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Humœurs

par Hervé Gisie, 19 Novembre 2020

Depuis 8 mois, la pandémie du Covid-19 écrase à peu près tout et nous devons maintenant faire face à une deuxième vague et à un second confinement. De dimension planétaire, impossible d’y échapper, impossible de la contourner même en changeant de continent...

Alors que des techno-prophètes (le terme est d’Etienne Klein, physicien, enseignant de philosophie des sciences) annonçaient notre imminente libération des soucis liés à la matérialité de notre corps grâce aux nouvelles technologies, le coronavirus est venu brusquement nous rappeler notre finitude et notre condition de mortel.

Pressé par l’impatience collective en demande de conclusions et de certitudes que les chercheurs ne peuvent satisfaire – puisque, précisément, ils les cherchent – nous avons raté l’occasion d’expliquer au public, en temps réel, ce qu’est la méthodologie scientifique. Au lieu de ça, nous avons au contraire droit à un spectacle médiatique affligeant ressemblant à une sorte de foire d’empoigne permanente entre experts qui ne parviennent jamais à tomber d’accord et opposant des égos parfois boursouflés. Ceci conduit une partie du public désorienté à considérer désormais la science comme une simple affaire d’opinions qui s’affrontent ou ne relevant que d’une croyance parmi d’autres.

Il n’est pas inutile de préciser que la science n’est pas la même chose que la recherche. La première représente un corpus de théories, de connaissances, de résultats acquis qui ont été dûment mis à l’épreuve et qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause – jusqu’à nouvel ordre. La recherche, elle, tente d’aborder des questions précises dont la réponse n’est pas encore connue. Lorsque cette distinction n’est pas faite – comme ce fut trop le cas ces derniers mois – l’image de la science, abusivement confondue avec la recherche, se brouille et se

dégrade, jusqu’au discrédit. Cette forme de discrédit en engendre une autre, exploitée et diffusée massivement sur la Twittosphère par certaines gouvernances outrancières et calamiteuses.

Pour Christian Salmon, nous sommes rentrés dans une spirale du discrédit, dans ce qu’il appelle l’ère de la Tyrannie des Bouffons, titre de son dernier ouvrage qui revient sur les ressorts du « pouvoir grotesque » et ses mécaniques – le Bouffon étant celui qui répand le discrédit. La pandémie du Covid-19 a levé le voile sur une nouvelle forme d’hégémonie qui ne cesse d’étendre son emprise aux États-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni, en Italie… Elle a provoqué chez un grand nombre de chefs d’État une série de réactions irrationnelles allant du simple déni aux formes les plus archaïques de superstition, de pensée magique ou de religiosité… Devant une telle avalanche d’absurdités, l’attitude souvent adoptée est celle de la sidération : comment peut-on rester au pouvoir en faisant preuve de tant d’incompétence ? Mais alors – se demande-t-il – comment comprendre le fonctionnement de ce pouvoir grotesque ? Quel en est le mécanisme qui en fait non pas un accident de l’histoire politique, mais un rouage essentiel de la souveraineté arbitraire à l’ère du discrédit ? Il ne s’agit plus aujourd’hui de gouverner à l’intérieur du cadre démocratique mais de spéculer à la baisse sur son discrédit et celui du système en général. Ce « fonctionnement énorme » s’appuie sur la puissance des réseaux sociaux et l’usage stratégique du Big Data et des algorithmes. On n’obtient plus aujourd’hui de crédit par ses compétences, mais au contraire en répandant le soupçon sur tous les récits autorisés. Autre forme de pandémie donc, la prise en masse de millions d’individus par la transmission fulgurante de fake news ou de théories conspirationnistes.

C’est un autre sujet, non moins terrible et anxiogène, qui vient dorénavant percuter la France mais aussi l’Autriche, l’Afghanistan… : la recrudescence de la barbarie terroriste qui assassine des hommes comme on tue des bêtes. La liste des victimes s’allonge de jour en jour… La première, en France, fut Samuel Paty, un professeur d’histoire-géographie de 47 ans qui a été décapité à Conflans-Sainte-Honorine dans les Yvelines, non loin du collège où il enseignait, pour avoir montré à ses élèves deux caricatures publiées par Charlie Hebdo. Si les caricatures peuvent, en effet, nous interroger sur la place de l’humour et du mot d’esprit, elles posent une autre question. Reportons-nous à l’une des définitions du mot caricature qui est la suivante : « Image non conforme à la réalité qu’elle représente ou suggère, et par rapport à laquelle elle est une altération déplaisante ou ridicule. » Déjà évoqué

ici dans les Éphémérides à propos de la pratique grandissante des visioconférences, du télétravail et des entretiens cliniques en visioconsultations, cet acte terroriste doit aussi nous questionner sur le statut de l’image. Qu’est-ce qu’une image ? Qu’est-ce qu’une image spéculaire ? Qu’est-ce qu’une Gestalt ?...

Pourquoi y a-t-il une interdiction des images et une interdiction de la représentation de Dieu et de ses prophètes dans certaines religions, si ce n’est pour ne pas voir qu’ils sont imparfaits et incomplets ? Ce petit détour par l’incomplétude des Dieux que faisait Lucien Israël en son temps, doit nous faire réfléchir sur l’incomplétude de notre propre image dans le miroir. Dans le premier travail de Lacan, « Le stade du miroir », ce qui donne le plus de fil à retordre à ceux qui le lisent, c’est d’essayer de comprendre que l’image dans le miroir est incomplète.

Pour mieux en situer les enjeux, il est utile de rappeler comment l’image spéculaire et le fantasme se situent dans la structure du sujet décrite par Lacan avec son graphe (l’une se trouvant à l’étage inférieur, l’autre à l’étage supérieur, celui de l’inconscient ou de l’énonciation). Le lien entre l’image spéculaire i(a) et (S<>a), le fantasme, est cet objet a, qui

est un morceau de corps soustrait à la jouissance narcissique de l’image spéculaire i(a) pour aller dans l’inconscient servir de support du sujet. Son pouvoir de garantir la réalité ne tient que s’il est en creux dans l’image, que son absence « métaphorise » le sujet en tant qu’il n’est lui-même qu’un « manque » attaché à un érotisme particulier, oral, anal etc.

De nombreux articles publiés ces derniers temps tendent à montrer que la « santé mentale » est largement éprouvée par la pandémie de Covid-19. Son émergence aurait aggravé les troubles de l’anxiété, du sommeil et les états dépressifs d’une partie de la population. La dimension traumatique a été évoquée, pouvant se décliner par la nouveauté de cette pandémie, la rencontre avec un agent pathogène inconnu, la rapidité de sa diffusion, la violence des mesures de contraintes prises pour l’enrayer…

Mais à titre individuel, quels peuvent être les effets et l’impact de ces effractions du réel sur les assises narcissiques primaires, sur la constitution primaire de l’image et la

« fabrique » spéculaire des individus ? Cela peut nous donner l’opportunité d’aborder les choses par le biais d’une clinique du narcissisme primaire et du « stade du miroir ».

Le narcissisme primaire n’est pas à penser comme quelque chose de premier mais bien comme le résultat d’un mécanisme psychique qui se rapporte à l’effet structural du « stade du

miroir ». Sans cesse en mouvement et en constitution, c’est l’endroit du nouage entre le nom et le corps, entre les signifiants et les pulsions. Sa clinique touche ainsi à la question de l’intrication et de la désintrication entre Éros et Thanatos et à la bisexualité freudienne. Il est aussi plus ou moins mobilisé et remis en chantier suivant les positions sexuées.

Le narcissisme primaire se rapporte davantage au concept d’« image inconsciente du corps » de Françoise Dolto, où il s’agit d’un « miroir » concret, charnel, sensoriel, constitué de marques tangibles et donc « non-spéculaire » – nous pourrions même dire « pré- spéculaire » si la chronologie a un sens. En principe, l’advenue du registre spéculaire du

« stade du miroir » achève le moment où prédomine cette image du corps archaïque, mais il se peut qu’un sujet ne puisse pas la quitter complètement. Il ne s’identifiera alors pas complètement et de manière permanente à son image dans le miroir qui pourra s’effondrer dans certaines circonstances. Cette vacillation pouvant se traduire, par exemple, dans le monde des sensations.

Beaucoup de discours courants actuels qui prévalent dans notre société sont des discours qui retranchent l’instance phallique et imposent une sorte de réel nettoyé du sexe – taxée de sexisme par certain(e)s, la psychanalyse deviendrait même dangereuse pour les patient(e)s. Ces discours retranchent l’indice d’un retrait, d’une perte, d’un manque. Pourtant, la place du signifiant phallique, ce sera le signifiant qui aura la charge de rappeler que le langage a troué le réel et introduit le discontinu dans la continuité du réel. S’il n’y a pas l’instance phallique – ce que Lacan appelait la signification phallique – entre le sujet et l’Autre, le sujet se retrouve dans le danger d’être entièrement sous la coupe de l’Autre, il risque d’être aliéné, envahi par cet Autre sans pouvoir y faire objection et de lui opposer un non. Faute de disposer de la signification phallique, le sujet risque à tout moment d’être

« aspiré » par l’Autre.

D’autre part, comme nous le rappelait Jean-Richard Freymann dans son dernier ouvrage, Amour et Transfert, « les effets de groupe, les effets collectifs ou encore les effets de foule viennent s’attaquer au narcissisme primaire, sorte de mobile du côté pulsionnel et du côté du langage, par des modèles suggestifs qui peuvent provoquer des débordements. Cette zone mise en défaut, produit des transferts psychotiques qui ne renvoient pas aux transferts individuels. » Dans la psychologie de groupe, de masse et du côté médiatique et des réseaux sociaux avec leurs algorithmes (conçus pour ne renvoyer qu’à du même et trouver confirmation à ce que l’on pense déjà), ce sont des processus qui produisent des transferts majeurs qui mettent entre parenthèses la question de l’angoisse et de la culpabilité.

Lorsqu’il n’y a plus d’« hystérisation » possible, les gens peuvent alors entrer dans des contrats pervers avec une incroyable facilité ou être soumis au pacte paranoïaque. Les questions de soumission, d’obéissance et d’emprise sont très contemporaines et suscitent de vifs débats jusque dans les tribunaux.

Contrairement à la fugacité du lien transférentiel, le contrat pervers propose, quant à lui, du solide, de l’inamovible et de l’intemporel, ce qui fait que les gens sont prêts à aller très loin dans ce lien serré à l’autre où il doit se passer exactement ce qui était prévu une fois le contrat « signé ». Quant à sa rupture, lorsqu’elle vient à se poser à un moment, les choses tournent souvent assez mal.

Pour ce qui est du pacte paranoïaque, c’est tout simplement le règne de l’arbitraire et de l’imprévisible où il n’y a plus de place pour un Autre…

Subversive de naissance, la psychanalyse a, comme à chaque fois, une place à jouer dans la société afin de promouvoir la singularité et l’individualisation, mais aussi de concourir, à l’aide du transfert, à cette restauration de l’image spéculaire en permettant que le vivant se « réaccroche » à l’image et que les individus retrouvent une certaine place dans le monde.

Ou pour le dire autrement avec les termes du triptyque de notre prochain congrès dont les travaux de préparation ont déjà débuté : élaborer un traumatisme, produire des mythes et constituer un fantasme.

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