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Remarques sur la présence...

par Cyrielle Weisgerber, 7 Mai 2020

J’ai envie de parler un peu de présence, parce qu’elle me manque, je crois…? - qui, « elle » ?

Et essayer de formuler une question qu’elle me pose, la présence, par son absence, par son manque.

Téléconsultations. « Téléséances ». Des deux côtés du téléphone, d’ailleurs, si je puis dire – je « me rends à » mes séances et mes séances de contrôle par téléphone. Il y a quelques jours je me surprends à dire à mon analyste : « la dernière fois, en sortant de chez vous, m’est venue une idée ». Parce que oui, souvent, après la séance, en bas de l’escalier, au moment d’ouvrir la porte sur la rue, me vient une idée en écho à ce que j’ai pu dire en séance. Là, bien sûr, c’était en fait après avoir raccroché le téléphone, enlevé les oreillettes posées dans mes oreilles, et pourtant en en parlant à mon analyste – par téléphone – je me vois descendre les dernières marches, ouvrir la porte sur la rue – ce que je n’ai pas fait, depuis deux mois bientôt.
La situation actuelle m’a précipitée dans une pratique des téléconsultations, téléséances, télédiscussions, téléapéros, que je n’avais pas expérimentée, et n’aurais pas expérimentée de cette façon immersive sans le motif impérieux du « confinement ».

Alors oui, il y a beaucoup de possibles – quelques collègues et amis l’évoquent dans les pages de l’éphéméride – plus que je ne l’imaginais. Des biais aussi, autres peut-être que je ne l’imaginais.

J’aimerais me concentrer sur une question seulement : quel est ce manque de la présence de l’autre ? Ressenti parfois lors des séances (de ma place d’analysante), pas toujours, ressenti bien plus souvent encore lors de télédiscussions amicales, et « professionnelles ».
Séances de contrôle, habituellement en face à face, j’ai accepté la proposition de la forme de « visio-séance ». Transfert de travail aidant, l’ambiance est plutôt détendue, amicale, la présence de l’image ne semble pas poser problème, au contraire, tente de pallier à l’absence de rencontre réelle : « on se voit », comme on dit.

Alors oui, on se voit, on se parle, pourquoi alors, après avoir raccroché, ce jour-là, la sensation d’un manque de la présence de l’autre ? Qu’est-ce que cela aurait changé, la présence réelle ? J’ai pu parler comme j’aurais parlé assise sur le fauteuil en cuir que je connais bien, me suis sentie « entendue » comme je l’aurais été si face à moi l’autre fauteuil en cuir, il y a eu deux ou trois remarques – interprétations que je n’ai qu’à moitié comprises qui m’ont doublement bousculée, qui auront pour effet que j’entendrai à présent un peu autrement le patient dont j’ai parlé. Alors, quel manque ?

Je ne sais trop comment dire, comment formuler la question, regarde par la fenêtre. Une brise légère fait danser des boutons d’or, au pied du ginkgo. Les feuilles vertes frémissent elles aussi, grandies déjà, pas encore épanouies. Le printemps bien avancé, pas encore achevé.

Le mouvement des fleurs, des feuilles, me fait sourire. Les verrais-je en vidéo, elles ne me feraient pas le même effet. Présence, présence réelle.

Quel manque ? Côté « pratique » (analytique), la question devrait être dépliée en fonction des mécanismes psychiques prépondérants : si mécanismes psychotiques prépondérants (dans la période en cours du moins), l’absence du corps de l’autre, alors que sa voix entendue, alors que son image projetée, peuvent avoir des effets déstructurants, déréalisants, « hallucinogènes » – peuvent, mais aucune règle, certains patients dont je n’aurais pas pensé qu’ils supporteraient le dispositif téléphonique ou visio le supportent tout à fait, mieux que moi parfois.

Quel manque ?
Présence de l’autre, absence de l’autre, solitude. Solitudes – plurielles, diverses, singulières. Cela finirait par être lassant, de souligner la diversité et la singularité des faits psychiques ; nous nous devons pourtant de le faire, la clinique ne nous en laisse pas le choix.

Toutes considérations psychopathologiques oubliées, la solitude à laquelle le bazar actuel me renvoie, la solitude dont j’ai envie de vous parler aujourd’hui, est celle de l’incommunicabilité. Un bien gros mot, dommage qu’il n’en existe pas de plus simple, pour évoquer cette réalité incontournable, inéluctable, ce truc-là devant nous auquel nous nous cognons le nez.

« Incommunicabilité » : quoi que nous fassions, quels que soient les efforts, de soi et de l’autre, même lorsque l’on s’entend il y a malentendu. Il persiste un mur irréductible qui ne laisse pas passer les mots ni les idées, ni même les corps ; même hors « distanciation sociale » il persiste une distance irréductible.
Et pourtant la présence de l’autre nous manque.

Malgré le ratage de la rencontre, lorsqu’il y a tentative de rencontre possible, malgré le ratage de la communication, lorsqu’il y a tentative de communication « directe » possible, malgré l’incommunicabilité, la solitude radicale. Ou peut-être précisément du fait de la solitude irréductible ?

La rencontre a beau rater, le message a beau ne pas passer, ou ne passer qu’en si petite partie, le malentendu a beau ne jamais se dissiper intégralement, il y a quelque chose de la présence de l’autre. Quelque chose de son sourire, quelque chose de son regard, quelque chose de la présence de son corps. Impossible aujourd’hui. Eh bien cela manque. Et la durée attise le manque : un temps, quelques semaines, cela se supporte, puis un jour il y en a « trop », de cette absence-là.

Il existe cette expérience faite par je ne sais plus quel puissant en je ne sais plus quels temps reculés : des nourrissons, bien soignés au niveau de leurs besoins mais auxquels on n’adresse pas la parole, meurent.

Nous vivons actuellement une expérience absurde elle aussi : nous nous « parlons », même nous nous voyons, de trop près, visages déformés par les objectifs de téléphone en appel visio, mais gardons nos distances. Quels effets sur nous, de l’évitement radical de toute proximité physique ? Je ne parle pas de se toucher, je ne parle pas d’étreinte (ce serait encore toute une autre question) : le simple fait que le passage de quelques mots d’une bouche jusqu’à une oreille soit accompagné d’une présence physique. Laquelle ne pallie pas au défaut de communicabilité, laquelle ne rattrape pas le fait que les mots se perdent entre la bouche et l’oreille, et pourtant elle a un effet, un effet qui manque aujourd'hui. Que fait-elle, cette présence du corps de l’autre ? Pourquoi la solitude subjective, irréductible, est-elle plus supportable en présence du corps de l’autre ?

Et « inversement », malgré le ratage de la rencontre « complète », il existe ce truc étrange finalement que tout de même nous nous entendons un peu, tout de même nous parvenons à toucher l’autre d’une certaine façon – et à être touchés par l’autre – toucher à – et touchés par – quelque chose de sa pensée, quelque chose de son corps.

La question que je me pose est celle-ci simplement : dans la solitude radicale, et dans les effets de rencontre, quelle est la part de la présence réelle, quels sont ses effets ?

Je ne sais pas, je ne saurais pas l’expliquer aujourd’hui, mais je sais… que la présence réelle manque.

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