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Valete et plaudite. Portez-vous bien et applaudissez !

par Myriam Riegert, 30 Avril 2020

40ème jour de confinement, les chiffres continuent de s’égrener…. inlassablement ? Chacun explore son rapport au temps, à la solitude, au flou de la frontière entre pensées normales et pathologiques… Combien ont témoigné de l’étrangeté à certains moments de leurs pensées, de leurs ressentis…voire de leurs actes en ces temps confinés… À l’heure des discussions préparatoires à… quoi… au « déconfinement » ? … les débats reprennent de plus belle ; les dissensions, les divisions, les ambivalences sont perceptibles à plein jour (l’école, les vacances d’été, les restaurants et les bars…). C’est à croire qu’on se trouve plus disposé à accepter l’idée du confinement que celle de sa « levée ».

Persistent des applaudissements à 20h. Qu’est-ce qui pousse les gens à applaudir à 20h, à interrompre leur activité pour se mettre aux fenêtres, aux balcons, pour descendre dans la rue… à interrompre l’apéritif, décaler son dîner, retarder le journal du soir… retarder même l’heure de la traditionnelle d’allocution ?

L’idée avait émergé très vite et s’est propagée aussi vite que le permettent aujourd’hui les réseaux sociaux, applaudir les soignants, et bien d’autres aussi, pour les remercier, les encourager, leur témoigner notre reconnaissance et leur rendre hommage.

Mais un applaudissement qu’est-ce ?

C’est un geste bien familier, auquel on se prête très souvent, après un spectacle, pour une épreuve sportive, après une prestation ou à la fin d’un discours, en signe d’approbation, d’appréciation ou de reconnaissance… C’est un geste très ancien, que le tout petit ébauche déjà avec jubilation… C’est bien souvent une invitation à un mouvement collectif, telle qu’elle se pratiquait au théâtre de l’Antiquité grecque et romaine, où le public était invité à applaudir par solidarité avec les comédiens à la fin de la pièce d’un tonitruant: « Valete et plaudite » – allez bien et applaudissez – ou « Vos valete, et plaudite, cives » – portez-vous bien et applaudissez, citoyens.

Cette affaire fait couler de l’encre, politique, du fait de nos hôpitaux exsangues, mais ce sont quelques réflexions d’un autre ordre que je propose de dérouler ici, un peu librement, comme nous le propose cet espace des Ephémérides.

Qu’évoquent ces applaudissements aux fenêtres ?

L’ambivalence,

Lors de l’instauration du confinement et alors même que ce mouvement de reconnaissance émergeait, en plusieurs lieux, des soignants étaient renvoyés de leur logement, priés de déménager, car considérés comme vecteurs de contagion ; des cabinets médicaux au sein d’immeubles étaient priés de ne plus recevoir de malades.
Par les méandres des associations, cela m’évoque Winnicott et ses énumérations des raisons qu’a une mère d’être ambivalente à l’égard de son bébé.1

Le rituel,

L’insistance de ces applaudissements depuis plusieurs semaines évoque un besoin de repère, de régularité, quelque chose qui vienne scander la fin de la journée, comme autrefois les cloches ramenaient les paysans des champs… Un penchant à la routine tout comme quelque chose venant rythmer la routine.

La fenêtre,

Quand on est enfermé, un aperçu de l’extérieur prend une importance presque vitale… un point de mire, un horizon, une ligne d’évasion.
Souvenez-vous de Bartleby, l’étrange scribe dont la fenêtre de bureau donnait sur un mur… et dont l’existence s’achève dans une sombre cour de prison au pied d’un mur2.
D’un autre point de vue, la façade de l’immeuble d’en face, fenêtres, lumières, silhouettes, attisent curiosité et désir… La vie des autres…3

Le mouvement,

L’applaudissement, c’est la mise en jeu du corps, c’est une traversée, qui réveille, qui désengourdit, qui stimule et convoque, mémoire du corps, réjouissance, c’est toute la mémoire du corps qui se met en mouvement, convoquant joie, sourire, jubilation, c’est le mouvement après l’engourdissement, c’est la percussion, la vibration qui rompt l’immobilité, la sonorité qui rompt le silence.

Les retrouvailles,

On n’applaudit pas seul…. on n’applaudit pas seulement celui sur scène, celui qui parle, ceux en course. Est ce qu’on s’applaudit soi-même en applaudissant l’autre (le spectateur, le témoin que l’on a été) ? Est ce qu’on applaudit son voisin (compagnon de galère ou complice du moment partagé) ? S’agit –il de rompre la distance, le fameux 4ème mur au théâtre entre le public et la scène ?4 … L’envie d’être avec l’autre, l’envie de présence.
Cette idée des retrouvailles, du partage, de la recherche de traits d’union, en contrepoint de la mal nommée « distanciation sociale », insiste… Une simple balade ce soir dans quelques rues sur les coups de 20 heures l’illustre. Ici, une adolescente déclenche chaque soir le mouvement d’un coup de clairon et dorénavant c’est tout le voisinage qui guette ce signal. Plus loin, la circulation inexistante laisse place aux sonorités d’un métallophone qui portent loin, un homme a installé son instrument sur son balcon, voisins et passants approuvent ses improvisations. Ailleurs, un solo de saxophone prolonge l’instant.

Quelque chose de l’ordre de la pulsion de vie et de l’intrication des pulsions.

1 D.W Winnicott, « La haine dans le contre-transfert » (1947), dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Éditions Payot.

2 H. Melville, Bartleby le scribe, Éditions Gallimard, 1986.

3 La Vie des autres, film réalisé par Florian Henckel von Donnersmarck, 2006.

4 S. Chalandon, Le quatrième mur, Éditions Grasset, 2013.

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