Octobre 2020 Préambule
J’écris un journal.
Parfois aux éléments personnels se mêlent des réflexions sur la pratique, sur la psychanalyse. Réflexions un peu décousues, sous forme de notes, sans le formatage de l’article de psychanalyse. Je préfère cette forme-là, décousue, à la croisée du personnel et du « professionnel », à la croisée de l’analyse personnelle, didactique et de contrôle. Cette forme-là est celle qui (me) parle le plus. D’une façon (trop) peu théorisée ?
Cela tombe bien, je pense précisément que le discours d’un analyste ne consiste pas à faire des théories, mais à les défaire. C’est-à-dire qu’il ne s’agirait pas de travailler sans théorie, cela n’aurait pas de sens, mais de travailler avec les théories et de travailler les théories elles-mêmes de manière à les « traverser » plutôt que d’être fasciné par elles.
Je vous livre donc des notes de mon journal, et les intitule « Journal de navigation ». S’y mêlent quelques éléments « personnels » : c’est à partir de mon « bazar » intérieur que les réflexions plus générales se sont construites. Je suppose, ou espère, que l’idée que la psyché d’un-e « psy » n’est pas plus ordonnée que celle de quiconque n’étonnera personne, n’effraiera personne.
Navigation en eaux troubles et turbulentes – les remous de la période actuelle n’y sont pas pour rien, perturbations du monde, perturbations du cadre de la pratique par les téléconsultations, distances, mains non serrées, masques... À travers l’écriture j’essaie de re-construire des repères, une boussole, histoire de mener ma barque, tant bien que mal.
25 septembre 2020
Bazar complet dans mes pensées, dans ma tête, à l’intérieur de moi. Vents et fracas d’orage, nœuds, emmêlements, ils se tordent et se convulsent dans les bourrasques. Et les autres autour de moi – leur présence, des tentacules à ventouses, elles entrent dans ma tête se posent, se collent, adhèrent, se retirent, emportent avec elles quelques fils, quelques cordes, resserrent les noeuds, tiraillent les emmêlements, les ventouses, les tentacules, des tractions en directions diverses, tiraillements, cisaillements…
Un être humain, c’est cela ?
Séance d’analyse de contrôle. Vertige. Ai parlé d’une dame – angoisses, hypocondrie, « angoisses tournoyantes », une ritournelle, elle n’en sort pas, épisode ancien étiqueté « dépressif », un peu étrange, à l’écouter en parler l’épisode semble moins dépressif qu’un moment de dénouage des mécanismes psychiques – « lâchage d’un point de capiton », pourrait dire Lacan.
Vertige d’entendre cela. Vertige d’entendre que mon métier, c’est d’entendre cela, et même, dans la parole, les réactions, les prescriptions éventuelles (psychiatre, aussi !), de « manier » cela – du moins d’en tenir compte. Le psychanalyste travaille avec ces matières-là. Incroyablement fragiles, volatiles, évanescentes, évanouies, ou plombées, pétrifiées, lourdes, immobiles, immuables, et explosives. Qu’elles soient évanescentes, évanouies ou pétrifiées, elles sont explosives.
Vertige.
Un être humain, c’est cela.
Et à ressentir une forme de cela qu’est l’être humain, en moi, vaste bazar nœuds, tiraillements paralysie, et l’autre et ses ventouses – à ressentir cela, vertige.
Rien ne tient parfois, tout se délite, parfois tout est figé, aucun mouvement possible pas même celui de respirer. Parfois à la fois rien ne tient et tout est figé.
La forme la plus habituelle, l’équilibre approximatif de l’être humain – prodige et absurdité – un entrelacement incroyable entre du leurre, des semblants, des aliénations (aux identifications « je suis moi », « je suis médecin », « je suis… », aux discours), et une part de mouvement possible.
Par exemple un être humain parle : son discours est un assemblage de morceaux de discours courant, « tout faits », « prêts à parler », qui le traversent sans même qu’il ne le sache, qui parlent à travers lui, ventriloque involontaire et dupe, mais quelque part au milieu du patchwork une faille, une touche personnelle subjective, et l’être humain peut dire « je parle ». Prodige et absurdité.
Parfois un fragment d’idée me traverse l’esprit, et je me rends compte que je ne pourrai pas le saisir, l’écrire, je ne pourrai pas, il échappera. Le truc étrange de bric et de broc qu’est un être humain. Le truc étrange qu’est la vie. La vie – nous cherchons qu’en faire, trouvons un intérêt, un sens, un objectif, nous y appliquons – vertige soudain, le fragment d’idée, moment de sensation-expérimentation d’être ce truc étrange de bric et de broc, la vie est la perception étrange de cela. La vie est la sensation aiguë qui traverse le truc étrange de bric et de broc, la vie est le boitillement de ce truc.
À l’intérieur cela ; à la surface on entend : « Docteur, pouvez-vous me guérir ? » Vertige.
La sensation aiguë, parfois la sensation du mouvement de la vie, mouvement si vif, mise en abîme, un instant une perception, un regard qui traverse de part en part, traverse le monde traverse le temps, traverse la vie, de la mort à la mort.
Parfois la sensation aiguë de cela, et je sais que je ne saurai pas la saisir, l’écrire ; tant pis, peut-être c’est précisément cela la vie, la perception aiguë insaisissable, « inécrivable », elle me traverse, elle m’emporte dans la folle vivacité de son mouvement. La vie, cela, la folle vivacité de ce mouvement ?
Je sais que je ne saurai pas l’écrire – me rends compte, me rappelle que mon élan premier est écrire – parfois je vais trop loin dans cet élan : une journée qui ne m’a pas permis d’écrire a-t-elle une quelconque importance, a-t-elle existé ? Je pense à Rimbaud, parti bourlinguer en terres inconnues ; Rimbaud a écrit, puis n’a plus écrit. Folle vivacité de la perception de la vie.
Bazar absolu dans ma tête.
Reprenons les bases, les fondamentaux. C’est quoi la vie ? Être là, respirer – énorme déjà, cela, rare –, rire !
Exister, plus compliqué encore.
Cela ne dit pas grand chose, ces mots, cela n’explique rien. Cela me dit du moins, me souffle à l’oreille, tous les superflus, accessoires, les montre du doigt, ils disparaissent. Être là, respirer, rire… exister. Il ne suffit pas de le dire, n’est-ce pas, il ne suffit pas de le décider ni de le vouloir, pas de coaching ni d’épanouissement personnel, pas de mantra, pas d’objectif. Quelques mots qui essaient de dire, c’est tout. Y être est une autre affaire…
Les « bases », encore.
C’est quoi le monde ? Un chaos incroyable, innommable.
C’est quoi un être humain ? Un truc étrange de bric et de broc, qui boitille à travers le chaos sus-cité, et tente de ne pas s’y faire broyer - tout de suite. Tente d’être là, de respirer, de rire… d’exister ?
26 septembre 2020
Le chaos du monde… le monde-chaos devrait être un même mot.
Tenter d’y faire quelque chose, au chaos du monde ? Les horreurs, les injustices, les faire cesser ? … Je n’ai pas assez de morts à mourir… Alors, si l’une de ces morts se présente à moi, un jour… mais je n’irai pas en choisir une. Laquelle choisir ? Quelle « cause » plutôt qu’une autre ? Quelle mort plutôt qu’une autre ?
Amertume pourtant du confort, fadeur et ennui et lâcheté du confort, dans l’ombre de toutes les morts qu’il y aurait à mourir.
Je pourrais me réconforter en me disant que j’ai « ma cause » – mon métier, et en dire quelque chose, en écrire quelque chose, en transmettre quelque chose, de ce que cela m’enseigne de la condition humaine. On n’a pas le droit de se réconforter ainsi – supporter –assumer de me tenir, dans l’ombre de toutes les morts qu’il y aurait à mourir.
Les « bases », encore.
C’est quoi mon métier ? Écouter parler un truc étrange de bric et de broc, un être humain. Qui vient parler parce que « quelque chose ne va pas ». Paradoxe en quelque sorte. Toujours quelque chose ne va pas. Pour lui, celui qui vient parler, à ce moment-là plus que d’ordinaire. À ce moment-là cela dépasse ce qu’il peut supporter.
Qu’est-ce que je peux y faire ? !
Qu’est-ce que cela peut y changer, de l’écouter ?...
« Quelque chose ne va pas », cela veut dire : il y a des nœuds (tensions, tiraillements, écrasements, paralysies…), ou des dénouages (cela ne tient pas, se délite, le monde s’effondre, le moi s’efface, l’autre est transparent…), ou des « emberlificotements » (l’autre toujours me déteste, toujours me trompe, l’autre toujours me fuit, toujours me maltraite, l’autre jamais ne s’intéresse à moi, ou toujours s’intéresse à moi, toujours m’aime, trop m’aime !) ; il y a l’un de ces accrocs-accidents dans les mécanismes psychiques qui déjà fonctionnent comme des nœuds dans les ficelles et le bric à brac du truc de bric et de broc, le truc humain. C’est-à-dire les nœuds et nouages nécessaires et impossibles entre le corps et la parole, les pulsions, la pensée, le moi, les autres – comment cela tient-il, au fond, ce bric à brac, quelques ficelles, de la boue, un caillou, des fragments de dentelles ! Et pourtant cela tient, plus ou moins.
Quand « ça ne va pas », enchevêtrement de l’impossible nouage, ou dénouage, ou nœud trop aliénant, « cisaillant ». Et parler, parler d’une certaine façon, c’est suivre les circonvolutions des ficelles, errer dans les labyrinthes de la dentelle, se cogner à la surface froide, si froide, si dure du caillou, patauger dans la boue.
Parler d’une certaine façon, quand quelqu’un est là pour l’entendre, c’est remobiliser le bric à brac, dénouer un emmêlement, retisser une effilochure, recoller un peu de boue contre le caillou. Permettre au truc de bric et de broc de continuer à boitiller à travers le chaos du monde, boitiller, avec même quelque légèreté, parfois, quelque gaieté, quelque joie, un rien de souplesse et de liberté… deux pas de danse ?...
Comment j’écoute, pour que cela soit possible, cela ?..
Écouter au niveau des rouages, de la dentelle, de la boue, des ficelles, derrière le paravent tissé de semblants du discours.
Écouter, ne pas faire taire la souffrance, supporter de l’entendre, ne pas rassurer au lieu d’écouter – « mais non, ne vous inquiétez pas ! », un pansement, un bâillon apposé – écouter et déjà le bric à brac se remobilise, et déjà germe la sensation, l’idée que quelque chose peut changer, un peu au moins, et cela, cela ne rassure pas faussement, mais apaise, un peu.
Difficile lorsque intrication avec la psychiatrie : les patients déjà sous traitement médicamenteux, ou passés par une hospitalisation courte, ou dans un état d’angoisse, de noirceur, de délire… qui nécessite aussi un médicament. Tenir les deux places, le médicament et l’autre, la place où l’on écoute. Difficile. « Idéalement » deux thérapeutes différents : difficile aujourd’hui, services psychiatriques surchargés, psychiatres libéraux débordés, souhait de simplicité du patient, du médecin traitant, un seul thérapeute, et s’il faut choisir seul le psychiatre prescripteur sera consulté.
27 septembre 2020
Les « bases », encore.
Mes questions fondamentales, prises à la racine, dans leur chair profonde, et simple – beaucoup de choses sont bien plus simples qu’elles ne paraissent.
C’est quoi, l’art ? La création, l’écriture ? C’est quoi « créer » ? Qu’est-ce que ça crée, « créer » ?
J’ai un rapport quasi sacré à l’écriture. Écrire n’est pas un choix, c’est une nécessité. Les mots sont là et s’imposent. Pas de recherche formelle. Le rythme, le souffle des mots s’imposent avec les mots, me portent, deviennent mon rythme, mon souffle – ai-je un autre rythme, un autre souffle que ceux-là ?
Quelque chose sédimente du vif de l’expérience de la vie, sédimente en mots, et je les écris. Certains de mes textes se sont écrits comme des récits. Je les ai donnés à lire, on m’a répondu – « trop complexe parfois, tu devrais peut-être expliciter davantage, éclaircir, trop de répétitions de mots aussi, ne pourrais-tu pas en supprimer quelques-uns ? » (on m’a dit d’autres choses encore, certaines plus agréables à entendre.)
Je ne peux pas faire cela. Je ne cherche pas à divertir, amuser, je ne cherche pas à tisser de jolies fresques, tapisseries décoratives tendues sur le vide et les affres de nos vies – l’écriture perce les toiles, les voiles, les semblants. L’écriture est la pointe incandescente du vivant : est-ce cela, la création ? l’art ?
Pourtant nombre de textes littéraires sont de très belles toiles, fresques raffinées, splendides – et la pointe incandescente du vivant ?...
Je pense, les « grands » textes, les « vrais » textes sont écrits à la pointe incandescente du vivant quand bien même ils peignent aussi des fresques. Le génie des grands auteurs, le texte se fait à la fois voiles et le poignard qui les transperce.
Beaucoup de textes, voiles seulement, pâles rideaux parfois, tissus de baratin. Ce n’est pas de l’art, ce n’est pas de la création ? J’ai envie de dire que cela n’en est pas, manque trop cruellement de la pointe incandescente du vivant, de l’espace de respiration qu’elle seule ouvre, mais peut-être dans le mouvement même de tisser ces fades toiles, dans le mouvement même il y a du vivant ?...
J’aurais envie de dire, on m’en voudra peut-être, probablement : l’art, la création relèvent du lacérage des semblants, relèvent du tranchant et de l’incandescence du vivant, et s’y mêle une part plus ou moins grande de fresque ; l’artiste a le génie de savoir aussi nous divertir, nous fasciner, nous ravir, de savoir tisser des voiles chatoyants dont la matière est aussi celle du poignard qui les transperce.
Lorsqu’il n’y a ni tranchant ni incandescence, seul divertissement, plaisir, c’est du jeu artistique, du jeu créatif. Le jeu a son importance, ses fonctions. Mais ce n’est pas de la création. Il ne suffit pas de peindre une toile ou de noircir un carnet pour en faire une création, une œuvre d’art. Le jeu artistique a son importance et ses fonctions, il ne s’agit en rien de le décourager, bien au contraire.
Il reste que « créer » est une notion très spécifique, à ne pas diluer, édulcorer, affadir, banaliser : trancher les semblants à la pointe incandescente du vivant. Peut-être même plus précisément : créer des semblants et dans le même mouvement les trancher à la pointe incandescente du vivant.
« Les non-dupes errent1. »
Les dupes n’errent pas. Ils suivent leurs mirages de chemin, avancent sous le joug de leurs aliénations.
Mon métier ? Permettre aux uns, et aux autres (parmi ceux qui s’adressent à moi !) de marcher tout de même. Et de danser parfois.
Écrire comme je le fais à l’instant, me laisser porter par les mots « nécessaires » me permet de continuer à vivre. Que la lourdeur, la brûlure, la douleur, le vide, le tiraillement, la pétrification… que je ressens puissent sédimenter en mots sur le papier, me permet de continuer à vivre. Au sens premier. Je mourrais si n’était l’écriture. Explosée par l’intensité l’acuité de ce que je ressens, ce que je vois, ce que j’entends, je mourrais, n’était l’écriture.
1 Titre du séminaire de J. Lacan, année 1973-1974.
2 octobre 2020
La façon la plus habituelle de vivre et de parler, la façon la moins maladroite, la moins douloureuse, est la technique du patchwork – technique à entendre sur le plan des mécanismes psychiques, rien n’est conscient ni volontaire en l’affaire. Un discours est un assemblage de morceaux de discours ambiants, une vision du monde est un assemblage de morceaux de semblants. Le sujet n’est dans aucun de ces morceaux, aucun de ces fragments. Il est peut-être dans le fil qui coud et fait tenir ensemble, tant bien que mal, les fragments, et peut-être dans les brèches plutôt que dans le fil.
Le discours le plus habituel, le discours de chacun dans une discussion, est un patchwork de ce type-là : rien de ce qui est dit n’est dit par le sujet, perroquet ventriloque seulement, mais parce que le fil, parce qu’une brèche peut-être, le sujet dit et pense « je parle ».
La version la plus habituelle, normale pourrait-on presque dire, est de se promener entre les différents voiles qui ondoient, ondulent dans l’espace, de passer de l’un à l’autre, au fil du fil qui tisse et coud le patchwork, voiles des semblants, voiles des discours, assemblages aléatoires, l’aiguille glisse et mène le fil d’un voile à un autre, au gré d’on ne sait quels vents. Le sujet, araignée accrochée à son fil, glisse de voile en voile…
Pourquoi l’écriture ?
Parce que je ne sais pas faire cela. Je ne sais pas coudre mon fil dans les voiles des semblants, dans les trames des discours courants. Je tente, tant bien que mal, de tisser mon fil et de le tendre, d’un point à un autre du vide, d’un point à un autre du chaos du monde, je tente de marcher sur le fil.
Le fil ainsi tendu serait une parole, hors discours courant. Difficile de dire une « parole-fil tendu » en présence d’un autre ; la présence d’un autre induit tant de turbulences, comment tendre le fil ?
Alors l’écriture : tisser et tendre un fil d’un point à un autre du chaos du monde. Sans ce fil, il n’y a rien sur quoi marcher. Ou danser ?...
Post-scriptum
À relire les pages précédentes, quelques jours plus tard, une impression de houle, une sensation sombre. Alors qu’aujourd’hui un peu plus de légèreté. Une rencontre et une autre, quelques paroles entendues, il est possible tout de même, et de parler et d’entendre, entre les semblants et les malentendus. Parfois se lève un souffle, il porte la barque, parfois les eaux sont douces.
À la possibilité de parler, et d’entendre !
À la possibilité de rencontrer l’autre, un peu.