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« Savoir faire avec son sinthome ? » - Comment sortir du déconfinement ?

par Jean-Richard Freymann, 7 Mai 2020

Préambule aux déconfinements

On peut dire que les numéros d'Éphémérides (5 !) ont été créés pour traverser des temps au travers de durées éphémères... Je remercie tous ceux qui contribuent à cette expérience créatrice, originale et pleine de surprises pour la psychanalyse en extension et la psychanalyse en intension dans une actualité plus que tragique.

Dans le présent texte, j'essaie (artificiellement) de nouer
- le réel avec le contexte de confinement,
- le mythe comme retour aux arêtes basales et freudiennes, de l'invention freudienne et des apports de Lacan,
- et tente de remettre en perspective la psychanalyse avec la philosophie hippocratique.

Il ne s'agit là que d'un « exercice spirituel » laïque qui cherche quelques interlocuteurs attentifs.

1. Privation

Comment évoluer avec des restrictions ? En termes plus analytiques comment avancer avec la privation et la frustration ? Pour le dire en termes encore plus triviaux : on n'est pas sorti de l'auberge ! D'une auberge sans fenêtres et sans portes, avec – à l'extérieur – la menace de « l'ange de la mort réelle ». Cliniquement on peut suivre l'évolution des « confinés » dès lors que le temps commence à perdurer et qu'une échéance se doit d'être annoncée.

Et pourtant... nous sommes toujours dans le nuage épidémique ! Dans notre masure confinée, on ne sait plus vraiment ce qui est encore vivant à l'extérieur. Cela nous rappelle un jeu de l'enfance « 1 2 3 soleil » où l'on ne peut bouger que quand l'autre ne nous voit pas ! Quand « il » se retourne, nous restons pétrifiés.

En trois semaines de « confinement » bien sûr les téléphones crépitent, la télévision fleurit avec ses statistiques morbides, Wattshap et Skype se déchaînent (pour toutes les générations), tant et si bien que les « vieux » se sont mis à internet avec d’ailleurs plus ou moins de succès.

Constat « psychodynamique » après trois semaines « Antigonesques » : les vivants se lassent, un goût de mélancolie et un climat de paranoïa infiltre le monde. C'est que le climat est mondial, voire mondialiste et pourtant les actions communes entre les différentes nations sont plutôt rares.

Et pourtant, quoi qu'on en dise : l'humanisation est présente dans notre pays, l'État s'occupe de la survie des gens. Cela permettra-t-il un autre rapport au politique ? À voir...

Cette lassitude que je convoque cliniquement, ce trop-plein de contention commencent à devenir étouffant. Mais qu'est-ce qui de la sorte fatigue et qui rend la plupart des gens quasiment psychorigides ? C'est que cette contention provoque chez le « parlêtre » quelque tendance à l'hallucination, quelle que soit la structure psychique.

« Ce qui n'est pas symbolisé revient du réel », nous disait Jacques Lacan. Transposons là où la réalité ne s'impose plus, il reste au psychisme à reconstituer de l'imaginaire débordé.

On peut être frappé par le fait que ceux qui sont coutumiers des processus psychotiques supportent apparemment bien – dans un premier temps – la contention. Parce que le « climat coronarien » peut tenir lieu d'espace délirant collectif. C'est le virus qui fait leader, mais un leadership bien particulier, qui rompt avec le schéma freudien de « psychologie collective d'analyse du moi »1.

Il s'agit d'un objet imprévisible qui justement s'infiltre dans le groupal, le collectif... traître ! Et dans les maisons « forclosées » se tissent des relations souvent énigmatiques et qui peuvent être violentes. Mais ne serait-ce pas des relations humaines naturelles ? Et d’ailleurs qu'est-ce qu'une relation naturelle ? Ou plutôt comment se fait-il que nous vivions actuellement une sorte de radicalisation des relations humaines d'objet ? Là où le naturel rejoint le plus artificiel : c'est bien dans la tragédie.

Quel est le plus naturel de la relation humaine ? Est-ce la relation mère-enfant ? Le lien entre frères ? La liaison entre sœurs ? La relation père-fille ? Sophocle2 est à ce titre-là une illustration féroce : la royauté déraille par l'inceste, on remplace le Roi par le meurtre, les frères s'entre-tuent, les sœurs rivalisent...

2. Un trio

Le supportable de la relation d'objet s'étaie sur la manière dont on a négocié le trio classique de la déshumanisation : l'inceste, le cannibalisme et le meurtre.

À la limite, tenir compte de l'inconscient freudien c'est percevoir ce triptyque et si possible le sublimer. Alors, quand le réel s'en mêle (Covid 19) on se retrouve à la fois dans la position d'Œdipe à Colone et d'Antigone3.
Qu'est-ce à dire ?
On peut dire que dans Œdipe à Colone, Œdipe se trouve pour le moins encombré avec son « sinthome ».

P. 279, Œdipe : « Chassé de ma patrie par les fils de mon sang il m'est interdit pour toujours d'y entrer, puisque je suis un parricide ».

Chassé de sa patrie, il va chercher l'aumône chez Thésée (« notre roi, le fils d’Égée p. 277).
Contrairement à Œdipe, ce que nous sommes en train de vivre actuellement ce n'est pas de quitter une patrie pour se rendre dans une autre, c'est son propre pays qui dans sa structure se craquelle. Et fuir est pratiquement impossible, puisque tous les pays sont ou seront touchés en même temps.

Quand il est difficile de fuir, l'exil lui-même est impossible, que devient la dimension de l'ailleurs ? Le coincement est à la fois intime et extime. Il faut attendre que le « nuage épidémique » s'en aille ailleurs. Difficile alors de cheminer vers un Désir singulier en devenir.
Contrairement à ce que nous supputions, Œdipe, dans « Œdipe à Colone » a des perspectives !

3. Perspectives

Il peut essayer d'y « faire avec son sinthome ». Suivez le dialogue avec Thésée p. 279 :

Thésée : Eh bien, quel est ton désir ? Est-ce de venir au palais avec moi ?
Œdipe : Si les dieux y consentaient, volontiers. Mais c'est ici-même.
Thésée : Parle, je ne m'opposerai pas à ton dessein.
Œdipe : … que je triompherai de ceux qui m'ont exilés ! Le combat n'est point terminé... Œdipe a des perspectives !

Disons-le sous la forme d'une métaphore poétique analogiquement : on pourrait penser que l’analyse c’est pousser les analysants dans le cheminement entre Œdipe-roi et Œdipe à Colone, et de créer du nouveau fantasme à partir des différents meurtres de la « chose ». Refaire circuler cette sédimentation que constitue le sinthome actuel pour refaire surgir du symptôme.

Mais avec qui tout cela est-il possible ? Avec une « passeuse avec souci », cette porteuse de destin qu'est Antigone (presque christique), mais qui a aussi à faire avec la frérocité d'Ismère (sa sœur).

Je vous disais au début de ce texte que la « contention chronicisée » pousse vers un plus de « paranoïa », autrement dit, il y a dans ce moulage autocentré, du tiers exclu, alors que l'on est bigrement inclus.

Ainsi nous irons dans le sens de Freud pour soutenir l'idée subversive que le pouvoir du « Mythe » est de révéler sous forme d'une tragédie ce qui chez l'être parlant est refoulé, forclos, dénié, exhibé... Et l'on comprend pourquoi Lacan a dénoncé l'approche de la relation d'objet, tout en produisant d’ailleurs un séminaire du même nom4.

C'est que l'on pourrait penser la dite situation analytique comme une quête de normalité relationnelle. Si, par exemple, on cherche chez W. Shakespeare un modèle de relation amoureuse homme-femme typique, on pourrait prendre le modèle de la relation Claudius (roi du Danemark) et Gertrude (mère de Hamlet) 5!

Voici une passion amoureuse qui amalgame meurtre, inceste, rivalité, trahison, qui plonge la progéniture (Hamlet) dans un désarroi profond et dans un désir de vengeance qui est contraint de mettre en énoncement bien des contorsions obsessionnelles et folles.

4. Épidémies

Reportez-vous aux livres I et II d'Hippocrate6 (qui sont attribués à lui-même et non à son école) où vous trouverez une étude bien structurelle de la question « des épidémies ». Nous y trouvons peut- être des matériaux biphasiques pour penser la question du Sinthome et des Symptômes.

Je vous rappelle qu’Hippocrate est avant tout un itinérant. Exemples de lieux de séjour de ce médecin « périodente »: l'île de Thasos, des villes de Thrace et de Thessalie au nord de la Grèce et même Cyzique, située sur la côte asiatique de la mer de Marmara (p. 3, 4, 5). Pour dire que la variété des lieux et des climats est essentielle dans la constitution du savoir médical hippocratique.

« La sortie de la maladie, les différents états du corps sont conçus comme étroitement liés aux conditions générales, climatiques et géographiques de l'endroit habité ».

Ne se croit-on pas face aux cartes du ministère de la santé ?

Fort de cette théorie, Hippocrate propose une double approche structurelle : l'examen des malades particuliers et une analyse d'ensemble que l'on nomme « constitution ». Ainsi on établit de grands tableaux cliniques qui résument les conditions météorologiques d'une année, de ses saisons, ainsi que les maladies qui s'y sont déclarées (cf. les nosographies de l'époque).

L'idée qui domine c'est qu'entre les deux séries, météorologiques et pathologiques, la constitution établit une correspondance : non pas terme à terme (cette météorologie, cette maladie) mais entre deux séries d'événements dont l'apparition semble, au fil des observations, indubitablement liée.

Écoutez la modernité de ses propos : « Dans l'épidémie des maux variés et capricieux font éclosion, parce que la régularité de la nature et donc des corps, a été brisée » p. 4. On voit à partir de la fonction de la médecine Hippocratique... La science des jours critiques et celle du pronostic y trouvent leur véritable source.

L'autre composante que l'on dira symptomatique concerne l'analyse des cas particuliers :

  • « Ils ont un nom, un métier, une histoire » tout est décrit avec laconisme.
  • « Le corps couché, la peau morte, les gestes errants, les soifs, les délires, les fins interminables... vous entendrez les témoignages des gens de l'urgence et des réanimateurs ».

Et où pourrait se poser aujourd’hui la place du psychanalyste dans ces relations qui lient le malade et les soignants ? À l'époque les médecins ne sont pas bavards mais ils créent « La consultation ». La marque personnelle de la part d'Hippocrate (cf. Gallien) est plutôt elliptique et elle se donne en quelques formules lapidaires qui sont à l'origine de toute une philosophie.

« Être utile ou du moins ne point nuire »… belle formule éthique !
C'est le lien où la médecine hippocratique rejoint les souhaits dans la psychanalyse. Apporter à l'humain un bénéfice mais avec la nécessité de définir le seuil fluctuant où « l'avantage se tourne soudain en désastre ».
Tous les sauveteurs actuels et réanimateurs que j'ai pu écouter et peut-être entendre ont montré cette quête de réhumanisation et de singularisation de la maladie, faute de moyens, ils ont dû « cliniquer », c'est-à-dire s'adapter à chaque malade particulier, en recherchant coûte que coûte une reprise de la parole vivante. De survivre malgré un impossible.

Ce qui se prépare aujourd'hui, c'est comment faire avec ce moment de relâchement des contraintes ? Comment négocier collectivement et individuellement, avec ce surmoi archaïque et collectivisé, qui a à voir avec notre survie ?
Là où l'on sent des signes de réhumanisation, c'est peut-être dans le re-développement d’une nouvelle conflictualité. Comment rouvrir les espaces de liberté, sans retomber dans le « tout est permis ».

En effet rappelons-nous une phrase de Dostoïevski : « Si tout est permis, rien n'est permis ».
Et j'y ajouterai une phrase de mon maître Moustapha Safouan : « Hélas on ne peut pas être dans le train et le regarder passer »... si seulement ça passait...

1 S. Freud, Psychologie collective et analyse du moi.

2 Sophocle, Théâtre complet, Garnier Flammarion. Essais, 2008

3 Ibid.

4 J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil.

5 J. Griffith, Le journal du confinement, Éphéméride 2.

6 Hippocrate, La consultation, Hermann, 1986.

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