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La névrose résiste au temps moderne

par Martin Roth, 28 Mai 2020

La névrose n’est toujours pas morte. Elle ne se tait pas. Peut-être faut-il tendre l’oreille pour entendre ses méandres discursifs, mais ceux-ci persistent. Les modifications plus ou moins bruyantes, plus ou moins insidieuses, des discours alentours donnent de nouvelles formes expressives aux conflits névrotiques. Mais elles ne les anéantissent pas. Elles les empêchent, ça oui ! C’est même leur objectif. Étouffez les bruits des pulsions ! Taisez la voix surmoïque qui pousse à jouir ! Détruisez la moindre manifestation du si subversif désir ! Le discours ambiant cherche la normativité, le conforme, le confiné à la statistique commune. Lisez Le conformiste de Moravia pour voir d’où peut provenir et où peut mener l’exigence d’être conforme. Le discours ambiant tente d’astreindre le moi à une seule voie possible. Réminiscence illusoire d’une image partagée. En cela ce discours véhicule une certaine morale éducative aux échos d’autorité. Recette classique pour asseoir un pouvoir. La névrose est bien là pour rappeler l’échec de cette tentative. L’insurrection névrotique dénonce le lieu de la répression. Elle montre ainsi son existence. Elle montre également une autre existence. Entendons-nous bien : le discours ambiant n’est pas nécessairement le discours politique, le pouvoir n’est pas seulement celui de l’État, et je ne parle pas d’insurrection sociale. C’est dans le champ du sujet que je me place. Le discours ambiant est celui qui fait ambiance pour un sujet, le pouvoir est celui qu’il prête à l’Autre, et l’insurrection est à entendre étymologiquement comme l’action de s’élever du désir.

Donc la névrose veille à soulever les points que chaque histoire contemporaine cherche à contenir, à effacer, à réprimer. Cela n’est pas nouveau, bien au contraire : l’origine mythique de la psychanalyse en témoigne déjà. La sexualité infantile, refusée par son époque, pousse Freud à défendre le refoulé. L’Œdipe tellement décrié est ramené au cœur de chaque névrosé. Il n’y a plus d’Œdipe ? Mais de quel Œdipe parle-t-on ? Celui de Freud est une formulation aux fonctions de mythe pour rendre compte de la dimension transférentielle en jeu dans une analyse. En effet : comment se déploient les pôles paternel et maternel dans le transfert ? Cette formulation garde donc son actualité. À condition de l’actualiser ! Nous aurons l’occasion de reprendre ces questions dans le séminaire de Jean-Richard Freymann du vendredi Traumatismes – Fantasmes – Mythes.

Nous avons pu lire dans les Éphémérides précédents que les manifestations névrotiques restent actives. La névrose pousse l’analysant à dire malgré lui et pousse l’analyste au travail. Quand l’ambiance prend une autre tournure, le discours névrotique également. Souvent il se précise dans le sens d’une rainure névrotique jusque-là soit exploitée soit inexploitée. L’état névrotique déstabilisé par le changement ne disparaît pas pour autant. Bien au contraire, il résiste. Entendons là l’équivocité de ce terme ! Si l’expression névrotique résiste à l’injonction de conformité et de normalité statistiques c’est-à-dire d’inexistence désirante, elle résiste également à changer de forme. La névrose persévère dans son être, pourrions-nous dire en paraphrasant Spinoza. Elle cherche à maintenir un état. Et non un devenir. Elle tient tellement à ce qui a fait un temps solution qu’elle le fige. L’état névrotique présente ces deux faces : hystérique d’une part qui pointe l’endroit où l’autorité vire à l’autoritaire, et obsessionnelle de l’autre qui tend à la préservation du moi.

Les manifestations névrotiques se jouent sur scène. La mise en scène est création et répétition. À l’instar du jeu de l’enfant qui d’abord innove puis exige un rituel répétitif, l’expression névrotique contient en elle-même son enfermement et sa libération. L’analyse explore et exploite ce potentiel. La mise en scène est également création d’une répétition. Le texte reste le même, mais son énonciation varie. Et lorsque l’énonciation rencontre l’oreille d’un analyste, la scène pourra se dédoubler et se répéter transférentiellement sur une autre scène. Se répéter non pas à l’identique mais avec le déplacement qu’est le transfert. Ici se rejouera le Mythe individuel du névrosé. L’analysant est représenté par l’ensemble des protagonistes. Tout comme dans le rêve, l’individu emprunte un rôle distingué, mais le sujet du rêve navigue entre les différentes apparitions. L’analyste souligne la structure qui les lie. Cette structure faite de ponts éphémères entre les signifiants est éminemment symbolique en tant qu’elle les « lie ensemble ». La liaison, si elle contient la force du verbe, porte également la fragilité du souffle d’où il provient. Ainsi, c’est l’énigmatique auteur de cette Bejahung qui est sans cesse appelé par le sujet. Cette demande s’adresse au désir de cet Autre. C’est à travers le silence qu’il rencontrera à cet endroit que l’analysant pourra percevoir que ce désir de l’Autre se confond avec son désir dans sa dimension mystérieuse.

Le transfert en mettant en scène un scénario fantasmatique répétitif pourra l’épuiser et cela par la dimension cathartique que ce lieu permet. La catharsis est ici à opposer à une « prise de conscience », une intellectualisation d’une interprétation. Elle est plutôt signe de l’éveil d’un affect jusqu’alors refusé. Pour le dire autrement la catharsis est effet d’un écho du signifiant avec son signifié.

Nos névrosés des temps modernes pointent déjà, à travers les manifestations de l’inconscient, des effets de l’éphémère période que nous traversons. Si celle-ci n’est pas productrice de névrose – il est trop tôt pour mesurer ses effets plus durables, la clinique des enfants nous enseignera probablement dans les temps à venir sur ce point – elle engendre une relance des associations et une nouvelle catharsis. À condition que les oreilles des analystes restent ouvertes. Les Éphémérides en sont autant de témoignages.

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