« Pour exister, tout être imaginaire, toute créature de l’art doit avoir son drame, c’est- à-dire un drame dont elle soit un personnage et qui fasse qu’elle est un personnage. Le drame est la raison d’être du personnage ; c’est sa fonction vitale : nécessaire pour qu’il existe »1. Pirandello nous présente une pièce où six personnages errent en quête d’une reconnaissance de leur existence. Leur existence étant confondue à leur drame, chaque personnage cherche à représenter son drame pour qu’il soit reconnu. Or cette opération est vouée à l’échec. En effet, ils sont condamnés à ne pas être tout à fait reconnus. Au moins pour deux raisons. Leur auteur ayant reconnu leur existence mais refusant leur drame et ce drame étant leur raison d’exister, ils sont destinés à ne jamais être entièrement reconnus. Il n’y aura pas de substitut d’auteur qui remplacerait, voire qui réparerait, ce refus initial, l’incomplétude de leur acceptation par l’auteur. Il n’y aura pas de reconnaissance qui palliera à cette non reconnaissance constitutive de leur existence. La dimension tragique consiste justement en cela : ils demandent ce qu’ils ne peuvent pas obtenir et qui les poussent à demander. Cercle inexorable qui les pousse vers un destin désastreux. L’autre raison de l’impossibilité d’une reconnaissance satisfaisante est que leurs drames sont intriqués les uns aux autres. Le drame de l’un est relié au drame de l’autre et ne peut pas s’en séparer. En l’occurrence ces six personnages forment une famille. Ils ne peuvent monter sur scène qu’ensemble. L’un peut-être plus effacé, plus informe, moins au devant de la scène qu’un autre dont le besoin de s’exprimer est plus insistant, mais il reste en arrière fond et vient, par sa simple présence, empêché la libre association de l’autre. De plus, ces drames présentent une dimension de contradiction entre eux : la reconnaissance de l’un implique la dévalorisation de l’autre et ainsi aucun metteur en scène ne pourra satisfaire tous les personnages à la fois.
Chaque analysant porte cet « être imaginaire » qu’il présente à la reconnaissance par l’autre. Cet être imaginaire à autant de facettes que de personnages qui montent sur scène.
Cette reconnaissance est un acte impossible. Elle n’est donc présente que sous forme d’attente de quelque chose venant de l’autre et qui ne vient pas. L’attente de quelque chose est une caractéristique du transfert. L’acte analytique n’est pas un acte de reconnaissance mais plutôt de reconnaissance de l’impossible reconnaissance. Les pré-textes de reconnaissance sont aussi nombreux que les analysants : ils s’expriment par les signifiants « fétiches » d’un individu. Amour, filiation, rejet, je-t’aime-moi-non-plus, abandon, retrouvaille, souffrance, échec, etc. La pièce de Pirandello nous montre bien que l’ensemble des personnages provient de l’imagination de l’auteur, c’est-à-dire qu’ils le représentent sur une scène où il est absent. L’absent, l’auteur, prend alors la place du x, de l’inconnu. Il est sans cesse appelé et ne répond que par son absence. Silence des causes de son mystérieux désir : mais que me veut-il ? Qu’attend-t-il de moi ? Que désire-t-il ? Qu’est ce qui le relie à moi ? Et en écho à ces questions : qu’est-ce que je lui veux ? Qu’est-ce que j’attends de lui ? Qu’est ce que je désire
? Quelle est ce lien qui me relie à lui ?
Ces questions sont relatives au déploiement du transfert. Celui-ci peut être approché comme une scène où se joue un drame singulier. L’analysant y développe un drame principal selon le pôle d’attraction transférentielle prioritaire. En effet, les choix inconscients que fait un sujet dans l’engagement d’une cure contiennent les prémisses du déploiement du transfert. Évidemment celui-ci dépendra également des contingences des réponses rencontrées chez l’analyste. Mais l’accroche transférentielle n’est pas indépendante de ces choix inconscients inauguraux. Quels sont ces choix ? Par exemple le choix d’un analyste, ou d’une analyste, d’un nom, d’un prénom, d’un renom, d’un trait supposé de caractère, d’un trait physique, etc. Il y a dans ce choix une dimension réelle, s’ancrant dans quelques traits de l’analyste, reçu comme trait unaire pour l’analysant, et dont le repérage nous échappe la plupart du temps. Parfois, l’analyse permet de mettre l’un ou l’autre en évidence. Les situations inédites, comme la période que nous traversons, permettent par le changement rapide du dispositif, de sentir la force opérante de ces bouts de réel. Il y a également la dimension imaginaire qui habille ce réel par les suppositions, les projections névrotiques, les représentations, les attentes. Ainsi, les choix inconscients s’appuient sur la rencontre de la « diachronie des répétitions inconscientes » et de la « synchronie des signifiants qui s’y composent »2 et laisse place à l’Autre avec sa dimension manquante, x, que le sujet ne cessera d’interroger. Il n’y a pas d’analyse sans l’émergence de cet x, insistant dans le transfert. Pour aller plus loin, cet x ne serait-il pas cause du transfert ? Relevons qu’il évoque également le croisement, le carrefour si déterminant pour Œdipe qui y rencontre son message, cet x hermésien sans lequel l’analyse n’aurait pas de raison d’être.
L’analysant travaillera donc dans une cure un point nodal principal qui dépend de la contingence de la rencontre d’une diachronie insistante et d’une synchronie relative à un moment de vie. Une autre cure pourra se déployer à partir d’un autre point nodal. Par exemple une cure où le rapport à l’Autre maternel est récurrent dans le transfert, pourra élaborer la dialectique du sujet dans son rapport au féminin et au maternel. Si cette élaboration transférentielle présente au premier plan cette question, elle n’est pas sans effet sur l’autre pôle (paternel ou masculin par exemple). Nous retrouvons là un parallèle structural avec ce que Lacan développe à propos du Mythe individuel du névrosé où il prend l’exemple de l’obsessionnel qui lorsqu’il retrouve une unité d’un côté (professionnelle par exemple) voit l’autre côté se diviser (amour et séparation de l’objet d’amour) et inversement. À l’instar du choix de la névrose qu’évoque Freud, il y a le choix transférentiel d’un drame pré-dominant. Le transfert va développer ce drame et le rend dès lors dominant. Le pôle transférentiel dominant est le pôle attractif du sujet à un moment donné. C’est ce qui fait énigme pour un sujet, ce qui revient et qui cherche résolution. La notion drama renvoie à la pièce de théâtre et donc à l’énigme qui s’y déroule. Toute mise en scène est mise en scène d’une énigme. De la tragédie grecque au théâtre de l’absurde en passant même par Molière, chaque mise en scène est présentation d’une énigme. Sa résolution est coup de théâtre et de ce fait sort de notre champ. Dans notre champ, pas de re-solution ! mais chute de la solution, autre-solution.
Le transfert met en place une scène où se déploie un drame singulier que l’individu cherche à faire reconnaître. L’absence de reconnaissance lui permet de laisser apparaître l’objet de cette impossible reconnaissance : le sujet. Il ne surgit pas seul et de nul part mais depuis et dans ses rapports à l’Autre et à son objet de médiation, objet a chez Lacan. Pour cela la scène transférentielle voit apparaître plusieurs personnages, tous production de l’individu, bien qu’ils représentent, ou ont représenté, des personnes qui existent ou ont existé. C’est-à- dire que ce qui cherche à se réaliser dans la réalité, le « scénario fantasmatique » dont parle Lacan, se déplacera dans le champ de la parole par la narration. L’individu vient raconter son « petit drame » à quelqu’un. Donc il y a la dimension de mise en parole de ce qui jusque là recherchait une consistance dans la réalité, quitte à la créer (la consistance et la réalité !) et la dimension d’adresse. N’oublions pas que le petit drame qui constitue pour Lacan le mythe individuel du névrosé nous est connu que par sa traduction par Freud, c’est-à-dire que
l’homme aux rats lui a d’abord rapporté. Et s’il le lui a rapporté c’est qu’il attendait quelque chose de Freud. Ainsi en narrant son scénario, il le déplace dans le champ du transfert où entre en scène insidieusement et de manière voilée un x, médié par l’écoute de l’analyste. Progressivement l’analyste présentifie cet x bien qu’il ne l’incarne pas. L’énigme que contient votre petit drame sera actualisée dans le transfert sous la forme du « que me veut-il » ou « que me veut-elle » et les autres questions évoquées plus haut. À l’instar de la place vide nécessaire à la circulation des cases dans le jeu du taquin, le x permet un jeu, un mouvement entre les différents protagonistes convoqués sur la scène transférentielle. Les protagonistes sont les signifiants qui apparaissent et se déroulent selon une logique qui se resserre pour former les points nodaux transférentiels. L’analyste en présentifiant le x, désir énigmatique de l’Autre, laisse place à un redéploiement du drame, sans le résoudre. Cette position particulière de l’analyste, qui « présentifie la mort » 3 nous dit Lacan, permet l’émergence du discours analytique où le manque laisse place à un nouveau positionnement. Ainsi, parler à un analyste, c’est introduire un x dans son affaire et mesurer petit à petit que ce x était moteur énigmatique dès avant son introduction. Le déplacement sur la scène transférentielle est ainsi répétition et création.
Notre petit parcours nous montre ainsi que l’analyse en introduisant le discours analytique, c’est-à-dire le passage d’un discours à un autre, permet d’enrayer la logique de la tragédie qui assigne le personnage à un destin inexorable. Cette logique laisse place à la logique dramatique qui sort le sujet du destin écrit. Cette sortie n’est jamais définitive, nous devons ressortir régulièrement d’Egypte, et passer par la reconnaissance de cet écrit. C’est-à- dire les lettres qui nous portent. Le sujet passe ainsi de la tragédie d’Œdipe au drame d’Antigone.
Le passage de la tragédie au drame est médié par l’introduction de l’énigme, du x, que l’analyste présentifie en se retirant. Ceci ne signifie pas qu’il s’efface mais qu’il laisse une place au déploiement du drame transférentiel en maintenant la place du x. Ce x est variable d’un analysant à l’autre et ne peut pas être dit totalement. Pour ne pas le laisser trop énigmatique, disons qu’il incarne l’énigme, il désigne ce qui a raté, ce qui n’a pas fait lien, le lieu d’absence de rapport sexuel, c’est l’excès d’attente de l’enfant, c’est l’absence de désir d’enfant, c’est quelque chose qui a à voir avec le désir d’enfant de chacun des parents et de leur rencontre ou plutôt de leur non rencontre, c’est ce qui dans le lien à l’enfant ne fait pas lien, c’est ce qui dans la relation d’un père à son enfant rate, d’une mère à son enfant est impossible, etc. Ces exemples évoquent l’énigme mais ne la disent pas entièrement, car précisément le x en est la part manquante. Et le désir de l’analyste a à voir avec cette place vide. Tout comme l’x est formé et créé dans le transfert, le désir de l’analyste ne serait pas toujours un désir formé et créé dans le transfert ?
1 Pirandello, Préface, Six personnages en quête d’auteur.
2 J. Lacan, La direction de la cure
3 J. Lacan, La Chose freudienne.