Vous est-il arrivé déjà, pendant un temps, de ne pas lire ?
Ne pas en avoir envie, ne pas savoir que lire, parcourir les rayons de votre bibliothèque et tous les livres semblent gris, en prendre un tout de même, lire des mots qui restent creux, des mots – petits cailloux insignifiants qui tombent au sol...?
Cela vous est-il arrivé, déjà ?
Les motifs en sont divers, sans doute – qu’est-ce qui barre le chemin entre nous et les mots écrits ? Qu’est-ce qui transforme en tas de sable inerte des phrases qui parfois s’envolent et nous emportent sur leurs ailes, nous envolent ?
Pour moi, parfois, la distance avec les livres – il me faut d’abord reconstituer ma propre pensée, avant de pouvoir entendre celle de l’autre. Trouver construire écrire mes propres mots, avant de lire ceux de l’autre.
Confinement – lisez-vous ?
Tant de temps soudain, tant de choses annulées, tant d’activités reportées, tant de possibles ? Pas d’horaire de cours de danse ni d’entraînement de foot pour les enfants, pas de sortie pas d’invitation pas de cinéma – à la maison, du temps devant soi…
Intéressant de voir comment chacun réagit à la situation : ceux qui en « profitent » pour apprendre trois langues, la peinture, le macramé et la cuisine coréenne, ceux qui s’évertuent à ne rien changer à leurs habitudes, quitte à faire semblant, ceux qui nettoient leur maison de fond en comble et de comble en fond et de fond en comble et inversement, ceux qui ne font plus rien…
« Faire », « activités » – la suspension éclaire la fonction, les fonctions de « faire ». Désarroi lorsque les activités habituelles deviennent impossibles – que faire, comment s’occuper ? Que faire du temps qui s’étend sans limite ? Et ces activités, habituelles, essentielles, importantes, qui nous définissent pensons-nous, ces activités une fois suspendues, à les regarder avec un rien de distance – pourquoi faisions-nous cela, au fait, au fond ? Nous ne pouvions imaginer nos vies sans elles, tellement importantes, nous en parlions autour de nous avec passion – « comme je me sens mieux depuis que je fais du tennis, et l’ambiance dans le club, c’est tellement sympa, si tu savais, à présent je fais partie du comité de l’association, réunions fréquentes, je suis trésorier, un peu de travail mais c’est tellement important, cela crée toute une dynamique dans le quartier, et pour les jeunes... » – nous savions pourquoi nous le faisions, c’est-à-dire nous ne nous le demandions pas et pensions savoir pourquoi et à savoir pourquoi cela avait du sens et donnait du sens au reste de notre vie – quel sens ?... Ces activités une fois suspendues, nous suspendus aussi – e quel sens ?... Pourquoi ceci plutôt qu’autre chose ? Accessoire, aléatoire, dérisoire… Comment supporter cela ? Comment faire face à cela ? Qu’est-ce, cela ? Quel vide face à nous ? qu’est-ce que ce gouffre qui s’ouvre s’ouvre s’ouvre ? qu’est-ce que soudain ce monde de cendres grises inertes ? Et que reste-t-il ? à quoi continuons-nous de donner du sens ?
Je continue à trouver du sens dans le mouvement désirant. Ce mouvement qui, à partir de rien à partir d’un rien à partir d’un creux, se lève en nous et nous envole. Ce mouvement qui nous fait danser, rire, chanter, peindre, sculpter, écrire, poéiser, parler à l’autre entendre l’autre. Ce mouvement qui lorsqu’il danse avec le mouvement d’un autre, nous appelons cela rencontre, nous appelons cela la vie.
Ce mouvement, parler à l’autre entendre l’autre, dans un certain cadre cela s’appelle une psychanalyse.
Je continue à trouver du sens à cela. C’est un choix. Sans doute c’est un choix. Alors qu’il me semble que cela, c’est incontournable – mouvement, vivant, poésie – sans cela pas de vie pour l’humain ? Mais sans doute c’est un choix – un « sens » est toujours un choix, est toujours construit ?
Continuez-vous à lire ?
J’avais arrêté un temps, je ne pouvais pas. J’ai recommencé. Lorsque j’ai parcouru les rayons de ma bibliothèque qui soudain n’étaient plus gris – tant de couleurs, tant d’envolées, à lire seulement les titres, les noms des auteurs –, je me suis arrêtée sur L'amour du loup... et autres remords1 d’Hélène Cixous. Lu déjà, il y a quelques années, oublié, oublié, oublié - que nous sommes capables d’oubli !... Comment ai-je pu oublier ceci ?... L’amour du loup…
La force possible des mots, le tranchant possible de l’écrit. Cela – a du sens, pour moi.
Quelqu’un, qui n’écrit pas, me demande – comment fais-tu pour écrire ?
Je ne fais pas. Je respire – lorsque j’écris ainsi, je respire, simplement je respire, enfin je respire.
Je me demande plutôt – comment se fait-il que je survive, lorsque je ne respire pas ?...
1 H. Cixous, L’amour du loup et autres remords, éditions Galilée, 2003.