[1] de Cyrielle Weisgerber
Elle pose des questions qui me parlent :
Pourquoi ne me suffit-il pas de ressentir que je suis vivante. Pourquoi la nécessité d’en écrire quelque chose ?
Et
Pourquoi certains écrits d’il y a mille ou deux cents ans nous touchent encore. Ils recèlent des fragments de ce que vivre et penser donnent à dire à l’humain ?
Écrire, c’est matérialiser par des traces sur un support : du papier, un écran ou un objet ce qui se déroule, ce que j’ai vécu, ce qui se dit dans ma tête.
J’écris ce que j’ai fait dans ma tête de la réalité dans laquelle j’étais prise, après coup.
« Pour moi écrire serait un « mieux être » comme si ma personne dans le monde où elle se meut n’avait pas d’équilibre ou d’épaisseur, comme si les choses m’étaient étrangères, ou pire, menaçantes … Écrire comme les peintres font des natures mortes et y ajouter le monde- par surcroit. » (Annie Ernaux, Écrire la vie, p.72)
Le temps coule, avance, il ne s’arrête pas. Le vécu s’efface au fur et à mesure de l’écoulement du temps. Cela m’angoisse. Les photos, les vidéos ne disent rien des instants vivants. Celui qui les regarde voit autre chose, il se voit lui. J’écris pour une illusion. Celle d’arrêter le fil du temps. L’arrêter pour l’apprécier, pour fixer la vie.
« J’ai regardé des photos et ça ne m’apprend rien, c’est par la mémoire et l’écriture que je retrouve, les photos disent à quoi je ressemblais, non ce que je pensais, elles disent ce que j’étais pour les autres. » (Annie Ernaux, Écrire la vie, p.37)
Un discours, un évènement, une rencontre passent. Je veux tout garder et cela ne fonctionne pas.
Et en Thérapie ? (Je ne suis pas filmée…)
Noter ou pas ce que je retiens de ce que disent les patients, noter mes associations pendant qu’ils parlent, est-ce bien ? Les puristes ne notent rien devant les patients. J’ai parfois essayé d’arrêter, de me libérer de ma compulsion d’écriture. En vain.
Oui, je relis mes notes et parfois je ré-écris les séances.
Je détruis régulièrement mes notes.
Irving Yalom a beaucoup publié des récits de thérapies. J’ai aimé le lire. Mais a-t-il eu l’accord de ses patients ? A-t-il transformé les histoires ? Je n’aimerais pas que mes psys écrivent et publient ce que je leur raconte.
Alors, faut-il trouver un chemin pour transmettre la pratique sans trahir, en respectant le secret professionnel, l’intimité. Comment Françoise Dolto et les autres ont-ils fait ?
J’éponge mes frustrations en groupe clinique. Là où je peux parler de ce qui m’a émue pendant les séances et je peux recevoir dans le meilleur des cas un écho de mes collègues. Mais parler ne me suffit pas. Écrire permet aussi de préciser ma pensée, de chercher les mots justes. Écrire demande plus de temps.
« Il s’agit aussi de ne pas perdre la précieuse parole des patients. Dans ma réaction à ses paroles, le patient perçoit la gravité de sa douleur. » (Répondre de sa parole, Daniel Lemler, p.71).
La thérapie progresse quand je parle de mon patient en supervision. Peut-être que je souffre en écoutant mon patient et ce n’est pas de cette manière que je vais l’aider.
« Lève-toi, c’est décidé, laisse-moi te remplacer, je vais prendre ta douleur… Si tu as mal où tu as peur, tu n’as pas mal où je pense. » (Chanson de Camille Dalmais, 2005)
Je suis aussi fascinée par ce qu’il me raconte, ce n’est pas non plus une écoute de qualité que je lui offre dans ce cas.
Quand j’écris ce que j’ai entendu, je mets une distance, j’ajoute du temps, de la réflexion. Le patient a raconté ses tourments de mémoire, il les a réactivés en les parlant et c’est aussi de mémoire que je ré-écris ce que j’ai entendu et ce que j’ai pensé en écoutant, ce que j’ai ressenti. C’est un travail de filtrages successifs.
Certains patients sont très habiles. Ils racontent bien leurs histoires, de belles histoires ou des histoires monstrueuses. Ils restent au récit, ils ne décollent pas du vécu. Ils aiment leur histoire, leurs émotions même si elles sont difficiles, douloureuses, surtout si elles sont difficiles. Il s’agit de les aider à parler de ce qu’ils ont ressenti, de les aider à subjectiver pour sortir de leur douleur, en faire quelque chose de nouveau. J’écris leurs histoires pour essayer de trouver le chemin de sortie.
J’écris aussi pour garder pour moi ces histoires souvent passionnantes (évidemment, elles déclenchent des passions) qu’il ne faut pas raconter ailleurs.
« Soyons conscients de ce qui motive nos actes, de nos besoins narcissiques et de ce qui peut nous distraire de toute action désintéressée et professionnelle. » (Comment aider les victimes de stress post-traumatique, Pascale Brillon).
La théorie, les textes fondamentaux sont là pour ne pas délirer comme l’écrit Charlotte Herfray dans Les figures d’autorité (p.18).
« Les théories permettent (parfois) de ne pas trop délirer. Elles nous invitent à référer nos intuitions à des fictions ayant valeur d’exactitude, tant que les présupposés qui les fondent n’ont pas été infirmés. Elles permettent d’échapper aux constructions illusoires qui sont les produits de notre seul désir. »
Réponses partielles aux questions de Cyrielle Weisgerber
– Écrire permet d’arrêter le fil du temps, de filtrer le réel. Écrire c’est professionnel. C’est travailler.
– Les textes qui sont parfois très anciens nous permettent de ne pas délirer.
« Écrire, c’est à peu près comme se trouver dans une maison vide et guetter l’apparition des fantômes. » (John Le Carré cité par Eric Fottorino dans Korsakov, p.15)
Bibliographie :
Charlotte Herfray, Les figures d’autorité, Arcanes-érès, 2015.
Pascale Brillon, Comment aider les victimes souffrant de stress post-traumatique, Éditions Quebecor, 2005.
Daniel Lemler, Répondre de sa parole, Arcanes-érès, 2011.
Annie Ernaux, Écrire la vie, Éditions Quarto Gallimard, 2011.
Éric Fottorino, Korsakov, Gallimard, 2004.
Chanson
Camille Dalmais, Ta douleur, Album le fil, Virgin, 2005.
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C. Weisgerber, Billet d’où ?, Variations sur l’inspiration, La Lettre de la Fedepsy, juillet-août 2022. ↑