« L’œil était dans la tombe et regardait Caïn 1»
Victor Hugo
L’époque voit proliférer les bons conseils, les bonnes conduites, les bonnes distances, les bons protocoles etc. Il y a ceux qui font bien – moi – et ceux qui font mal – les autres –. Impératif d’avoir bonne conscience. En état d’instabilité, le jugement moral pointe le bout de son nez si aisément. Nous observons les recommandations ou plus justement les prescriptions – qui rapidement se font lois. Les recommandations nous observent également. Nous nous observons. Nous observons l’autre. L’autre nous observe. L’observation confine parfois à la surveillance dans le champ médical. L’éthique « as-tu agi conformément à ton désir ?2 » laisse place à la morale « as-tu agi conformément à ta conscience ? ». La distance étant de règle – toutes formes de télé = loin –, le regard scrute. Vous êtes observés. Par qui ? Si le discours politique laisse parfois resurgir des échos de l’œil de Big Brother3, ce n’est pas notre champ de pratique et laissons-le à ceux qui y travaillent. Nous passons également l’analyse des comportements d’observation exacerbée aux sociologues. Penchons-nous plutôt sur une autre observation qui nous est plus familière et qui se voile, s’efface même, derrière ces observations plus observables. L’observation dont nous parlons ne se voit pas mais s’entend. Elle provient de l’instance psychique qui « observe sans cesse le moi actuel et le compare à l’idéal (…). Les malades se plaignent alors de ce qu’on connaisse toutes leurs pensées, qu’on observe et surveille leurs actions »4. Oui, l’observation sévère et intransigeante du surmoi ! Celle-ci est redoutable. « Tu es ceci, tu es cela ! », « Fais ci, ne fais pas ça ! », « Tu es bête ! », « Tu es moche ! », « Tu dois dominer ! », « Tu dois te soumettre ! », « Travaille ! », « Ne travaille pas ! », « Rassemble ! », « Détruit ! »… Les messages surmoïques sont multiples pour une même personne, mais il y en a qui ont plus de poids que d’autres. Laissons la clinique des hallucinations de côté, bien qu’en ce lieu injonctif du surmoi, comme l’évoque Freud, elle présente un point commun avec celle des névroses5. Le névrosé ne souhaite pas entendre le message lui venant du surmoi. Il le prête alors à l’autre : « l’autre me juge, l’autre pense ceci, cela de moi, l’autre m’a demandé de faire ci, ça ». Il n’a pas tout à fait tort de supposer ces phrases venant de l’autre, à ceci près qu’il en oublie la majuscule : l’Autre (plein dans la psychose, barré dans la névrose). Il n’a pas tout à fait tort de le placer à l’extérieur, à ceci près qu’il est un extérieur intérieur : qui saurait, excepté Mœbius, localiser le lieu du langage ?
C’est donc en passant par l’autre que le message sera refusé et rejeté par l’individu. Mais si cet individu débute une analyse, il pourra peut-être entendre que ce message lui appartient. En tout cas le concerne, concerne sa préhistoire œdipienne. Cela en passant par l’analyse du transfert. Je souligne au passage que celle-ci n’est pas l’œuvre de l’analyste mais bien de l’analysant. Tout au plus l’analyste la permet. Qu’est ce que ce message ? Une phrase, une injonction, venant qualifier l’individu ou venant intimer une action. Je fais l’hypothèse que ce message a fonction d’oracle. Il n’équivaut pas à l’oracle, mais présente une fonction commune avec l’oracle que je vais présenter ici. Cette fonction est d’orienter l’individu qui vacille. Mais cette tentative si elle donne une place au moi, elle l’astreint, le réduit à cette même place. Le symptôme répétera cette assignation. Donc orientation du moi, désorientation du sujet.
Le message venant du surmoi, ainsi que celui de l’oracle, s’annonce comme certitude dans un moment de doute et d’instabilité. Il est recherché par le sujet. À lui tout seul, il reste incompréhensible mais venant dans un contexte donné, il prend un sens particulier pour l’individu. Celui-ci l’interprète. En fait, il montre un sens, une direction. Il oriente l’individu désorienté. Souvent, il montre une autre route au héros, qui en l’empruntant réalise l’oracle. Il est éminemment performatif. C’est une parole qui fait loi.
L’oracle est une parole qui survient quand la loi paternelle vacille. C’est pour cela que l’oracle surmoïque « est à la fois la loi et sa destruction »6. L’oracle vient se substituer à la métaphore paternelle quand celle-ci vient à manquer. Ou plus justement : l’oracle surmoïque surgit du trou de la métaphore paternelle. La métaphore délirante surgit de l’absence de métaphore paternelle. Elle impose une conduite au sujet réduit à la dimension d’objet. La métaphore paternelle est manque orientant le sujet dans une voie désirante où il se confronte à sa solitude. L’instabilité de la voie désirante peut parfois faire vaciller le sujet devant le vertige de la béance qui s’ouvre devant lui quand chute sa place d’objet. C’est dans ce vacillement que survient parfois le recourt à l’oracle. Il rappelle à l’individu son destin. Rappel à l’ordre. Dans les moments de flottement du désir resurgissent les mots de la loi infantile inscrits par la tonalité autoritaire. L’individu cherche à voiler, à ne pas vivre les moments de manque-à-être : au lieu de laisser advenir l’angoisse de castration que ses moments réveillent, l’individu fait recourt à une loi, la loi surmoïque, dictant la conduite à tenir et évacuant par la même la responsabilité d’un choix. Même une injure peut avoir cette fonction. D’être rabaissé par une parole dénigrante reste une affiliation à cette parole d’autorité et donc un repère. Nous pourrions considérer l’oracle d’un sujet comme fait d’une béné-diction et d’une malé-diction. La bénédiction est l’expression des mots d’amour venant de l’Autre, la malédiction celle des mots de rejet, de haine. Peut-être encore plus justement la malédiction n’est pas faite de mots, mais de l’absence de mots, de mots qui ont manqué pour dire les pulsions agressives, les mouvements de rejet, la haine à l’endroit du sujet. Le surmoi, dans sa dimension de loi autoritaire et aléatoire, recouvre cette double fonction faite d’ambivalence : « devient ! », « ne deviens pas ! »7.
L’individu s’accroche donc à l’oracle quand il sent l’évanouissement du sujet. L’oracle c’est l’énonciation d’une loi. Le fait « énonciation » étant oublié, l’individu ne retient que le contenu et en fait une loi écrite, naturelle, destinale. Il oublie la loi du langage qui rend cette transcription non pas fait de nature, mais interprétation. Il réagit à cette parole comme s’il la recevait pour la première fois. Il oublie que ce message est un rappel. En terme lacanien c’est un S2 qui rappel et fonde un S1. S1 toujours manquant et par là ne permettant une assise identitaire que partielle. C’est précisément l’inconsistance de la métaphore paternelle, le fait qu’elle n’a pas de socle inscrit, ancré, dur mais une existence évanescente, elle est souffle, elle naît d’un manque. Cette inconsistance harcèle le sujet et ne cesse de le laisser inquiet. L’inquiétude cherche à s’apaiser et rappelle donc l’ordre rassurant de l’autre. Rassurant mais niant une liberté subjective. En recevant ce message comme nouveau il ne perçoit pas que, doublé, ce message n’a plus le même sens qu’au début. Ainsi Œdipe, en faisant répéter l’oracle de Delphes, ne s’aperçoit pas qu’il réalise par là ce même oracle. Apparaît ici un autre point d’analogie fonctionnelle entre surmoi et oracle. Comme nous venons de le rappeler l’oracle proféré dans Œdipe roi est double. La première énonciation concerne l’avant Œdipe et est donc perdue, oubliée. Ainsi en va-t-il également des marques du langage sur le corps avant le complexe d’Œdipe : perdus, oubliés et pourtant opérants. C’est la répétition de l’oracle, répétition insue d’Œdipe, qui déterminera la réalisation de ce dont l’oracle mettait en garde. Le message surmoïque survient également comme surgissant de nul part, pour la première fois, sans que l’individu ne perçoit que cette injonction venait, dans des temps anciens, de l’Autre environnant. Il refuse donc ce message en le prêtant à l’autre, en renvoyant à l’extérieur ce qui, jadis, venait de l’extérieur résonner en lui. Et là se dessine l’éternelle quête de reconnaissance, d’appel à une rétribution face à ce que l’Autre nous doit du fait de ce qu’il nous a pris, ou fait porté, etc. L’Autre responsable !
Le destin tragique du névrosé ne se réalise donc que par sa répétition symptomatique. C’est dans la compulsion de répétition que le névrosé accomplit son destin. L’injonction surmoïque, donnant un semblant de sens au sujet, se réalise dans sa répétition. Par exemple : le message « tu es bon à rien » tentera de s’effectuer dans une position présentée à l’analyste d’être « bon à rien » pour l’analyste ; « tu es celle qui comblera ton frère » tentera de combler par le discours l’analyste etc. Or, l’analyse, enrayant cette compulsion, rappelle au sujet qu’il n’est que le pantin de son destin. Qu’il se fait le pantin de son destin. Et c’est par ce rappel que le sujet s’extrait de sa position d’objet et qu’il sort de sa destinée. Le paradoxe est le suivant : à vouloir échapper à son destin, le névrosé le réalise. L’analysant, à l’écoute de son destin, lui échappe. Spinoza soulignait déjà ce paradoxe : la liberté est la mémoire des causes qui nous déterminent.
Ainsi, le névrosé, en déniant le message surmoïque en le prêtant à l’autre, met en place les conditions pour se retrouver objet réalisant ce message dans son rapport avec cet autre. Par exemple, en supposant être « quelconque » aux yeux de l’autre, je ne perçois pas que je lui parle de telle sorte qu’il sera poussé à me trouver « quelconque ». Ici intervient un facteur primordial : la dimension transférentielle. C’est en supposant à l’analyste quelque chose qui vous accroche – le savoir est un point essentiel mais pas l’unique : on retrouve également le pouvoir, la puissance, la liberté, la vérité, la sagesse, l’amour etc. – que le transfert laisse place à l’attente. L’attente est un concept qui n’a pas assez été rapproché du transfert. Il en est quasiment indissociable. Qu’attendez-vous ? Cette question se distingue du que « demandez-vous » et que « désirez-vous ». Qu’attendez-vous ? Seul le transfert peut vous amener quelques éclairages de ce côté-là.
Mais quel lien entre ce « qu’attendez-vous ? » et le surmoi ? C’est que dans l’écart entre l’interpellation symbolique et la réponse symptomatique moïque, apparaît le Moi Idéal. Celui-ci est interface entre surmoi et moi. En effet, il porte les insignes imaginaires de l’idéal pour un individu, c’est-à-dire ce qu’il suppose être attendu par le surmoi. Bon élève, il va essayer d’y répondre. Mauvais élève, il s’y opposera. Dans tous les cas, il se positionne selon cette attente supposée. Son attente. Ce qui est devenu, et continue de devenir, son attente. L’analyse dans ce qu’elle réveille de privation, frustration, castration, est un savoir faire avec cette attente. Non plus « pour » le surmoi, ni « contre » mais « avec ». L’idéal peut alors être abandonné. S’il continue à errer alentour, il n’est plus l’objectif. L’idéal n’est plus détaché du monde sensible8. L’individu n’a alors plus besoin de s’y accrocher, de le défendre corps et âme, de chercher à l’imposer. Pour le dire autrement, il n’a plus un besoin vital de morale. Il peut revenir à l’éthique d’un désir qui s’assume à travers les différentes contraintes.
Ce n’est pas tant le message asséné par le surmoi qui importe que le rapport du sujet à cette injonction : qu’en fera-t-il ? Quel rapport entretient-il avec l’imposition autoritaire ? Tentera-t-il à tout prix d’y répondre, de la satisfaire, de réaliser l’oracle de l’autre ? Ou essayera-t-il constamment de le défier, de le surpasser, en entretenant une certaine rivalité avec cet autre ? Choisira-t-il de faire avec, en considérant le message, en le supportant, en n’en faisant pas sa préoccupation quotidienne, ni sa vocation professionnelle ? Le choix est ici celui du névrosé en analyse qui, face au choix de la névrose, est amené à pouvoir choisir de perdre une partie de jouissance que la répétition symptomatique entretient.
Il doit y avoir une certaine jouissance à réaliser l’oracle. Il y a très probablement une perte de jouissance à réaliser quel oracle nous entretenons. C’est justement dans la répétition équivoque du terme « réaliser » que l’analysant trace sa voie, alors que c’est dans le redoublement identique du même terme que le destin tragique se scelle. Quel est l’oracle qui t’agit à ton insu ? Pour cheminer sur cette voie, le repérage du Moi Idéal et des messages surmoïques, sont des pierres angulaires de réponses.
Le surmoi vous observe depuis un lieu où la vue est aveugle. C’est lorsque vous fermez les yeux que le regard du surmoi se fait le plus sentir. La vue, les œillades, la parure et les parades sont autant de détournements pour ruser ce regard. Mais celui-ci veille. Il surgira lorsque les défenses moïques tomberont, lorsque le sujet se révèlera tout à coup nu, lorsque le soutien de l’idéal imaginaire chutera, lorsque le silence forcera la solitude de l’analysant.
Si l’appel à la loi est un appel à une stabilité pour retrouver une liberté, il est aussi un enfermement. Enfermement dans une loi aléatoire, comme le dit Lacan : « Le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée, qui va jusqu’à être méconnaissance de la loi » 9 . L’observation de la bonne conduite, la surveillance de la mauvaise conduite, peuvent ainsi être redoublement d’une réponse à un surmoi déplacé. Déplaçons le moi sur l’équivocité étymologique de l’oraculum et la prière laisse place à la parole.
1 V. Hugo, [1860], La conscience.
2 J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986.
3 G. Orwell, 1984, Folio, Poche, disponible à partir du 25 mai 2020.
4 S. Freud, Introduction au narcissisme, PBP, 2012. Il relève un point commun entre les délires paranoïdes et les névroses de transfert.
5 Voir aussi Le surmoi archaïque chez M. Klein
6 J. Lacan, Le Séminaire, Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975.
7 Proposition reprise à Alain-Didier Weil
8 Voir à ce propos F. Jullien, L’invention de l’idéal et le Destin de l’Europe, Seuil, 2009.