Melancolia
« Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard »
Je crois y reconnaître Georges Brassens chantant Louis Aragon.
Des héritages générationnels sont peut-être des petits restes, des « Kleinigkeiten[1] » qui ont traversé notre périple particulier. Étonnant pourtant que la cure psychanalytique lève certains oublis et à la fois en produise.
Quel beau sujet que l’oubli ! À la fois le souvenir de certains grands amours, l’expulsion psychique de scènes si attrayantes, et cette lourdeur considérable de traumas qui nous hantent la vie durant, et que souvent vous ne savez plus dater.
Dans une note plus romantique, on pourrait rajouter : « Que reste-t-il de nos amours ? » Et voici un terrain, peu scientifique, où l’on se disperse poétiquement. Alors quelle topologie pour l’amour ?
On s’y repère un peu mieux par la poésie (« poesis ») parce que l’usage de la métaphore poétique redistribue les temps et introduit une musicalité qui englobe un peu la douleur d’écrire. La vraie question serait de s’arrêter un moment, de crier un désespoir, en le rendant éternel.
La théorie traumatique de Freud (avec Breuer et Fliess) permet de cristalliser un concours d’événements, à donner un contour, au moins biphasique, des échos.
Pointer un trauma, c’est comme lancer un cochonnet dans une partie de pétanque, mais une fois la partie de boules terminée.
Encore faut-il un étrange mécanisme : celui de se pencher sur une « surjection originelle » ? (voir la théorie des ensembles). Mais cela ne dit pas pourquoi chaque être parlant présente sa propre cartographie d’événements singuliers, où souvent le sujet de l’inconscient se retrouve impliqué, mais on ne sait pas comment.
Quels artistes !
J’ai de tous temps été fasciné par la découverte de Freud, du « Roman familial[2] », quel miracle d’observation ! Ainsi pour survivre psychiquement, l’enfant va inventer un « complexe familial[3] » qui n’est pas le sien. Diantre ! L’infans ne serait donc pas autant aliéné à son environnement. Quoi ? Sa mère est pensée comme la reine d’Angleterre, et le père pourrait être un ecclésiastique connu (Benoît XVI). Ainsi, le monde de l’enfance décrit par Freud ne serait pas le monde engoncé de Portnoy.
« Comment en suis-je arrivé à devenir un tel ennemi, un tel viseur de moi-même ? Et si seul ! Oh ! Si seul ! Rien que moi-même ! Prisonnier de moi-même ![4] »
Mais ici ce « moi-même » est compliqué, il est fait d’une « identification désidentificatoire » sur le modèle des rencontres faites autour de lui. La difficulté de devenir du parlêtre est de pouvoir soutenir une opération constituante et non un portrait tout constitué.
Étrange ces mutations de transformation du corps. Rien que le titre de Joyce, Portrait de l’artiste en jeune homme. Chacun de ces mots questionne des temporalités différentes :
portrait : voici un aspect figé ;
artiste : voilà un jugement ;
en jeune homme : et un temps de la vie.
Avec les mots, il est un moment où l’on peut se lancer, et les surprises peuvent être décourageantes. Quant à Portnoy et son complexe : pourquoi 33 ans d’âge, avez-vous quelques souvenirs... du Nouveau Testament.
« Trente-trois ans et toujours mater et à se monter le bourrichon sur chaque fille qui croise les jambes en face de lui dans le métro[5]. »
J’aime la « lippe » de Philip Roth parce que, à l’endroit du drame humain, il corse d’humour, de description grotesque et du sexe dans tous ses états.
Philip Roth touche à la racine des mots, il va jusqu’à l’injure, l’argot, l’introduction du yiddish pour colorer son propos de surprises, et de « deus ex machina ». Flirtons avec les répétitions du discours familial et retournons les cartes de la sociologie de la ville « Network ».
La question métaphorique jaillit à sa manière. À force de répéter un contexte, un texte souvent « con », ne dessinons pas de nouvelles lignes rhétoriques de force. Une sorte de portrait-robot qui peut parler à la mode.
À chaque génération sa mythologie
Et à chaque guerre, le sacrifice de ses générations. À chaque guerre, ses traumatismes, ses horreurs, et ses génocides. Là où c’est toujours la première fois.
Oser disposer de la vie de chacun alors que rien ne garantit un au-delà de la mortalité.
Freud a beaucoup travaillé les raisons des bonnes causes. L’être humain est en instable équilibre entre Éros et Thanatos et leur nouage reste énigmatique. Sans compter avec le fait que la moindre étincelle peut déstabiliser les systèmes.
Il est pourtant étonnant de constater qu’en France en tout cas, on parle peu de la guerre, même s’il existe une ambiance bien particulière… À force de ne pas participer directement aux combats, cela crée une ambiance bien particulière. Au moins, une retenue angoissée avec somme toute une culture rétroactive de la guerre peut s’appuyer sur une culture historique.
Et une constante : à un moment donné, on perd l’importance de la vie humaine, sous couvert d’idéologie, de religion, de territoires, on massacre la vie elle-même. Alors quelques survivants peuvent parler de la petite Tuke, qui leur a permis de survivre.
Rappelez-vous, les questions qu’Einstein posait (entre autres à Freud) sur Pourquoi la guerre[6] ? Et la réponse de Freud, en débotté, à côté : ce sont les pulsions de mort qui sont premières ! – punkt !
Alors la question du psychanalyste pourrait être : jusqu’à quel point la guerre est-elle l’explication monstrueuse des pulsions de mort en « forclosant » l’Éros ? Et la porte est ouverte à tous les courants sadomasochistes et aux idéologies exclusives et barbares.
Les temps morts
Je reprends à présent la question des temporalités qui me semble cruciale dans les clivages entre les temps de la cure et de l’inconscient et les temps d’un vécu subjectif. (du genre « le temps d’apprendre à vivre, c’est déjà trop tard », Brassens/Aragon).
Est-ce que « avec le temps va, tout s’en va » ?... Léo Ferré.
Je pense que le temps est fondamentalement lié à la question du refoulement des « Vorstellungsrepräsentanz », autrement dit en termes lacaniens : du signifiant.
Pour être rapide, dans le discours analysant, cette temporalité est liée à la dynamique métaphorico-métonymique. Autrement dit, en passant d’un signifiant à l’autre, l’éclipse est au rendez-vous, avec « l’éclipse » de la question du sujet. « La naissance du JE se fait dans l’Autre », dans une rythmologie propre à chaque structure.
– L’hystérie fonctionne dans les échappées du désir... ;
– La névrose obsessionnelle temporalise, par ses obsessions, un « désir impossible » ;
– Le phobique s’angoisse brutalement et répétitivement face à l’un ou l’autre objet « connu ».
Mais cette version temporelle par la structure n’est pas exclusive, une autre approche proposée est celle de Lacan dans « le temps logique[7] » : ce n’est certainement pas un hasard si je confonds ledit texte avec l’article « L’intervention sur le transfert[8] ». Parce que le triptyque proposé renvoie aux différents retournements dialectiques opérés par Freud, par rapport au cas Dora.
– Le temps du regard : c’est si l’on peut dire le temps hypnotique, celui qui de nos jours a pris des formes bien visuelles. Il n’est pas sûr que l’on retrouve dans les entretiens préliminaires d’aujourd’hui, ou dans le rapport aux SMS, et à Internet et aux jeux vidéo, le schéma de la psychologie collective de Freud[9]. Et en particulier, il n’est pas sûr que la place de l’Idéal du Moi ou du Moi-Idéal soit aussi bien définie. Par exemple, pour le « regard », l’objet a-regard est suffisant et donc l’on se situe plus du côté de l’imaginaire non spéculaire que du côté de la spécularité de l’image... (Philippe Julien[10])
– Quant au temps pour comprendre : il représente tous les atermoiements de la cure elle-même. Ce temps d’infusion qui souvent n’est pas « respecté ». Il est le temps analysant, là où le participe présent du verbe est nécessaire. C’est ce temps qui permet la Durcharbeitung, la perlaboration, les formes possibles du discours analysant, les formes hystérisantes comme dirait Lucien Israël.
– Quant au moment de conclure : c’est celui du point d’une phrase, de l’arrêt à la ligne.
Là où fonctionne le silence et la castration symbolique. De la mise en suspens.
Alors, avec le temps de la cure, tout s’en va ?
Dans le « pas-tout », ce sont des retours et des restes qui ne demandent qu’à réémerger.
- S. Freud (1910), Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Paris, coll. « Points essais », 2017. ?
- . S. Freud (1933), « Le roman familial des névrosés », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1997. ?
- . J. Lacan (1938), « Les complexes familiaux », dans Autres Écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 23-84. ?
- . Ph. Roth, Portnoy et son complexe, p. 338. ?
- . Ph. Roth, Portnoy et son complexe, 4e de couverture. ?
- . S. Freud, « Pourquoi la guerre ? », dans Résultats, Idées, Problèmes I, Paris, Puf, 1984. ?
- . J. Lacan (1945), « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », dans Écrits I, Paris, Le Seuil, coll. « Points essais », 1999. ?
- . J. Lacan (1951), « Intervention sur le transfert », dans Écrits, ibid. ?
- . S. Freud (1921), « Psychologie des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1993. ?
- . Ph. Julien, Pour lire Jacques Lacan. Le retour à Freud, Points essais, 1995. ?