J. Lacan « l’inconscient c’est le social »
Avant de pouvoir bientôt tirer des enseignements de la période tout-à-fait singulière que nous sommes en train de vivre, il y aurait à envisager de se requestionner sur le cadre dans lequel, nous pourrions nous permettre d’y envisager d’en dire quelque chose. Nous, le pronom personnel, est déjà au niveau de ce que l’on va proposer de dire aujourd’hui, le on, s’y adjoint d’ailleurs. Pronom personnel pluriel, il est aussi, par une formule de politesse, un pronom personnel singulier, il y a là une ambiguïté grammaticale qui est proposée dans la langue même où l’on parle.
Au décours des entretiens et des patients rencontrés depuis que la pandémie fait rage, l’intrication je-nous n’a jamais était aussi prégnante dans le discours. Le Je renvoyant à la question du Nous, « suis-je le seul ? », « nous sommes tous touchés »… Etc. Ce repérage clinique n’est pas simplement à envisager du côté d’un moment « traumatique » qui brouillerait les pistes du discours, qu’est-ce à dire exactement d’ailleurs quand on parle de trauma ? Il est plutôt le reflet de ce qu’il y a de tout-à-fait fondamental de la dimension du langage, c’est-à-dire, d’être accueilli dans la « dit-mension », comme l’évoque Lacan, du langage, dans son caractère complexe. On, encore, s’approprie le langage en y étant aliéné du point de vue du sujet, et la condition d’y tenter une existence singulière sera à jamais assujettie à la dimension du collectif, ou pour le dire encore autrement, le langage inscrit, avant même qu’il ne puisse s’y résoudre ou s’en défendre, la dimension de ce qu’il nous est commun.
Cette inscription, à jamais, nous condamne à être qu’en étant dans le langage. On évoque bien la notion de parlêtre qui est au-delà même de la discussion. Cette inscription
organise même nos pensées. Ces derniers temps, je m’aperçois, cliniquement, que cette notion de ne vouloir que le sujet ne soit que le sujet de la discussion dans notre rapport au langage s’impose en psychiatrie. Il m’est arrivé de croiser plusieurs patients sous neuroleptique au prétexte qu’ils entendraient des voix, mais à y entendre de plus près, ces voix ne seraient finalement que le résultat de ce qui serait d’un débat intérieur et donc le reflet de leur pensée.
Pourrions-nous penser sans langage ? C’est-à-dire, existerait-il une pensée qui soit formulée indépendamment du langage, je ne le crois pas ! Qui de nous ne s’est pas levé un matin en se parlant à soi-même, sur le mode d’une forme d’injonction, « allez aujourd’hui tu rédiges l’article qu’on t’avait demandé », ou encore « arrête de manger, tu as déjà consommé assez de sucre ». Il ne peut s’agir d’hallucination auditive, cette pensée auto-organisée est parfaitement à l’endroit même de notre inscription dans le langage autour de l’ambiguïté envisagée du je-nous, je me parle comme nous pourrait nous parler. J’articule ça comme je le peux, pour rendre compte que la dimension « intérieur-extérieur », se confond, grammaticalement, ou pour notre propos, structurellement au sens de la sociologie structuraliste, avec la dimension « individuel-collectif ».
Le neuroleptique, ici, ne serait que la tentative d’en recourir à ce qui serait naturel ou non, au sens biologique presque, comme présenté dans notre exemple sur le caractère hallucinatoire de la pensée. Or cette inscription dans le langage est justement une sortie du naturel, comme le propose Colette Soler dans un article publié dans « Champ lacanien », relisant Lacan, renvoyant à jamais le « naturel » hors champ et inaccessible, insaisissable si ce n’est que par modélisation imaginaire, ce que serait d’ailleurs peut-être la science. La psychanalyse, reconnaissant le caractère de modélisation, assumerait de ne pas en être une tout-à-fait.
Cet avant-propos nous permet d’envisager le nœud, assujetti au langage, dans lequel se constitue une possible émergence subjectivée, un nœud qui par nature même, on y revient, organise une interaction fondamentale entre je-nous et « individuel-collectif ».
Le discours psychotique nous enseigne tout-à-fait cela quand émerge un épisode fécond dans lequel la construction discursive est particulièrement perméable à cet endroit, et où les adages deviennent pensée, les pensées adages, les proverbes expérience de vie, et l’expérience de vie devient mythe, etc. Il manque une frontière, il y manque un voile, certain
on déjà essayé d’en dire quelque chose dans l’éphéméride, il y manque une zone tampon entre le nœud et le discours, zone complexe, imaginaire, que je situerais sur l’axe aa’ du schéma L, qui a chue, qui s’est troué et qui est la zone où se constitue notamment en y prenant corps, la fonction fantasmatique. Le délire est alors un pansement historicisé, chaque délire se raconte, et viendrait à rétablir tant bien que mal la fonction fantasmatique qui a chuté. Eh bien cette zone est à jamais constituée autour de la présence-absence du regard. Ce n’est pas le propos ici de cet article, mais nous pourrions développer là l’enjeu analytique du regard et du divan.
Ainsi, pour avancer dans la question posée, « qu’en est-il d’un inconscient collectif ? », nous ne pourrons répondre par oui ou par non. Non qu’il s’agit de botter en touche, mais plutôt de repérer ceci, que la psychanalyse a pu d’emblée mettre en lumière sous la forme peut-être de cette question qui a animé les psychanalystes dès les origines : Comment comprendre que l’inconscient qui serait le lieu de ce qu’il y a de plus intime et ignoré en nous est également tout-à-fait lié à l’état de la civilisation ? (je reprends ici encore la formulation proposée par Colette Soler).
Sans entrer maintenant dans les détails de cette affaire qu’il reste à-faire, et qui est la proposition même de travail que nous essayons de proposer, et en particulier dans la construction de notre prochain congrès, il est indéniable que Freud, Lacan et bien d’autres s’y sont attelés. Freud dans son rapport incessant à la civilisation et Lacan, posant structurellement l’affaire « l’inconscient c’est le social ».
Nous avons proposé ici d’introduire la question intrinsèquement organisée autour du sujet aliéné au langage pour en rendre compte. Envisager un inconscient collectif reviendrait, pour tirer le fil de ce que je propose, à neuroleptiser l’affaire à la manière de la vignette clinique dont j’ai parlé. C’est-à-dire à réintroduire du naturel à l’endroit de ce couple
« individuel-collectif », inscrire du naturel à l’endroit du trait d’union. Cet effort engage, pour être franc, du même côté que l’épisode fécond dont nous avons parlé. Ce trait d’union serait plutôt à envisager du côté du poinçon, c’est-à-dire du présent-absent dans le jeu de la bobine où s’organise le symbolique de l’affaire, un poinçon qui ne soit pas une coupure.
Cette remarque ne nous dédouane pourtant pas de repasser par le discours collectif, le mythe, la légende, la politique, le social… Car il ne faudrait pas non plus parler d’un inconscient individuel.
Lacan a proposé dans l’élaboration issue de mai 68, dans l’envers de la psychanalyse et après, d’envisager le discours comme un mode régulatoire, c’est-à-dire en nommant discours les régulations. Il en viendra à produire quatre discours, au moins, pour rendre compte de ce qu’il est tout-à-fait fondamental de ne pas envisager le langage et son expression discursive comme univoque, mais bien de toujours y repérer l’agencement ou l’organisation des choses autour du signifiant, au pari magnifique qu’il est premier, et d’y lier le sujet de l’inconscient. Il n’y a, à mon sens, que cette idée de poinçon entre individuel et collectif qui puisse ouvrir l’espace de ce travail.
Il n’y a pas de réflexion sur les mythes, les légendes, les événements, la pandémie, la politique et le social qui ne soit pas une réflexion clinique sur les émergences subjectives et inversement, il n’y a pas d’émergence subjective (terme que j’utilise à l’endroit du sujet lacanien) sans une hystorisation (avec le y que se plait à y mettre Lacan), c’est-à-dire sans le contexte troué de notre rapport inscrit à jamais au langage et à la demande. Traumatiser cette affaire est déjà un parti pris qui forclot temporairement la qualité de poinçon pour en faire une barre entre le collectif et l’individuel, renvoyant le sujet à ne plus pouvoir s’envisager que par soi-même, éjecté du collectif par l’événement.
Il n’y a pas à traumatiser le sujet de l’événement en cours, mais bien d’y entendre ce qu’il a à nous enseigner de son rapport au langage commun.