus avec Lacan, est avant tout un retour à Freud, en ce sens qu’elle met au premier plan le concept de libido comme le vecteur fondamental, exigeant, dans le champ psychanalytique, de la dimension créatrice en faveur de la subjectivation. Les pulsions de vie issues du corpus freudien chevillé au corps de l’analyste en constitution donneront lieu à une conceptualisation du corporel, du matriciel et deviendront alors les représentants d’une fonction analytique sans cesse mise à la question. De là à supposer l’existence, dans l’expression de sa revendication, d’un transfert irrésolu envers Lacan, irrésolu parce que maternel, il n’y a qu’un pas…

Le séminaire sur l’Amour : retour sur une lecture

Très riche et impossible à résumer, le texte du séminaire est une mine de références, d’associations, d’élaborations de la théorie freudienne, de prolongements interprétatifs et de commentaires qui sont autant d’invitations à prendre la parole, d’interpellations au lieu de l’Autre, sollicitant indéniablement le lecteur (auditeur) dans un abord qui ne peut être que singulier. Il n’est pas de mon intention de venir coloniser l’espace de l’amour par un quelconque savoir totalisant, fût-il celui de Perrier, et quand bien même il serait possible de le circonscrire. Il se dégage néanmoins du texte une trame qui restitue l’orientation de sa démarche et l’intérêt qui est le sien, sur le fil de son élaboration. Des lignes fortes apparaissent en effet sur les différents plans de son investigation clinique et théorique, situant toujours les problématiques à l’intersection du réel et du symbolique. Si, dépliée ainsi sous ses différents versants, la question de l’amour traverse l’ensemble du séminaire comme le paradigme d’une interrogation sur les avatars de ces problématiques, psychanalyse et psychanalyste sont eux-mêmes également mis à la question : le registre de la psychanalyse étant interrogé dans ses principes et ses visées, le psychanalyste aura à rendre compte de son rapport inévitable à l’amour, au lieu de son désir et de sa fonction.

En s’intéressant davantage aux effets de l’amour, effets sur le sujet, effets sur le réel, Perrier, tout au long de son séminaire, ne fait pas de l’amour un objet d’étude en soi et ne glisse donc jamais vers une objectalisation de l’amour qui pourrait en définir les contours et en déterminer la saisie, fût-elle de l’ordre d’une interprétation. L’amour est abordé comme l’Étranger à part entière, l’Altérité même, impossible à concevoir au lieu d’une pensée mais qui surgit, au même titre que le « hasard objectif » des surréalistes, faisant de l’expérience amoureuse « une tentative d’invention du réel comme possible et, en même temps, certitude d’autre chose ». Ainsi en vient-il à poser sa question : « La question de l’Amour-en-tant-que-tel n’est-telle pas toujours à exiler ou à mettre hors champ analytique, pour qu’à travers ce qui s’en dit avant l’analyse, pendant l’analyse, pour l’analyse et après l’analyse, ça renvoie toujours ailleurs – comme dans les légendes des trésors cachés et introuvables – sans que le phénomène lui-même, dans sa dimension propre, ait à être saisi par l’analyse et par l’analyste ?11 » L’amour comme manifestation inédite issue d’un ailleurs radical, aussi sûr et réel qu’insondable, sera le point d’entrée de toute une élaboration où s’ouvre tout un champ, dont la psychanalyse et le psychanalyste n’auraient rien à dire s’il ne mettait pas avant tout en rapport, du côté de la clinique, un questionnement sur les enjeux et questions de subjectivation qui lui sont liées, comme les conditions subjectives qui en permettent sa survenue. Quel ordre de structure est-il requis pour la possibilité d’une émergence, d’une actualisation ? À quoi renvoient les impossibilités d’amour chez l’homme, chez la femme ? Quelle place, quel avenir pour l’amour dans les différentes structures ? La rencontre amoureuse interpelle le sujet au lieu de sa vérité et dans ce sens, elle n’est pas sans effet sur sa condition et sur son devenir. La célèbre phrase d’André Breton extraite de L’amour fou, et que Perrier reprend à son compte, l’exprime de façon poétique : « C’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles.12 » Elle induit de la même façon un effet de dévoilement qui renvoie au dénuement le plus profond de l’être et à la fragilité de toute construction narcissique.

Mais l’autre versant de l’amour aussi abordé par Perrier du côté de ses effets est sa potentialité à réinscrire une réalité nouvelle dans l’univers subjectif de celui qu’il affecte.

L’amour devient alors l’agent d’une redéfinition des paramètres mêmes de la subjectivation, en réorganisant le statut narcissique du sujet, voire son mythe personnel ou son identité subjective, au regard d’une sollicitation particulière du rapport au réel et à la loi. Ainsi, si l’amour interpelle aussi le psychanalyste, ce ne sera pas par la question du transfert et de la névrose constituée qui pourrait donner lieu à l’interprétable du refoulement, du côté de l’histoire de la sexualité infantile ou de la structuration œdipienne. L’amour le convoquera au lieu de sa capacité à ne pas recouvrir de son savoir, ni de son désir, l’ouverture d’un champ qui s’expose et où se produit l’ancrage du symbolique dans le réel, à ne pas déflorer non plus la virginité d’un espace originaire qui est celui de la parole en constitution. Au lieu de la fonction à laquelle il prétend, il l’assignera par conséquent et de façon paradigmatique, à la réinvention d’une dimension de créativité, dans les retrouvailles d’un temps premier qui est le temps de l’inachèvement, le temps du renouvellement.

Dans ce cadre ainsi posé, l’interrogation de Perrier va déployer tout le registre de la question analytique elle-même, au regard de ce qui fait exister le désir dans la dynamique subjective. Son abord est freudien, en ce sens qu’il met d’emblée en relation l’implication des forces de liaison qui interviennent dans une forme de lutte contre ce qui se présente comme l’adversité même, ce qui fait violence au sujet et à la loi, dans la menace ultime que représente toute confrontation au réel. L’amour surgit de la dimension de l’impossible, mais il convoque la possibilité d’une union qui est toujours symbolique et productrice de symbolisation. Interrogé dans son interrelation avec la jouissance, il renvoie à la capacité du sujet à supporter, l’instant d’un moment, l’effacement du signifiant qui le représente. La jouissance, expérience singulière d’une forme de « démoïsation » du sujet, sera-t-elle ainsi fondatrice d’une nouvelle structuration narcissique, ou bien deviendra-t-elle destructrice, quand de la haine surgit au lieu d’une impossibilité d’amour ?

Quel rapport aux pulsions la jouissance met-elle aussi en scène ? Au-delà de l’amour stendhalien, au-delà de la dimension imaginaire de l’amour, c’est au carrefour de sa question avec celle de la jouissance que la place de l’érotisme sera introduite. La part que Perrier en fera dans son commentaire ainsi que le point où il en est de son abord, trouveront son sens du côté du rapport avec la question sadienne de Georges Bataille13 qui lie justement la jouissance à la pulsion de mort. Avec l’érotisme de Georges Bataille, intervient donc la dimension de la mort à laquelle il sera inévitablement renvoyé14, quand il s’agira d’interroger plus particulièrement le réel. Elle représente ici une des déclinaisons de l’élément tiers qu’il faudrait savoir intégrer, pour une nécessaire dialectique entre loi et liberté, entre l’ordre établi et le franchissement de la transgression. L’érotisme, ainsi mentionné par Perrier, représente une des modalités de la jouissance – l’amour courtois en sera une autre – où s’inscrit cette lutte entre désir d’union et forces hostiles et dont les enjeux, sur le plan de la subjectivation, seront à situer du côté de la signifiantisation de la dimension du sexuel et de la différence des sexes. Le sexuel freudien, conçu au lieu d’une articulation entre le réel du corps et la part du désir, prend ici toute sa place, dans la mesure où l’originalité de la théorisation de Perrier tiendra dans la mise en relation des questions de la sexuation avec la particularisation des modes d’inscription du tiers dans la structure.

Les nombreuses situations cliniques qui traversent le séminaire, en interrogeant spécialement ce nouage, éclairent de manière exhaustive les impasses possibles de la structure face à l’amour et à ses possibles effets de symbolisation. Mais elles donnent peut-être avant tout une indication très précise de la question qui sous-tend la démarche de Perrier dans le procès de sa théorisation, question qui le mène progressivement vers le repérage des problématiques du féminin au regard du réel du sexe et de son ancrage dans l’inanalysable du lien à la mère comme premier Autre, l’étranger radical en même temps que le plus intime, au sens du rapport à la vérité. Perrier sexualise sa question. Ainsi la paranoïa présentera la structure de tous les points d’achoppement de l’expérience amoureuse. Dans le séminaire sur l’amour (puis plus précisément dans le séminaire sur « les corps malades du signifiant »), il montre que cette catégorie clinique, mise en perspective avec la question hystérique, porte plus particulièrement les spécificités d’une symptomatologie en rapport avec un défaut de l’ancrage du symbolique dans le réel maternel. C’est d’un réel privé de toute référence aux quelconques identifications de la féminité qu’il s’agit, privé de tout mythe narcissisant quand, prise dans la transmission transgénérationnelle et l’appel du symbolique, la femme est renvoyée non pas à l’écriture du hiéroglyphe de son origine, mais à l’horreur innommable d’un trou sans bords pour le circonscrire, sans contours susceptibles de porter une nouvelle inscription identificatoire. Perrier appelle ces femmes les « amatrides », en cela qu’elles manquent radicalement d’accès à la constitution d’un lieu de l’Autre, lieu à la fois de leur propre subjectivation et lieu d’accueil, dans la relation amoureuse, pour les signifiants du désir de l’Autre. « Silence pétrifié » de l’archaïque, rencontre mortelle de « l’œil crevé du cyclope », « zone invisible » et abyssale d’une béance obscure sont les lieux de cet impossible de l’amour auquel est renvoyée l’amatride, en prise avec le défaut d’un ancrage fondamental qu’aucun emblème phallique ne pourra compenser, qu’aucun nom ne pourra résoudre. Au-delà de l’ordre langagier et en référence au contrepoint hystérique de la paranoïa, Perrier situe la métaphore des trois regards de mères inscrits dans la temporalité des trois générations, regards aimants et porteurs de désirs pour le sujet en constitution ou bien regard issu du « mauvais œil » comme oracle maléfique sur le berceau de son devenir. La dimension du regard est un repérage que Perrier mentionne au sujet de la question hystérique, le regard comme vecteur d’une esthétisation qui fait de la beauté qui en surgit, la modalité féminine « d’une transfiguration qui voile le non-représentable », d’une division aussi, d’un écart signifié au lieu de la source de vie et de mort, constituant du rempart contre la mort à l’origine de toute vie, d’une séparation de vie entre la mort de l’avant-naissance et la mort d’après-coup.

La métaphore des trois regards de femmes porte, comme dans les poupées russes, la question d’une transmission du féminin qui s’inscrit d’une nécessaire différence au lieu d’un retour du même. Le regard de la mère qui est au fond de tout regard aimant, inscrit donc, au travers de la question de son désir articulé au désir de l’Autre et à la métaphore paternelle, un champ de narcissisation qui est aussi un bain langagier, un bain de paroles où vont se jouer toutes les conjonctures du roman et des lois symboliques qui précèdent et président à la vie du sujet, qui préfigurent aussi la structuration d’une articulation entre le corps et les signifiants. La notion de « champ de narcissisation » est une autre façon de faire intervenir dans l’amour la question du narcissisme, pour ne pas la réduire à sa seule dimension imaginaire, mais la référer également au lieu de l’Autre. Pour Perrier, « on s’aime toujours au nom de quelqu’un d’autre », faisant de l’expérience amoureuse l’épreuve d’une vérité où ce qui arrive en cette rencontre est toujours à la fois « la menace du mauvais œil et le désir du bon regard aimant de la mère ». Les paroles prononcées, tout comme les blancs et tous les non-dits, mais aussi toutes les problématiques de deuils que Perrier examine dans leur rapport à une configuration symbolique de la perte et de la castration, vont contribuer à donner à cette temporalité de l’avant une place significative dans le devenir de tout état amoureux.

« Se douloir ». C’est le signifiant issu du vieux français que Perrier utilise pour renvoyer l’accent de réflexivité particulier du long travail de deuil qui est un travail de symbolisation du lieu de la jouissance, dans une confrontation au réel de la mort. Se douloir, c’est la situation analytique elle-même qui conduit l’analysant dans l’espace circonscrit du divan de sa propre Durcharbeitung, au travers du défilé et de la scansion de sa parole. C’est aussi le signifiant qui parle de l’inscription du manque dans la structure du sujet, inscription qui barre le mouvement involutif de tous les signifiants du sujet au lieu de la jouissance qu’a cristallisé le trou du réel. Toutes les problématiques liées aux décompensations du somatique comme aux addictions qui mettent en rapport l’internalisation d’un objet mort, de la même façon toutes les mélancolies, ont pour Perrier une relation avec cette jouissance dans le corps perdu, parce que trop réel, que produit le manque du manque, avec l’absence également d’un travail de deuil entendu alors comme le paradigme d’une symbolisation des contours du trou du féminin. À cet endroit-là de la clinique, Perrier identifie encore une impossibilité d’amour au lieu d’une obturation qui rabat et brise la métaphore sur le cristal de la surface corporelle.

« Parthénogenèse ». Voilà un autre signifiant, autrement évocateur de la question des amatrides, et qui introduit plus spécifiquement les problématiques des perversions, perversions féminines, significativement et structuralement différenciées selon Perrier des perversions masculines, dès lors qu’il aborde, avec Michèle Montrelay, les notions de créativité et de sublimation, à partir de l’apport inédit des travaux de celle-ci sur la spécificité de la jouissance féminine. C’est ainsi, en passant à présent par un autre frayage, celui d’une femme, que va se préciser pour Perrier ce mouvement de métonymie depuis l’Amour-en-tant-que-tel jusqu’à la question qui va l’occuper alors, quant au rapport du féminin au lieu de l’origine, lieu de la vérité du sujet.

Michèle Montrelay vient effectivement, au moment du séminaire de Perrier, de produire un travail d’élaboration théorique tout à fait original, sur les questions du féminin, reprenant particulièrement la polémique irrésolue entre Freud et Jones quant à la connaissance innée ou construite de l’identité sexuelle de la fille. Ce travail est paru en 1970 dans le n° 278 de la revue Critique, sous le nom : Recherches sur la féminité15. En proposant l’identification d’une coexistence de structure, chez la femme, d’une position féminine originaire liée aux pulsions archaïques, avec une construction secondaire référée à un phallocentrisme, elle introduit dans le champ théorique un dépassement de la dualité, mais aussi la question d’une double jouissance, une jouissance proprement féminine, immédiate et relative à une forme de concentricité que préfigure un certain rapport au corps et aux pulsions pré-œdipiennes (orales, anales, vaginales) tandis que, secondairement, s’élabore une autre jouissance liée à un processus de sublimation, qui dépendra d’une composante phallique extérieure et de fait, d’un discours. M. Montrelay situe cette jouissance sublimée sur le plan de la métaphore, elle s’écrit donc elle-même comme discours sur la surface d’un corps, dont la part de jouissance archaïque perdue est le prix à payer pour l’émergence de la représentation. Elle fait ainsi la différence, qui va intéresser particulièrement Perrier, entre le blanc d’une censure, toujours subie, qui caractérise cette part non-analysable, inexplorable du continent noir freudien et la question du refoulement en tant que tel, l’opérateur de la structuration symbolique qui est à l’origine du registre de l’inconscient et des représentations, d’un investissement de la parole et de son potentiel de créativité. Pour M. Montrelay, la parole de l’analyste, en délimitant sa fonction au lieu d’une exterritorialité, contribue à faire exister une sexualité dans un champ qui excède la question du corps et du sexe. Elle produit une articulation qui refoule et structure la jouissance en produisant de la perte, pour faire passer le sexuel dans le discours de la métaphore. Il s’agit d’une opération symbolique qui creuse l’espace d’un entre-deux des signifiants, l’espace de la métaphore en tant qu’elle se trouve liée aux effets de la parole de l’autre.

Le processus de parthénogenèse mentionné par Perrier s’inscrit comme point de butée, en référence à cette séparation, signifiée par M. Montrelay, entre ces deux modes de jouissances féminines.

Mentionnons encore le texte de Michèle Montrelay auquel il ne faut pas manquer de se référer, « Sur le ravissement de Lol V. Stein », exposé en 1965 à l’ENS, dans le cadre du séminaire de Lacan, puis réécrit en 1976, qui est un écho signifiant de la question de Perrier, à partir du roman de Marguerite Duras. Voici comment M. Montrelay l’aborde à partir de la fiction : « [Lol V. Stein] est « ravie », c’est-à-dire emportée dans la jouissance parce que soudain son vide lui est révélé. Elle le voit dansé, réalisé par les deux autres sous la forme de son oubli. […] Comment l’amour arrive-t-il d’habitude ? Est-ce que la rencontre fait bord pour un trou qui était déjà là ? Sans doute mais on est encombré d’objets, de tant d’objets, de ceux qui dans le roman vont faire retour à la fin du bal. L’amour ne peut donc tout envahir. Si Lol ne vivait pas en état complet de pauvreté, le ravissement n’aurait pas lieu. Elle ne serait pas ce point d’oubli total, ce trou qui est nécessaire à l’amour fou de Richardson et d’Anne-Marie Stretter. » p.16.

Puis cette interprétation qui en prolonge autrement l’intérêt du côté de la Chose : « On s’est arrêté sur les personnages comme s’ils formaient chacun une entité séparée. On peut les voir aussi comme figures différentes mises en jeu dans un même inconscient. […] Lol est cette partie de nous-mêmes qui se tient du côté de la chose, qui demeure dans la jouissance, dans l’Ombre, à jamais rejetée au dehors, inhumaine, tapie quelque part comme une bête. Sans elle l’inconscient ne peut exister. Désormais, pour que les amants s’aiment, il faudra que la chose Lol, mêlée au seigle, les fixe de ses pupilles grandes ouvertes. » dans L’Ombre et le Nom, Paris, éd. de Minuit, p. 23.

Le concept de sublimation et la notion de créativité impliquée par le travail de la métaphore lui permettent, en effet, d’éclairer ce que serait une clinique en rapport avec une impossibilité de structure, au regard de la catégorisation qu’il vient d’établir. De ces éléments, il va ainsi extraire une différenciation de nature avec la mise en œuvre du pervers, à partir de la question de la scène primitive entendue comme le moment mythique de la naissance du sujet et du désir. Si la créativité et la sublimation demeurent en échec sur le plan de la subjectivité, la mise en scène, convoquée par le pervers au lieu de son protocole érotique, répond à cette logique rigoureuse qui se voudrait néanmoins provoquer une expérience fondatrice par l’émergence du tiers en même temps qu’elle produit son meurtre, immanquablement et répétitivement. L’anonymat qui en résulte fait que cette scène, toujours abortive et alors que le pervers s’en fait l’agent, le créateur et le maître, ne peut jamais devenir la scène de l’inconscient, alors qu’elle voudrait faire advenir le sujet à sa propre cause. La tentative de recréation d’une scène primitive est selon Perrier, dans le scénario pervers, la modalité défensive d’une position masculine qui pâtit d’un défaut de l’inscription du désir dans l’économie sexuelle du père et de la mère, la mère n’apparaissant pas, en effet, comme l’objet du désir du père, le père n’étant pas non plus reconnu comme le représentant de la loi phallique. Avec l’apport de M. Montrelay et dans le champ ouvert de sa problématique, Perrier différencie une position perverse proprement féminine qui, de cette scène primitive inexorablement associée à l’impossible de la mère et au ratage de l’élaboration œdipienne de sa propre maternité, en cherchera, pour se refonder, sa nécessaire abolition. Ne permettant pas un accueil de l’altérité, ce moment premier de possible créativité symbolique convoqué dans l’espace de l’amour donnera lieu, dans la perversion féminine, à une confrontation à l’innommable de la mère et à l’horreur d’un rapport au rien dont seul un mouvement involutif vers la mort première peut surgir. Dans cette logique où la créativité et la sublimation sont barrées, la parthénogenèse est le signifiant venant traduire pour Perrier la modalité subjective qui trouvera le rempart contre le non-sens dernier dans le clivage nécessaire de la jouissance et de l’amour, dans l’ultime fantasme aussi du sujet, devant l’amour et au risque de l’Autre, d’être l’agent, au travers de son éventuelle maternité, de son propre engendrement, de son propre destin. Négation de l’amour dans l’actualisation d’une jouissance anonyme où aucun devenir ne peut entrer en jeu dans l’histoire de la rencontre qui s’inscrit sans parole. Négation de toute forme de jouissance dans l’expérience amoureuse qui ne peut reconnaître de prolongement métonymique à la question du signifiant du manque. Parthénogenèse enfin dans une position qui voudrait refonder l’histoire à partir d’une négation de l’Autre et d’une indifférenciation de la temporalité inscrite au lieu du féminin, dans la suite des générations de femmes.

Progressivement, on voit se dessiner, dans le cheminement de Perrier, la problématique de l’objet, le ou les objets partiels qui circulent dans l’amour comme le support d’une nécessaire esthétisation qui devient l’enjeu de la représentation de la Chose. Ici se séparent et se différencient encore la structure de l’hystérie de celle de la perversion, quand l’agalma se fait fétiche au profit d’une tentative de redéfinition des paramètres de la symbolisation. La question du regard intervient encore ici dans ses différentes fonctions au lieu des identifications requises du côté du moi idéal, dans un mouvement de projection, de l’idéal du moi quand il s’agira d’une introjection de ce qui constitue le trait unaire. Elle devient celle de l’opérateur d’une narcissisation globale du corps entendu comme objet d’amour possible, comme le support d’une possible beauté offerte sur le réel de la Chose et pour le désir de l’autre. Par là, la fente du regard, point d’ouverture/fermeture d’un champ de paroles qui pré-existent à la question du sujet, entre en jeu dans sa fonction de mise en œuvre de l’objet partiel, dans la structuration symbolique d’une image du corps. Il y aurait sans doute beaucoup à dire encore au sujet du rapport du désir et de l’amour, l’Amour-en-tant-que-tel, à la question de la Chose, premier Autre immédiat qu’il faut savoir perdre, pour que de son trou, de son vide ainsi créé s’origine toute forme de symbolisation, de sublimation.

Revenant au lieu de la situation analytique, il est temps, à présent, de faire retour aussi à la question du transfert laissée, jusque-là, au compte de l’interprétable et de l’actualisation de la névrose infantile pour une remémoration du refoulé. Dire de l’amour de transfert qu’il est du côté du leurre ou de l’illusion, parce qu’il est répétition de la névrose induite par le désir de l’analyste, ne revient pas pour autant à réduire son registre au seul versant de l’imaginaire. Dans l’approche de Perrier, la question du transfert fait intervenir aussi la question de l’objet partiel qui en est son ressort, ainsi tous les objets susceptibles de circuler au lieu de la cure : objet réel, symbolique, imaginaire, objet de paroles, signifiant, morceau de discours, écriture, mais aussi l’argent comme l’objet qui représente au mieux la dette au symbolique, qui donne à la parole sa dimension d’acte, dans une subversion des lois mercantiles de l’offre et de la demande16. Perrier énonce à cet endroit cette formule évocatrice qui ne manque pas de nous rappeler d’où il parle : « donner de l’argent en analyse, c’est donner ce qu’on n’est pas ». L’argent de l’analyse fixe le contrat de la règle fondamentale pour, d’une part garantir l’écart entre le désir de l’analyste et le désir du sujet-analyste, d’autre part signifier la différence avec ce qu’on n’a pas à donner, à savoir son fantasme ou son inconscient, pour autant que la question du désir sera entendue et non pas reçue. Les différentes problématiques cliniques considérées tout au long du séminaire laissent entrevoir que l’enjeu, dans le procès de la cure, est la constitution d’un objet symbolique pour la mise en œuvre d’une possibilité même de transfert qui va devenir le lit, le divan d’une parole en devenir. L’écoute analytique et le rapport de l’analyste à la dimension de la parole, en permettant un décollement du sens, en laissant aussi la place au silence et à la scansion dans le défilé des signifiants, sont les seules causes à l’origine d’une émergence au lieu d’un amour de transfert qui s’actualisera alors, non plus seulement comme répétition, mais comme la création ex nihilo d’un espace psychique propice à l’accueil de l’altérité comme champ des possibles. L’espace du transfert sort d’une représentation imaginaire pour donner lieu à la possibilité d’une intervention tierce qui n’est pas forcément du registre de l’interprétation (inter-venir sans avoir encore à inter- prêter) mais qui va produire de la coupure, de la différence, une frontière entre le dedans et le dehors du cadre de la parole, l’ouverture et la fermeture de l’inconscient, l’avant et l’après de la temporalité des séances, pour amener le sujet à constituer, comme pure création à partir de la matière de son discours, le terreau dans lequel pourra advenir sa question. Avec Perrier, les conditions qui permettent d’entreprendre une analyse se mesurent à cette possibilité de faire intervenir, dans le réel, un effet de coupure, un certain retranchement comme levée d’une aliénation primordiale pour que puisse naître la question subjective de l’être en devenir. En cela, le prix de l’analyse n’est plus une question de moyens, puisque l’analysant comme l’analyste doivent, avant tout, pouvoir compter sur la possibilité de vivre « au-dessus de leurs moyens », c’est-à-dire dans la considération d’un savoir de l’inconscient radicalement Autre et insaisissable, inabordable autrement que dans ses effets d’après-coup. C’est dire comment peut s’ouvrir le champ des possibilités de l’analyse au-delà de la cure-type de la névrose, vers toutes les configurations subjectives qui, sans être du registre de la psychose, mettent en question l’inscription même du tiers dans la structure. La richesse de l’apport de Perrier, à cet endroit de sa conceptualisation et avec l’amour comme étoile fixe dans le ciel de son élaboration, l’amour comme appel à la symbolisation de la Chose, est d’avoir mis l’accent sur la nécessaire dimension de créativité à l’œuvre dans le désir de l’analyste lui-même, pour faire advenir et faire exister, dans le dispositif de la cure, la place et l’adresse de celui qui a pu manquer en son temps, dans la constitution du sujet.

« Scène primitive ». Le renvoi du protocole de la perversion à l’endroit d’une élaboration de la dimension de créativité dans le dispositif analytique éclaire par le négatif le lieu d’une impossibilité, la place de la mort d’une parole qui n’est pas un silence mais une négation, un effacement qui n’en finit pas de produire de la mort, au nom d’une impossibilité d’amour comme impossibilité d’accueillir cette part venue d’un ailleurs, d’en être interpellé, touché, affecté au lieu de sa propre subjectivité. Revient alors la question inaugurale de Perrier : En quoi la psychanalyse et le psychanalyste sont-ils concernés par l’amour ? C’est que l’amour vient éclairer le processus de l’analyse comme émergence, émergence d’une parole au lieu d’un appel produit par une absence, au lieu d’une interpellation, d’un affect, que provoque, dans l’histoire d’une transmission, le vide de l’absence de celui qui a manqué, au moment où il était attendu, sans pour autant avoir été nié. N’est-ce pas la question de la cause du désir ?

Ouverture…

M’est-il permis, au terme de cet essai et avec la question du désir de l’analyste qui transparaît progressivement des élaborations de Perrier, de livrer une association ? Il s’agit d’une parole entendue au sein d’un groupe de travail de la FEDEPSY à propos de Lucien Israël qui aurait parlé de « la fin de l’analyse comme du moment de l’assomption de la castration dans l’élaboration d’un fantasme de grossesse ». Lucien Israël, qui a été à l’origine d’une forme de transmission de la psychanalyse à Strasbourg et dont la FEDEPSY est issue, a été en analyse chez Perrier… On ne sait sans doute pas ce que signifie là « un fantasme de grossesse », mais voilà de

quoi poursuivre et faire se poursuivre, avec ce que Perrier nous a transmis, la question de la psychanalyse.

Pour ne pas en finir

Parler de créativité renvoie à la question poétique superbement illustrée par une nouvelle de Jean Paulhan, mentionnée par Perrier, et qui s’intitule Lalie17. À mon tour et pour ne pas en finir, je ne manquerai pas de proposer au lecteur de découvrir plus particulièrement l’extrait sur les Dames-de-Puits. C’est un prolongement de cette mise en abyme à laquelle nous avons été conduits, et qui n’est autre que celle de la métaphore.

1 François Perrier, « L’Amour », dans La chaussée d’Antin, Paris, Albin Michel, 1994.

2 GEP : Groupement des Études Analytiques où se produisent les différentes activités de recherche et d’enseignement théorico-cliniques de la FEDEPSY.

3 FEDEPSY : Fédération Européenne de Psychanalyse, fondée à Strasbourg en 2000 et présidée par Jean-Richard Freymann.

4 F. Perrier, Les corps malades du signifiant, Le corporel et l’analytique (séminaire 1971-1972), Paris, Inter Editions, 1984.

5 F. Perrier, Double lecture, Le trans-Subjectal (1973-1974), Paris, Inter Editions, 1986.

6 FIAP : Association créée en 1962 par Paul Delouvrier autour de l’idée d’une participation à la construction d’une Europe ouverte sur le monde, afin de lutter contre le racisme et favoriser les échanges culturels entre les jeunes du monde entier. Elle a ouvert ses portes à Paris en 1968 et se nomme aujourd’hui FIAP Jean Monnet.

7 F. Perrier, Voyages extraordinaires en Translacanie, Mémoires, Paris, Lieu Commun, 1985.

8 J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

9 F. Perrier, La chaussée d’Antin vol. 1 et 2, Paris, Union Générale d’Editions, 1978. Nouvelle édition, Paris, Albin Michel, 2008.

10 F. Perrier, L’alcool au singulier, L’eau de feu et la libido, Paris, Inter Editions, 1982.

11 F. Perrier, L’amour, Paris, Albin Michel, 1994, p. 19.

12 « Il va sans dire que, dans ces conditions, l’émotion très spéciale dont il s’agit peut surgir pour moi au moment le plus imprévu et m’être causée par quelque chose, ou par quelqu’un, qui, dans l’ensemble, ne m’est pas particulièrement cher. Il ne s’en agit pas moins manifestement de cette sorte d’émotion et non d’une autre. J’insiste sur le fait qu’il est impossible de s’y tromper : c’est vraiment comme si je m’étais perdu et qu’on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles. » A. Breton, L’amour fou, Paris, Gallimard, 1937, p.13.

13 G. Bataille, L’érotisme, Paris, Les éditions de minuit, 1957.

14 « Une chose me semble certaine, le sera-t-elle pour vous ? C’est que l’amour, ça ne se prêche pas. Et ça ne se conseille pas. Ça s’espère quelquefois. En fait, tout ce qu’on peut en dire, c’est que ça arrive ou n’arrive pas. Ça peut être repéré comme une exigence ou un désir ou tout autant comme une menace, car nous l’avons déjà vu, déjà bu et déjà vu, c’est toujours le breuvage mortel de Tristan et Yseult, la mort est toujours à l’origine et au bout. On aime ça ou on n’aime pas ça, l’amour. Autrement dit, ce qui tue sûrement l’amour, c’est d’en faire un projet. Voire un projet thérapeutique. » F. Perrier, L’Amour, Paris, Albin Michel, 1994, p.220.

15 Publié ensuite en 1977 dans L’Ombre et le Nom, aux éditions de Minuit.

16 « Il me semble intéressant de prendre la notion de transfert au niveau le plus simple, à savoir qu’on transfère un objet d’un endroit à un autre […] La question du transfert, pour le psychanalyste est celle-ci : une fois que tel objet est transporté ici, qu’il a été pris, fait, créé ou volé ; qu’il est donné, disposé ou prêté, qu’il est reçu ou pas et qu’il vient dans telle ou telle économie, de quoi est-il l’enjeu ? C’est toujours ça le transfert ; l’objet sera-t-il rendu, nesera-t-il pas rendu ? Sera-t-il oublié, modifié, métaphorisé, métonymisé, transmuté ou transmutant ? Est-ce un objet au sens d’un objet réel comme un briquet ? Est-il beau, est-il laid ? Est-ce un objet de parole ? Est-ce un signifiant ? Est-ce un discours ? Est-ce un retour du refoulé ? Est-ce un phantasme ? Est-ce un fragment de souvenir ou d’histoire ? Est-ce une reconstruction ? Un élément de théorie? Une phrase écrite ? De quoi qu’il s’agisse, quel est l’enjeu ? Avoir ? Être ? S’identifier ? (Est-ce s’identifier au sens anthropométrique du terme ?) Jouir ? Aimer ? Tuer ? Être tué ? Donner la vie ? C’est toujours ça qui est en question dans une analyse ; et dans chaque analyse c’est différent. Aucune théorie du transfert ne peut se faire sinon à partir de cela et aucune extrapolation de la relation analytique dans autre chose que ce qu’on appelle la névrose de transfert typique (à savoir l’hystérie) ne peut se concevoir, se soutenir et aboutir à quelque chose si on ne supporte pas d’être dans des coordonnées différentes d’un cas à l’autre, à partir justement de ce transfert et de cette circulation de l’objet partiel. » F. Perrier, L’Amour, Paris, Albin Michel, 1994, p.209.

17 Jean Paulhan, Le guerrier appliqué – Progrès en amour assez lents – Lalie, Paris, Gallimard, 1982, p.177-186.

Cannibalisme, oralité et sexualité

Relecture du numéro 6 (1972) de la Nouvelle revue de psychanalyse « Destins du cannibalisme » 1

Cannibalisme : action ou habitude pour les hommes ou les animaux de manger des êtres de leur propre espèce. (Dictionnaire Larousse en ligne)

D’un point de vue sociologique, le cannibalisme apparaît comme loin de nous, culturellement primitif peut-être même. Pourtant des traces de cannibalisme subsistent : l’anthropophagie comme moyen de survie, le fait d’avaler des liquides d’origine corporelle, l’anthropophagie criminelle, mais et surtout dans le discours sous forme de mythe, conte et trace. Le lien du cannibalisme avec l’oralité est évident dans sa forme d’incorporation, mais à travers cela, exprime quelque chose de la sexualité. Dans le numéro 6 de la Nouvelle revue de psychanalyse datant de 1972 et s’intitulant : « Destins du cannibalisme » plusieurs textes pourront servir de point de départ à une réflexion que nous amènerons sur le terrain du signifiant et de ce qu’il représente.

Parmi les articles présents dans la Nouvelle revue de psychanalyse, numéro 6, automne 1972, proposant comme à son habitude un tour de la question autour d’une approche à la fois sociologique, philosophique et analytique, un article en particulier signer d’André Green propose une synthèse de la question : Réalité ou fantasme agi.

Après un tour d’horizon rapide du champ du cannibalisme, ou notamment il nous propose certaines remarques constituant pour lui « le fond commun de toute relation cannibalique au-delà de ses variations contextuelles »1, l’auteur met en avant quatre points :

  1. Il y aurait une équivalence quasi universelle entre manger et copuler, celle-ci soutenue par Freud dès 19052 et étayée par Lévi-Strauss notamment. « Tout comme la sexualité, la nourriture est partout l’objet de prohibitions »
  2. La position du cannibalisme se situerait sur deux axes : l’amour et la haine. « Manger le même se justifie soit par le gout plus ou moins exclusif qu’on a pour lui, soit par l’aversion qu’il inspire. Mais le plus souvent, les deux motifs sont étroitement intriqués, l’amour pour cette nourriture privilégiée est empreint de cruauté et la haine pour le rival que l’on s’apprête à dévorer dissimule à peine l’admiration qu’on éprouve pour ses qualités. »
  3. L’auteur va différencier l’endo de l’exo-cannibalisme et proposer son intrication avec la problématique : alliance ou filiation. « le cannibalisme peut alors être compris dans une inspiration proche de Lévi-Strauss comme une modalité de l’échange »1, articulant de ce fait le Même et l’Autre sur un mode référant au rapport narcissique-objectal.
  4. Par son rapport on ne peut plus clair à la mort, le cannibalisme « pose la question du but ou du destin de l’incorporation »

D’autres éléments du champ de la question sont abordés par André Green notamment mythologiques avec Chronos, les récits populaires, le christianisme faisant état du corps (hostie) et du sang du Christ (vin). Rappelons ici l’invitation du Christ rapportée par Matthieu et Marc, métaphorisée par Jean : « En vérité, je vous le dis, si vous mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même qu’envoyer par le Père, qui est vivant, moi je vis par le Père de même que celui qu’ont manger nos pères : eux sont morts ; qui mangera de ce pain vivra à jamais »3.

Au sein de la psychanalyse, le cannibalisme fait son entrée en temps que tel en 1913 dans Totem et Tabou de Freud 4 qui, en condensant les hypothèses de Robert-Smith et de Darwin, élabore le mythe de la horde primitive. Pour André Green, la force remarquable de ce mythe fondateur réside dans ce qu’il lie ensemble le sacrifice, le parricide, l’inceste (et la sexualité en général), le cannibalisme, l’identification, l’introjection du surmoi et des interdits. Freud se décalera de la question directe du cannibalisme en lui-même pour l’aborder par le repas sacrificiel, cela lui permettant via le déplacement et la métaphore d’aborder en particulier le caractère prescrit et interdit, sacré et sacrilège de la question. En effet, « tuer le père ne met pas fin a e son existence et ne résout pas le complexe paternel. Il faut encore le consommer pour en retenir la puissance convoitée, en exorciser les maléfices, lui redonner la vie par cette nouvelle conception qui aboutit à une renaissance, celle-ci bientôt suivie de sa deuxième mort par l’élimination de son cadavre excrémentiel. »1. Pourtant, l’incorporation de la puissance et la jouissance de la mère ne sont pas individuelles mais collectives, partagées par les frères. Ainsi, la mort ne suffit pas, le cannibalisme par son approche du repas sacrificiel et collectif permet, pour éviter le conflit entre les frères et la mémoire du père s’exprimant par une vengeance possible de l’au-delà, l’introjection des interdits. Le prix de la puissance est finalement le pouvoir interdicteur qui a été incorporé.

Dans les suites de totem et tabou, Freud va proposer dans Deuil et mélancolie en 1975 5 trois aspects propres à la relation orale cannibalique : « l’amour, sous la forme du désir de prendre en soi l’objet aimer, la destruction qui accompagne sa consommation, la conservation et l’appropriation des qualités du dit objet »1. La mélancolie au sens de ce qu’elle remplace l’objet perdu par son propre moi, a pour effet que son surmoi dévore le moi comme le moi dévorait l’objet. Cette opération étant prise dans des éléments de miroir, l’autre comme autre soi.

Les travaux d’Abraham et de Ferenczi orienteront les concepts freudiens de déplacement et de condensation comme mécanismes primaires vers les concepts d’introjection et de projection, liant l’oralité et le cannibalisme. Ces éléments continueront à évoluer avec les apports de Mélanie Klein.

Les questions que posera le cannibalisme à la psychanalyse sont multiples pour l’auteur. Dans un premier temps Andre r Green scinde les choses en deux. Le rapport au cannibalisme est double, pour le névrosé, il constituerait une phase normale du développement au sein de la phase orale permettant l’émergence psychique, mais se constituerait aussi une place privilégiée dans le contenu fantasmatique restant disponible « pour servir de déguisement à d’autres motifs »1. Ainsi le cannibalisme comme représentant de l’oralité serait « une matrice symbolique, inductrice et productrice de fantasme »1. Dans un deuxième temps, à la recherche d’un noyau de réalité et de son lien au fantasme, il sera proposer que « le morcellement de ce noyau primitif (André Green fait ici référence au noyau inceste, meurtre et cannibalisme comme devenant interdit à l’ensemble des hommes civilisés qu’évoque Freud dans l’avenir d’une illusion en 1927 6) permettrait de rendre compte ici de la relation cannibalique comme équivalente de l’acte sexuel ou de l’inceste, de son rapport à la rivalité, ailleurs de son lien à la résurrection de l’ancêtre, etc. »1 et dans ce cadre « si certains groupes humains pratiquent le cannibalisme réel, ils ne le font qu’agir un fantasme remanie r et rationaliser »1. Nous y reviendrons mais il y a ici une notion importante que l’auteur n’évoque pas en tant que telle et que nous mettrons un peu en lumière, c’est le rapport à la perte première. Ainsi, le rapport, pour l’auteur en un noyau de réalité et le fantasme cannibalique s’articule ainsi : « le fantasme produit par la non-incorporation du sein réél sera incorporé et ce fantasme incorporera le sein comme objet fantasmatique »1. Dans un troisième temps enfin, la problématique du rapport oral et de ce qui y tient le cannibalisme comme place s’explique ainsi pour l’auteur : « l’activité symbolique débute avec le premier objet susceptible de remplacer le sein. Objet qui sera et ne sera pas le sein, autrement dit, objet transitionnel. Ainsi la relation orale cannibalique apparaît-elle comme étroitement liée à l’activité amoureuse, destructrice, incorporatrice de l’objet perdu. Elle est donc foncièrement récupératrice. Son but est de ne pas se laisser abandonner par l’objet, comme de ne pas l’abandonner. Incorporer, l’objet est fixer, assimiler, fait sien : on se fait l’objet pour ne pas le perdre. Et dans certains cas, lorsque les pulsions destructrices ont la haute main sur la vie psychique, pour ne rien perdre de l’objet, on ne les rejette plus, on les garde à l’intérieur, quitte à ce que le mauvais moi et le mauvais objet détruise à la fois le bon moi et les bons objets. Dans cette circularité aliènante, le développement symbolique par l’activité du déplacement métonymique ou de la condensation métaphorique reste d’un jeu très limité »1.

Les éléments qu’apporte André Green nous amènent à réfléchir sur deux plans, la perte première et l’articulation du corps et du langage. La perte première, primordiale est d’un abord difficile. Certains parlent de ce que l’enfant perd en venant au monde, il serait alors à jamais séparé de la mère. Si l’on s’attache à cette métaphore qui est déjà prise dans une tentative de reconstruction après-coup et aliénée au langage, il faut quand même préciser que l’enfant ne se sépare pas de la mère mais de lui-même. La perte est bien réelle dans le sens où le placenta, le cordon et les cellules qui ont constitué la coque interne de la bulle où il s’est développé lui appartiennent. Cela constitue une partie de la perte primordiale, un pan est réel donc, car elle s’inscrit aussi de la perte de l’objet de désir, cette perte est directement liée au langage et se déplie sur les trois plans réel, symbolique et imaginaire. C’est à cet endroit d’un trou causé par la perte première que se constitue le rapport à la sexualité. On touche ici à l’une des limites du texte d’André Green, pourtant écrit en 1972, dans le sens qu’il fait l’impasse sur les apports lacaniens et notamment d’un rapport au signifiant. Le trou est premier. C’est une fille ou un garçon ? L’enfant est d’emblée pris dans le langage, j’espère une fille, un garçon, avant même qu’il naisse, il y perd donc l’autre sexe et se différencie de lui. C’est certainement ce qui aurait à voir avec ce que Lacan définie à plusieurs endroits de ses séminaires (V, XI notamment) 7,8 de ce que serait « le réel de la sexualité ». Cette béance, ce trou, va être pris dans le langage, et à travers les signifiants il en marquera sa présence. Le fantasme organisera le rapport de chacun à cette perte, un fantasme qui sera d’abord celui des autres avant que de se constituer pour chacun, plus ou moins d’ailleurs. C’est à cet endroit que le cannibalisme est opérant. André Green l’évoque à sa manière. Le rapport au trou nécessite de la constitution du fantasme car le réel est en position de non-sens.

Avec l’interdit du meurtre et de l’inceste, l’interdit du cannibalisme marque la naissance de la civilisation selon Freud (1927, l’avenir d’une illusion 6). De son caractère originaire, le cannibalisme participe donc à la fantasmatisation et par ce biais, devient un signifiant témoin de cette perte et de l’arrangement qui en est fait de manière collective, pris dans le A. On pourrait aussi formuler cela de cette manière, collectivement il y a une aliénation cannibalique à la perte première provoquant une trace entendue dans le fantasme. Cet abord permet de revisiter, comme l’ont fait d’ailleurs certains auteurs de la revue, les différentes traces collectives du cannibalisme, dans les contes par exemple, mais aussi dans les mythes.

En tant que pris dans l’oralité, le cannibalisme porte le rapport à la sexualité. A propos de l’homme aux loups 9, Freud a écrit dans le chapitre récapitulation et problèmes divers ceci : « J’ai été amené à considérer comme la première phase d’organisation sexuelle connue l’organisation dite cannibale ou orale, dans laquelle l’étayage originel de l’excitation sexuelle sur la pulsion de nutrition domine encore la scène. On ne peut s’attendre à des exteriorisations directes de cette phase, mais bien à des indices lorsque interviennent des perturbations. »9, le cheminement d’André Green nous a amené à entrevoir le cannibalisme comme l’un des mécanismes de l’incorporation de la perte première, qu’il situe au niveau de la perte du sein, engendrant les bases à la constitution d’un fantasme. L’incorporation au sens de Ferenczi 10 est en rapport direct avec la question de la relation d’objet, ce qui permet d’ailleurs d’en rapprocher théoriquement les éléments de la mélancolie.

Ainsi par le biais de l’oralité et de sa composante essentielle de cannibalisme, se constitue sous le couvert de ce que certains ont présenté sur le mode de l’incorporation, une relation possible entre un sujet marquer d’une perte primordiale comme on l’a expliquer, liée à la sexualité, un objet, en tous les cas l’ébauche d’une relation d’objet, et le

A. On peut ainsi poser les fondements d’une possibilité à venir de ce que constituera le fantasme au devenir du sujet : $ ◇ a ◇ A.

La notion d’incorporation a fait son chemin, et les apports de Lacan dans le domaine du sujet, de la perte, de l’articulation du fantasme sont marqués du rapport au signifiant qui, s’il n’est pas évoqué, place la théorie du côté d’une modélisation logique. Le rapport au signifiant organise les choses différemment. Dans une clinique de la déshumanisation 11, Jean-Richard Freymann présente les choses de cette manière : « ce réel du sexe qui est un manque dans l’inconscient, ne peut être repris dans le langage que par une connotation symbolique qui est celle de la fonction phallique ». Pour autant, ce qu’apporte André Green en proposant son incorporation fantasmatique sur le mode d’une double incorporation : le fantasme est incorpore r puisque par le biais du cannibalisme il incorporera le sein comme objet fantasmatique, c’est la relation au corps, et nous permettre d’aller encore plus loin dans cette idée que le cannibalisme fonctionne du côté du signifiant comme un témoin, un témoin d’une perte première, mais également comme le témoin d’un premier nouage du corps à la parole. C’est dans ce sens que l’on entend une mère parler ainsi à son bébé : « il est mignon, on le croquerait bien».

« il n’existe pas de rapport sexuel » 12, l’impossible du rapport sexuel constitue un trou, abordable que par le signifiant, pas n’importe lequel, le signifiant phallique. André Green, en plaçant la relation d’objet et par son rapport, la perte, en mécanisme fondamental est déjà dans une reconstruction symbolique de ce qui se constitue d’abord comme un trou,

topologie fondamentalement nécessaire à l’abord désirant du sujet. D’ailleurs, tout ce qui est conceptualisé autour du prima de la relation d’objet engendrant une conception régressive des symptômes, Lacan dès 1958 les abordera différemment : « la régression au stade anal, avec toutes ses nuances et variétés », voir au stade oral, c’est toujours la présence, dans le discours du sujet, de signifiants régressifs » 8. L’impossible du rapport sexuel, représentable, peut-être, comme ce que le pénis ne remplit pas complètement le vagin et que cet espace constitue un trou rendant l’impossible de l’unité reconstituée et symbolisée, cet espace, par le phallus, cet impossible, donc, est d’emblée présent dans le discours, d’emblée marque l’inconscient, d’emblée est un trou, la perte primordiale d’objet n’est en ce sens possible que par la pré-existante de ce trou dans l’inconscient.

Ainsi le cannibalisme donc, n’apparaît pas seulement comme signifiant, témoignant de la perte première, il signifie quelque chose du signifiant phallique lui-même, ou tout du moins d’un positionnement du sujet au phallus. Le « j’ai envie de te croquer » de la mère à son fils témoigne ainsi directement d’un désir directement articuler aux pulsions car s’approchant de près à la question même du trou comme premier, il n’y a que le fantasme finalement qui sauve un peu l’enfant de cette dévoration cannibalique maternelle, si tant est que celui-ci se soit suffisamment consister, ouvrant dans sa variété à la clinique orale du sujet.

Bibliographie :

  1. Collectif. Nouvelle Revue de psychanalyse 6. Destins du cannibalisme. (Gallimard, 1972).
  2. Freud, S. & B, R.-J. Trois essais sur la théorie de la sexualité. (Editions Gallimard, 2001).
  3. SPIRITUALITE, C. La Bible de Jérusalem. (Pocket, 2005).
  4. Freud, S. Totem et tabou. (Payot, 2004).
  5. Freud, S. Deuil et mélancolie. (Payot, 2011).
  6. Freud, S. L’ avenir d’ une illusion. (Presses universitaires de france, 1971).
  7. Lacan, J. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

(Seuil, 1973).

  1. Lacan, J. LE SEMINAIRE. Livre 5, les formations de l’inconscient. (Seuil, 1998).
  2. Freud, S. Cinq psychanalyses. (Presses Universitaires de France – PUF, 2001).
  3. Ferenczi, S. Transfert et introjection. (Payot, 2013).
  4. Freymann, J.-R. & Collectif. Clinique de la déshumanisation : Le trauma, l’horreur et le réel. (Erees, 2011).
  5. Lacan, J. LE SEMINAIRE. Livre 20, encore. (Seuil, 1975).

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