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Porter du regard face au doute… un instant de dévoilement

par Julie Rolling, 7 Mai 2020

« Quand, dans l’amour, je demande un regard, ce qu’il y a de foncièrement insatisfaisant et de toujours manqué c’est que jamais tu ne me regardes là où je te vois. »
            J. Lacan, Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse

Comme le rapport à la parole vient dans un après-coup, le rapport à l’écriture n’a pas été immédiat : écrire ce que l’on traverse est un exercice délicat. Pour certains cette dimension s’impose par la voie de la sublimation, pour d’autres cette capacité révèle la signature de l’analyste, c’est-à-dire pouvoir solliciter cet écart qui permet d’en dire quand même quelque chose, cet écart qui distancie la pulsion scopique.

Alors que dire de ce moment du Covid-19, ce moment où tout s’entrechoque… un virus dont on insiste pour dire qu’il vient d’ailleurs alors qu’il révèle surtout l’universalisme du réel.

Un virus qui impacte jusqu’à ce que l’on pensait être nos libertés les plus fondamentales avec ce temps du confinement. Mais quelle prérogative avons-nous sur le réel ?

Ni la grippe espagnole, ni la grippe asiatique, le SRAS ou H1N1 n’avaient conduit à cet acte du confinement dans des temps où la logique de l’immunité collective prévalait. Entre crise sanitaire et crise économique, le réel dévoile les assises de représentations collectives actuellement prééminentes.

Le paradoxe du confinement sera que jamais un éloignement n’a induit une si grande proximité presque une désinhibition. Dans les mails professionnels les formules de politesse classiques sont remplacées par des formulations plus intimes comme autant de tentatives de se rapprocher et de créer avec l’autre une contiguïté à grand renfort de déclaration.

Et tout à coup l’on se sent une familiarité nouvelle avec l’autre, son voisin, celui du bout du monde, chacun y va de sa petite histoire, même les plus pudiques s’y risquent. Entre télétravail à domicile, couple secret dévoilé par le virus… entre vie privé, professionnelle, sentimentale… différents plans se mélangent et les lignes de clivage s’estompent… il faut le supporter.

Je déposerai ici en vrac quelques « brides d’idées » issues de ces dernières semaines et de quelques heures passées dans un hôpital en pleine mutation1. Et ce n’est pas peu dire, sans être ni dans un positivisme mécanistique visant à ce que la machine tienne, ni dans une césure, mais uniquement pour saluer ceux qui ont permis ces transformations profondes, et, je cite Jean-Richard Freymann, « humaniser quelque chose de ce moment ».

Au premier jour du confinement une des premières questions qui s’est imposée dans cet antre hospitalier, dont la métamorphose allait de pair avec un repli sur soi, concernait la possibilité ou l’impossibilité à être ailleurs qu’à l’hôpital lorsque l’on est soignant. Ou comment supporter le tiraillement qui s’impose entre pulsion d’autoconservation et fantasme sacrificiel2, pour ceux pour qui cette question se pose avec une acuité certaine, et qui ne peuvent s’éclipser sous le règlement officiel du confinement. Pour eux, un « choix », un positionnement subjectif s’impose et que l’on soit somaticiens, chirurgiens, psys… que l’on ait choisi de se situer davantage du côté du corps ou de la psyché, la question de notre vocation, de notre désir inconscient se pose.

Dès lors, les concepts, parfois lointains et théoriques, d’engagement et de sacerdoce semblent prendre corps, devenir réalité avec une force inégalée, mais pas uniquement du côté du mythe individuel et du fantasme du héros ou du sauveur, qui sont fortement activés, mais également et en premier lieu du côté du mythe collectif avec deux plans distincts, le mythe collectif touchant l’ensemble de la société française et le mythe collectif intrinsèque au groupe des soignants, d’ailleurs ne dit-on pas « le corps des soignants », ne prête-t-on pas serment ? Quelle dette a-t-on envers ce corps soignant, nos pairs, nos maîtres… nos patients… ?

Ce sont là toutes les questions de l’idéal du moi dans ses liens au narcissisme3, dans ses liens au collectif avec la question de la libido narcissique dans la psychologie de masse4. Et ce sera peut-être la question de l’idéal du moi et du rapport à la mélancolie lorsque le collectif national se sera retiré5 après cette épiphanie où fantasme collectif et individuel n’ont jamais été si proches.

Durant les échanges que nous avons pu avoir ces dernières semaines l’individuel et le collectif semblait s’intriquer, le « sacerdoce » opérant comme une fonction collective sinthomale rendant compte de la nécessité à agir, nécessité distincte du passage à l’acte car c’est un agir plein, un agir dépouillé d’imaginaire, un agir pour seul discours faisant tomber les faux-semblants, un agir qui ne choit pas hors de la scène, un agir qui dit avant les mots mais pas à la place des mots.

Agir c’est convoquer le corps, le temps de dire n’est pas celui d’agir, ni celui de comprendre… encore moins de conclure. Et les soignants ne sont pas dupes, nombreux sont ceux à s’être exprimés à ce sujet : « c’est important que vous soyez là les psys, mais est-ce que vous serez encore là après car on aura besoin de vous ». Cette phrase a été prononcée des dizaines de fois à différents endroits de l’hôpital. Elle traduit à mon sens deux types de demandes, une demande archaïque de contenance quasi maternelle à l’endroit où ils ont été entravés dans leur propre capacité de contenance physique, à l’endroit des corps malades et des familles… mais également une demande d’engagement de notre part. Un engagement qui apparaît dans le même mouvement qu’est posée l’incongruence à dire, à ouvrir la boite de Pandore, opposant la garantie d’une prise de rendez-vous, qui à l’heure où j’écris ces lignes commencent à être honorés.

Mais derrière le romantisme de l’image hospitalière, la mise en tension du réel, du symbolique et de l’imaginaire a eu des effets de dévoilement et d’exigence, notamment en lien avec le rapport au politique. Et si, comme le dit un ami : « on ne pourra plus faire comme si on n’avait pas vu », un exercice de tolérance s’impose. Mais ce dévoilement réciproque du fantasmatique par le réel nous surprend-il vraiment ? Ou plutôt qu’est ce qui fait que nous sommes surpris de ce dévoilement, et de quel dévoilement s’agit-il ? Celui de l’autre ou le nôtre ? Pour ma part, je fais le choix de remettre un voile en retenant uniquement la grâce qui a été offerte par l’un de ces dévoilements parmi tous les autres.

Ces effets de tiraillement rejoignent la question du destin des pulsions, de notre désir, comment le dévier, voire l’amadouer en ces temps contraints… ? Comment supporter cette tension entre pulsion, satisfaction et contrainte… ? Comment un chirurgien supporte de ne plus opérer ? Comment un soignant supporte une mise à distance même lorsqu’il s’agit de sa protection qui est en jeu ? Comment négocier le rapport au désœuvrement quand le pulsionnel pousse. Cette négociation en dit beaucoup de la « structure » de chacun, entre rêve, vague sublimatoire et créations diverses et variées, et pour certains « vague libidinale »… Y aura-t-il un baby-boom post-confinement ?

Dès lors, dans la trilogie réel-symbolique-imaginaire, rien d’étonnant à ce que cette mise en tension du réel, pousse le symbolique, pousse à parler. Nous y reviendrons.

Alors même que les autres obligations hospitalières (formations, recherche…) sont peu ou prou suspendues, ce temps du Covid-19 convoque la clinique, et l’appel à « être au lit du malade » devient impérieux à un tournant de la formation hospitalière, au moment de la télémédecine et de l’hôpital virtuel. Il nous rappelle également la principale singularité du rapport à l’autre/patient. Un rapport sous tendu par la question de la vie et de la mort, même si la technicité actuelle tend à lisser ces fondamentaux, qui se rappellent avec force puisqu’ils caractérisent la relation soignant-soigné, à ceci près qu’habituellement la prise en soin implique rarement sa propre survie, ravivant par là même différentes angoisses archaïques en appelant au discours du Maître.

Dès lors, comment faire avec le rapport à la mort, ou plutôt comment supporter la tension qui se crée entre le désir inconscient qui n’en veut rien savoir de cette finitude et qui, de ce fait, laisse surgir l’effroi à la manière de la détresse originelle du nourrisson

« Hilflosigkeit » ? Comment supporter ce surgissement qui convoque naturellement une contenance corporelle ? Alors que « l’intersubjectivité imaginaire » vacille, le sujet se raccroche au symbolique et parle avec un débit rapide, parfois frénétique, un besoin de dire, nous invitant à des réunions pour qu’on « entende », lâchant deux phrases au détour d’un couloir comme des mots arrachés à la lourdeur de la tâche quotidienne, quelques mots bruts qui ont la saveur de l’absolu. Le sujet parle à tout va et s’expose pour dire… dire ce que l’on a jamais dit (« avec les attestations de sortie, pour la première fois mon père m’a parlé du rationnement de la guerre »). Et ce moment propulse nombre de suivis d’analysés à la manière d’un « boosteur » d’analyse, alors que du côté des soignants, à ce stade, la demande est ailleurs.

Pour eux, la demande a commencé par être corporelle ce qui ne veut pas dire sans rapport à la parole, mais ce qui traduit que le rapport à la parole n’est pas dans la même temporalité que l’acte, il est tangentiel mais non superposable et doit se suffire d’un minimum de clivage, alors en premier lieu, et de manière inédite, le psy, dans un mouvement de « handling winnicottien », organise des soins psychocorporels, pour ceux qui pris dans des angoisses de mort sont privés de leurs moyens de défense habituelle, pour ceux dont le soin corporel, le nursing, la présence physique, les rites intra-hospitaliers sont temporairement suspendus (« on reçoit toujours les familles dans ces situations… là on ne peut pas, on ne peut pas toucher les patients sauf avec nos tenues de cosmonautes »).

Réponse inédite à un moment particulier où le corps des soignants est engagé, et où la levée partielle du déni de la mort revêt un visage à trois facettes puisque cette levée du déni concerne notre propre finitude, ce qui est une chose – la clinique adolescente et la manière dont il la défie nous l’enseigne – le rapport à la perte des proches, ce qui est autre chose, et la possibilité que nos actions engagent la vie de l’autre, ce qui est encore différent. Rares sont les moments où la conjoncture astrale se déplie en englobant tous ces plans.

Je vous renvoie ici à l’ouvrage Amour et transfert de Jean-Richard Freymann qui nous offre des pistes pour appréhender ces différents axes : ce sera l’occasion d’un autre éphéméride…

Cela pose également des questions plus vastes sur le rapport à la corporéité. Qu’en sera-t-il de notre rapport au corps ? Se fera-t-on toujours la bise à la française ?

Dans ce contexte d’engagement corporel, le conflit de loyauté affleure notamment par rapport au risque de contamination des proches et des autres patients, car dans la dimension héroïque et sacrificielle individuelle, il y a aussi le sacrifice imposé ou comment faire avec la férocité du surmoi collectif à l’œuvre.

Pour quelques-uns, cette question a été réglée en envoyant les enfants chez les grands- parents. En qualité de psychiatre d’enfants cela fait écho en moi et rappelle « l’évacuation des enfants de Londres », dans des proportions évidemment bien moindres, mais quand même !

Enfin, disons deux mots sur le rapport à l’imprévu, à l’arbitraire, à la tuchê qui se succède et surtout qui se prolonge, révélant le temps présent dans toute sa splendeur. Le passé paraît loin (« qu’est-ce que je faisais fin février ? »), les projections dans le futur étant régulièrement mises à mal alors que certains continuent à essayer de s’accrocher à des dates de sortie de confinement, ne reste que le présent qui se dilate et nous nargue. Le présent révèle la temporalité psychique de chacun comme autant de bulles qui s’entrecroisent et qui révèlent plus que jamais les inadéquations entre les temps psychiques de chacun… alors le « foncièrement insatisfaisant et toujours manqué » se dévoile.

La tuchê introduit la dimension de l’aléatoire, du hasard, elle forme une jonction avec la question de la répétition. D’ailleurs, n’observons-nous pas de nombreuses répétitions à l’œuvre alors que le temps est là, à portée de main ? Quand aurons-nous encore autant de temps à disposition ? À cet endroit, le lien de la répétition à la résistance c’est-à-dire à la résistance à l’appréhension du réel est à questionner.

Mais la civilisation est toujours là, et le collectif a tenté de substituer quelque chose pour l’individu : pour preuve la naissance de nouveaux rituels avec les « applaudissements de 20h » alors même que la majorité des rites sociaux dont le premier d’entre eux, le rite funéraire, dont les anthropologues considèrent qu’il constitue notre humanité, sont entravés. Nul doute que ce portage collectif a eu des effets. Si chaque moment de crise porte en lui une possibilité de changement, alors laissons notre désir inconscient s’exprimer, en se souvenant qu’il faut être au moins deux pour avancer.

1 Les propos qui suivront sont issus des échanges avec des soignants des HUS dans le cadre du dispositif CovipsyHus qui a été mis en place depuis le 23 mars 2020.

2 G. Riedlin, Éphéméride 3, « Du héros à l’éros, parti pris subjectif ».

3 S. Freud, Pour introduire le narcissisme, 1914

4 S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, 1921

5 S. Freud, Deuil et mélancolie, 1917

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