Yves Dechristé a rencontré Chawki Azouri en 2019, à propos de son livre
AZOURI Chawki, "J'ai réussi là où le paranoïaque échoue" - Théorie et transfert(s), Arcanes-érès, 2015
C’est à l’occasion de mon voyage au Liban, sur une idée de Jean-Richard Freymann, que nous avons eu le plaisir de rencontrer Chawki Azouri et de discuter de son livre « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », Théorie et transfert(s), paru aux éditions Arcanes-érès en janvier 2015. Il s’agit d’une version réactualisée et remaniée de son ouvrage « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », La théorie a-t-elle un père ?, paru aux éditions Denoël en 1991, dans la collection « L’espace analytique » dirigée par Maud Mannoni et Patrick Guyomard.
Nous nous proposons de reprendre ici les points essentiels évoqués lors de cette rencontre, en nous référant à son ouvrage, avant d’apporter quelques réflexions survenues à la suite de cet échange.
L’auteur : psychiatre, psychanalyste, écrivain et historien
Chawki Azouri est un homme chaleureux, généreux en ce qu’il apprécie échanger et partager autour de son travail, manifestant un profond respect de l’autre et un esprit humaniste.
Ayant effectué une formation de psychiatre et psychanalyste à Paris, il décide de retourner à Beyrouth en 2003 lorsqu’on lui propose d’ouvrir un service de psychiatrie. Il a été séduit par l’idée de fonder un service de psychothérapie institutionnelle dans la lignée des anti-psychiatres, de mettre en pratique les concepts de l’École expérimentale de Bonneuil fondée par Maud Mannoni. Médecin-chef à l’Hôpital Mont-Liban, il exerce au quotidien un travail de thérapie institutionnelle, une « psychiatrie relationnelle et transférentielle » qu’il rend possible avec les jeunes psychiatres formés au DSM.
Il désigne son ouvrage comme un livre « inclassable » dans le genre analytique. Maud Mannoni, à qui il a demandé la lecture du manuscrit avant publication lui a répondu : « Ça se lit comme un roman policier. » Et il est vrai qu’on se laisse prendre par son travail ! Établi à partir des correspondances entre Freud, Jung et Ferenczi principalement, on se demande comment Chawki Azouri s’y est pris pour démêler les fils de ces relations transférentielles établies entre les divers protagonistes, comment il a pu s’y prendre pour ne pas s’empêtrer lui- même dans ces « histoires ».
Ce livre est le fruit d’un long travail de recherche et de réflexion, notamment à partir d’un séminaire que Chawki Azouri a mené durant dix ans sur le « Cas Schreber ». Arrivé à Paris en 1973, l’auteur avait suivi un séminaire de Paul-Claude Racamier sur les psychoses. Il avait été question du livre de Morton Schatzman, L’esprit assassiné (Soul murder ; Persecution in the Family), paru en 1973, où l’auteur met au jour que le père de Daniel Paul Schreber l’avait gravement persécuté dans son enfance et qu’il était d’une certaine façon à l’origine de la paranoïa du fils. Schatzman, à la suite des auteurs anglo-saxons – William Niederland (1959), Mauritz Katan (1949), Ida Macalpine (1955) – critique donc Freud et les analystes pour n’avoir pris en compte que la réalité du fantasme et de ne pas s’être intéressés à la famille Schreber, particulièrement au père de Schreber. Ce sont eux qui ont remarqué qu’aucun des analystes n’avait lu Schreber, que tous se sont contentés de lire l’étude de Freud « Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : Le président Schreber ». Deux remarques s’imposent. Pourquoi le texte de Freud a-t-il été dogmatisé alors que Freud lui-même, dans sa lettre à Jung le 18 décembre 1910, reconnaît que « son Schreber est bâclé à la six quatre deux », qu’il est «sans jugement quant à sa qualité intrinsèque, à cause de la lutte qui eut lieu pendant sa rédaction contre des complexes intérieurs (Fliess) » et qu’il veut « volontiers se laisser critiquer » ? D’autre part, pourquoi Freud ne s’est-il pas reporté dans son analyse à l’œuvre écrite du père, qu’il ne pouvait ignorer tant celle-ci était connue ? Certains ont comparé la pensée du père de Schreber à la pensée nazie, tellement celui-ci était obnubilé par le corps, par l’hygiène, ce que l’on retrouve notamment dans la publication de La gymnastique médicale de chambre paru en 1910 et réédité à cette époque vingt-trois ou vingt-quatre fois !
Aux yeux de Freud, le père n’a rien à se reprocher, les critiques, la rébellion comme la dévotion du fils sont toutes rapportées au terrain familier du « complexe paternel ». Au père donc, il ne faut pas toucher, que ce soit pour Freud lui-même dans l’analyse du cas Schreber, ou pour les disciples de Freud eux-mêmes qui ne se sont pas intéressés à l’énonciation de Freud en élevant ses énoncés au statut dogmatisé de discours du maître.
L’apport d’Octave Mannoni
Toucher au père, remettre en question le discours du maître, c’est une situation à laquelle Chawki Azouri reconnaît s’être heurté lui aussi ; il lui a été difficile de reprendre les assertions de Freud, de les discuter, il lui a fallu affronter ses résistances, son surmoi intérieur, son autocensure pour pouvoir avancer et formuler son hypothèse. Il est reconnaissant à Octave Mannoni de l’avoir soutenu dans sa démarche, et il n’est sans doute pas excessif de dire qu’il a pu avancer grâce au transfert de travail avec lui.
Octave Mannoni, qui s’est lui-même intéressé au « cas Schreber » et au problème de « l’analyse originelle » s’est opposé à l’approche de Didier Anzieu sur « L’auto-analyse ». Car soutenir qu’il y a auto-analyse, c’est en quelque sorte faire de Freud quelqu’un d’auto- engendré, un dieu, position dans laquelle étaient les membres de l’IPA. La position d’Octave Mannoni est autre. Il soutient que nombre de découvertes freudiennes n’ont pu se réaliser que dans le cadre du transfert de Freud à Fliess, expérience de transfert qui s’est répétée par la suite avec Jung et Ferenczi entre autres. Une façon de souligner que l’élaboration de la théorie s’origine dans le transfert, et que le remaniement des idées s’effectue à travers la souffrance du transfert. À cet endroit peut apparaître l’interprétation : « ce que je croyais ainsi, n’est pas cela, c’est autre chose. » Mais cette intervention ne se fait pas sans risque, elle se fait sans filet. C’est pourquoi il y faut la théorie, comme moyen de créer les obligations logiques visant à préciser, ce que l’on a compris. Quant à la résistance, elle peut être envisagée comme la difficulté à transformer l’idée que l’on a sur quelque chose en une autre idée.
Octave Mannoni s’est appuyé sur ces conditions de découvertes dans la psychanalyse pour avancer l’hypothèse suivante : la théorie du trauma, de la séduction chez Freud, cette adhésion à ce que lui racontaient les patientes, qu’elles avaient été toutes plus ou moins abusées, a été une « théorie résistance » chez Freud contre la théorie du fantasme.
Chawki Azouri s’inspire de cette hypothèse, et de l’importance de la découverte dans le transfert pour avancer sa propre hypothèse : la théorie de l’homosexualité chez Schreber, qui avait été une sorte d’auto-analyse de Freud par lui-même à travers Schreber, lui a servi de théorie résistance, de résistance contre la question plus fondamentale, la question du père, et de la paternité des idées.
La paranoïa et la théorie de l’homosexualité
Freud accorde dans le cas Schreber une place centrale au « complexe paternel », « ce curieux mélange de critiques blasphématoires, de rébellion, d’insubordination et de dévotion respectueuse » qui témoigne de l’attitude infantile des garçons envers leur père. Son actualisation dans le transfert, amène Freud à prendre la place du père de Schreber, d’où son occultation des écrits du père de Schreber, ce qui lui fera délaisser le rôle pathogène du père de Schreber démontré par Lacan.
Il faut bien saisir que toute l’élaboration du cas Schreber s’inscrit dans cette tentative d’explication du contre-transfert qui lie Freud à Jung et Ferenczi. L’implication subjective de Freud dans ses élaborations théoriques sur la paranoïa est donc très présente. Là où il reproche à Ferenczi sa trop grande passivité et réceptivité homosexuelle, il refuse à Jung la position d’analysant considérant que son transfert homosexuel est inanalysable, et lui désigne la place du fils, mais aussi de l’élève qui a tout à apprendre du maître. Élève qui aura à appuyer la démonstration freudienne, à savoir que le paranoïaque échoue « dans la tâche d’éviter le réinvestissement de ses tendances homosexuelles ». Pour le paranoïaque, celui qui fut un temps aimé et adoré est à présent haï et craint selon un mécanisme de déni et de rejet de son désir homosexuel, et de projection des motions agressives. D’où la menace qui pèse sur l’élève (Jung, Ferenczi), qui ne peut analyser son complexe paternel et en finir avec l’homosexualité, que de voir la libido homosexuelle « négativée » sous forme de persécution.
Freud analyse quant à lui le sort de sa propre homosexualité à travers son étude du « souvenir d’enfance de Léonard de Vinci ». Pour cela, il place Jung en position d’analyste, dont il refuse toute intervention afin de préserver sa place de père de la psychanalyse, et en donnant une fin de non-recevoir au transfert homosexuel de Jung.
Comme Léonard, Freud dit avoir réussi là où le paranoïaque échoue par la sublimation de son homosexualité en pulsion de savoir.
Freud : ne pas risquer son autorité, assurer l’origine de ses idées
Alors pourquoi insiste-t-il à vouloir démontrer la paranoïa de ses élèves dès lors que ceux-ci lui témoignent de leur propre position homosexuelle ? Il faut situer ce texte dans le contexte des relations de Freud à Fliess, son premier analyste, et des relations transférentielles marquées « d’homosexualité » des deux côtés, que ce soit avec Jung ou Ferenczi. Si Freud a reconnu sa propre homosexualité envers ceux qu’il a mis en position d’analyste, comme en témoigne ce besoin de leur écrire régulièrement, il avait du mal à accepter qu’il « s’auto- analysait » à travers ses correspondances et refusait que Jung ou Ferenczi lui fassent des remarques de type analytique. Le film A Dangerous Method de David Cronenberger reprend parfaitement une scène de 1912 où à la suite de l’évanouissement de Freud à Munich, celui-ci reconnaît devant Jung qu’il s’agit « d’un morceau de névrose dont il faudrait s’occuper». Freud n’accepte pas l’intervention de Jung lui rappelant qu’il avait déjà été pris d’évanouissement en 1902 ou 1903 et que cet évanouissement était grave car il avait l’apparence d’une mort volontaire. Freud lui répond « que chacun s’occupe plus activement de sa propre névrose que de celle du prochain », qu’il n’a pas à se livrer analytiquement pour ne pas risquer son autorité.
L’enjeu pour Freud est de s’assurer de l’origine de ses idées, de la paternité des concepts, une paternité qui se trouve menacée dès lors qu’il perçoit que son activité créatrice, l’acquisition de savoir liée au désir inconscient, il ne l’acquiert que dans le transfert. Ainsi dans une lettre adressée à Jung le 12 novembre 1911, il lui répond : « Cela me torture de penser que si maintenant il me vient une chose à l’esprit, je vous enlève par là facilement quelque chose ou que je m’approprie quelque chose qui aurait pu sans peine devenir votre acquisition. » Il touche ici à la question des rapports du sujet au langage, et à la difficulté d’opérer une distinction entre ses idées, sa théorie et celle de l’autre. Ainsi Freud recule devant « l’abolition des limites de propriété », ce qui peut amener à considérer le concept « d’analyse mutuelle » de Ferenczi comme une forme de revendication adressée à Freud.
Dans ce contexte, affirmer que l’autre délire a dès lors une fonction de garde-fou ; d’où l’accent mis sur la paranoïa d’Adler, le délire de Jung lui-même, la psychose passionnelle de Ferenczi.
La paranoïsation de l’institution analytique
Une des idées à laquelle Chawki Azouri a abouti, c’est que lorsque Freud dit : « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue », c’est qu’il a réussi à faire en sorte que l’institution analytique devienne paranoïaque.
Alors que Ferenczi demande à Freud en 1912 de diriger le comité secret, celui-ci refuse en disant à Jones : « Il vaut mieux que je sois laissé dehors de vos décisions et de vos engagements… Je vais laisser libre cours à mon imagination et vous laisser le rôle de censeur. » Cette phrase, avec cette position de retrait, désignant une place de dauphin, ne pouvait que susciter méfiance et guerre fratricide.
En voulant être le père de sa théorie, Freud voile la question de l’origine de ses concepts et participe au mythe de l’auto-engendrement par l’autoanalyse que l’IPA aura pour mission de transmettre. Il instaure dans le même mouvement le discours du maître. Cette position ne pouvait que s’accompagner de la crainte de voir ses idées piratées, ou une redécouverte sous un autre nom. « Le rôle de censeur » visait à préserver au sein de l’institution les thèses centrales, ce qui ne pouvait qu’aboutir à la mise en place d’une opposition entre un bon dedans et un mauvais dehors.
Un processus paranoïaque se met ainsi en place où il s’agit d’écarter les tendances individuelles et de favoriser l’identification au Maître. Lacan, dans son Séminaire Le transfert, considère que « Psychologie des foules et analyse du moi » a été un modèle pour l’IPA. L’identification au meneur favorise l’union au sein de l’institution en poussant les uns et les autres à se conduire « comme s’ils étaient uniformes », donc l’indifférenciation des membres, avec pour conséquence de « limiter l’agression contre la personne à laquelle on s’est identifié ». Ce dispositif répond à la crainte de Freud d’être exposé au même destin que César.
Cette injonction d’appartenance à l’institution reste un risque actuel du mouvement analytique. Ce qui s’observe dans le rapport à la certitude des analystes. La certitude de
l’analyste ne vient pas de lui mais de son appartenance à une institution. On peut repérer ceux pour lesquels il y a soumission au discours du maître ou à ses signifiants, alors que la pratique nous enseigne qu’il n’y a pas d’assurance dans nos interventions, nos interprétations. La théorie analytique cesse d’être le produit d’une expérience où se réinvente la théorie. Il n’y a plus de place pour le discours analytique dont la commune mesure partagée par les analystes est un facteur de lien.
Freud a mis trente-deux ans pour réaliser l’importance de la question du père
Dans une lettre à Romain Rolland pour son 70e anniversaire, datée de janvier 1936, Freud retrace un de ses troubles du souvenir présenté à la fin de l’été 1904, lors d’un voyage à Athènes, précisément sur l’Acropole où il se rendait pour la première fois, il était alors âgé de 48 ans.
Il évoque cette expérience que « je n’avais jamais comprise depuis, m’est revenue sans cesse en mémoire ces dernières années sans que je puisse en découvrir la raison ». Il analyse cet épisode de « sentiment d’étrangeté » qui l’a saisi alors qu’il est sur l’Acropole où, durant un instant, il a le sentiment que ce qu’il voit n’est pas réel. Il attribue ce phénomène à une défense du moi face au monde intérieur de certaines de ses pensées, à savoir dans le cas présent qu’il doutait jusque-là de voir Athènes de ses propres yeux, aller si loin, « faire si bien mon chemin », ce qu’il rapporte à ses conditions de vie dans sa jeunesse ; il avait des désirs de voyages qui exprimaient son désir d’échapper à l’atmosphère familiale, le désir d’une vie libre reflétant son mécontentement au sein de la vie familiale. Ce jour-là, il fait remarquer qu’il aurait pu dire à son frère qui l’accompagnait : « Que dirait Monsieur notre père s’il pouvait être ici maintenant ? » Il relève également que « les thèmes d’Athènes et de l’Acropole contiennent en eux-mêmes une allusion à la supériorité des fils ». Ce qui l’a empêché de jouir de son voyage était un « sentiment de piété » envers le père qui n’avait pas fait d’études secondaires, et la mauvaise humeur qui l’a précédé l’effet d’un sentiment de culpabilité liée à la satisfaction d’avoir si bien fait son chemin : « Il y a depuis toujours quelque chose d’injuste et d’interdit. Cela s’explique par la critique de l’enfant à l’endroit de son père, par le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile de sa personne. Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que le père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé. »
Ce qui a permis à Freud de franchir ce pas, de se déprendre de la théorie de l’homosexualité pour prendre en compte la question de la paternité, c’est la répétition de la première séparation avec Fliess qui a eu lieu en 1904, quelques semaines avant son trouble de la mémoire sur l’Acropole, suite à une brouille concernant la paternité du concept de bisexualité, et le décès de Ferenczi en 1933 envers lequel il reconnaît à présent l’abolition des limites de propriété dans la production de ses élaborations théoriques.
En reconnaissant le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile envers la personne de Fliess, Freud indique le renversement transférentiel nécessaire qui amène l’analysant du transfert positif au transfert négatif, étape nécessaire à la déliaison de la fin d’analyse. Il ouvre une perspective qui lui permet de sortir de l’alternative : être le fils soumis, docile et fidèle qu’il attendait de ses élèves ou bien l’élève insoumis, infidèle et rebelle. Il peut du même coup reconnaître au délire de persécution dont il a affublé Ferenczi, Jung, Adler et quelques autres une dimension transférentielle et non plus pathologique.
Alors pourquoi dans « Analyse finie et analyse infinie » de 1937 n’a-t-il pas renoncé, en apparence, à cette conception du rapport maître-élève : « L’homme ne veut se soumettre à un substitut de père, il ne veut se sentir obligé à aucune reconnaissance » ? Chawki Azouri, dans un numéro d’Apertura sur L’amour du transfert, évoque un dialogue fictif entre Freud et Jones à propos de la rédaction de ce texte dans lequel Freud aurait laissé la plume à Jones, à qui il avait confié la tâche qui lui tenait par-dessus tout : assurer la transmission de la théorie analytique qui, selon l’IPA, devait passer par l’identification au maître, à la nécessité pour le futur analyste de se constituer un père idéal.
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J’ai repris ici les points essentiels évoqués lors de cet entretien tout en me reportant à son ouvrage afin d’étoffer ses propos. Suite à ce travail et cet échange, certaines questions se sont posées à moi, ce que je vais essayer d’aborder à présent.
Le risque paranoïaque de Freud
Il me semble ainsi que la position de Freud vis-à-vis de la question du père a été rendue particulièrement problématique du fait qu’il avait à concilier son désir d’analysant, son désir de maître et de « père de la psychanalyse ».
La confusion de Freud, à vouloir s’identifier à ses propres concepts, à se vouloir être le Père de la psychanalyse en jetant un voile sur l’origine de ses idées, occupe la place d’un père réel. En refusant toutes les interventions de type analytique de ses élèves, non seulement instaure le discours du maître, mais s’interdit d’occuper la place de père symbolique, que ce soit pour Jung ou Ferenczi, ou tout au moins la fonction d’analyste qui offrirait à l’analysant d’accueillir son propre message. Ainsi, à ne pas jouer clairement les divers registres du père, le risque est une homogénéisation de ces trois dimensions, où l’imaginaire vient recouvrir le réel où ce qui domine est l’amour du père ou pour un père comme mot de la fin.
Cette pente à homogénéiser, qui guette tout un chacun, et aboutit à la paranoïa, Freud nous semble y avoir été plus particulièrement exposé. Octave Mannoni, parlant de l’analyse de Freud avec Fliess dans « L’analyse originelle » parle de première analyse thérapeutique, de première analyse didactique et de première cure préventive d’une paranoïa. Peut-être que la décision de Freud, lorsqu’il laisse à Jones la tâche de la surveillance mutuelle des membres du comité secret en août 1912 : « Il vaut mieux que je sois laissé en dehors de vos décisions et de vos engagements (…) Je vais laisser libre cours à mon imagination et vous laisser la place de Censeur » échappe-t-il à la paranoïa en introduisant, par son absence, un trou du symbolique dans le réel. Le père devient par là même plus un trou qu’un signifiant qui comble. Or tenir cette place du trou n’est pas sans susciter, activer des résistances.
Pour l’amour du père
Freud, par son dire, a occupé la place d’un père réel. En nommant des signifiants, des instances parfaitement hypothétiques, Freud a créé le champ balisé de la psychanalyse, il a été l’agent de cette création. Comme créateur, les autres à sa suite ne pouvaient l’égaler, ils ne pouvaient être que dans une position féminine, plus que dans une position de filiation. On a bien vu l’émergence de ces figures féminisées de ses élèves : Adler avec sa volonté de puissance, sa rébellion contre la castration qui évoque la question de la « protestation virile », Ferenczi à propos duquel Freud déplore sa passivité et son homosexualité, ou encore Jung l’élève révolté, Jones à son service s’est fait comme un devoir de démontrer que Ferenczi était paranoïaque pour prouver que Freud « a réussi là où le paranoïaque échoue ».
Tous ces élèves ont rendu hommage au père. Jones en prenant le parti du père, d’un amour sans haine, il prend en charge la souffrance du père en acceptant le rôle de Censeur qui doit écarter les dissidents, il souffre comme le père. Jung et Ferenczi éprouve la souffrance du
fils qui n’a pas manqué d’aimer ce père, mais qui se trouvent condamnés à vivre dans la faute en se rebellant contre la tyrannie du père. Leur souffrance sera l’indice d’une rédemption possible de la faute, le moteur de ce qu’ils pourront donner.
On perçoit bien combien Freud – et les analystes à sa suite, soutenus par l’institution de l’IPA – a contribué au mythe de l’auto-engendrement en refusant de reconnaître la place du transfert dans la production de ses idées et à prendre les idées de Fliess (la théorie de la bisexualité) pour les siennes, donc comme ne devant rien à Fliess, et à se considérer ainsi comme le père de son œuvre, de ses concepts, père auto-engendré et immortel. On comprend qu’il soit préoccupé par la rédaction en 1912 de Totem et tabou où il élabore le mythe du meurtre du père tout-puissant de la horde primitive. Freud essaie ainsi de régler les contradictions « du complexe paternel » par le patriarcat. Le mythe du père totémique est à la source du vécu de chaque famille, y compris analytique. Il provoque crainte et révolte des fils, désir de meurtre du rival. L’œdipe est la sortie de l’impasse de ce mythe ; situer le père comme idéal, refoulement du désir de mort conduisant à une culpabilité et une inclination pour le non-agir, la passivité, le renoncement et l’idée que l’échec fait partie de la vie.
Passer – dé-passer le père
Peut-être peut-on saisir ici ce qui a amené Lacan à cette hypothèse : « on peut se passer du père à condition de s’en servir. » Ce qui revient à dire, en référence au nœud borroméen, que si pour Freud les trois consistances RSI sont nouées par une quatrième qui est la réalité psychique, laquelle n’est autre que le complexe d’Œdipe, il y aurait possibilité d’un nouage à trois consistances sous une forme borroméenne, « ce que, pour avoir quatre termes, Freud n’a pu faire, mais c’est très précisément ce dont il s’agit dans l’analyse ».
La question reste entière de savoir comment établir un nouage qui se passe de cet artifice du complexe d’Œdipe pour les faire tenir, et serait une formalisation de la fin d’analyse. Pour dire cela sur un mode plus clinique, peut-on envisager une guérison où il n’y aurait plus de nécessité de souffrir de cet amour pour le père et du père pour ek-sister, pour sortir de la maison du père ? On en saisit l’importance si l’on prend en compte ce que le mode de filiation patriarcal contenu dans les religions et les mythes s’accompagne de répression de la sexualité, notamment féminine. Mais il y a aussi ce constat de notre « modernité » où les progrès de la science, la marginalisation de la religion (son retour sur un mode extrême en certains lieux n’en est-elle pas que l’envers de son évanouissement), certaines approches « psychothérapiques » se dispensent déjà de ce quatrième rond de la réalité psychique ou du religieux. Ce qui pose la question de la place de l’analyste dans le monde actuel. Quel serait pour l’analyste ce qui serait de nature à faire valoir l’existence d’un sujet ?
« Se passer du père à condition de s’en servir » ; nous avons vu de quelle façon Freud avait quelques difficultés à ne pas se prendre pour un père. C’est sans doute cet amalgame entre Nom-du-Père, dont la fonction est de symboliser le phallus, et le patriarcat que Lacan critique. L’analyse du transfert, à supposer que l’analysant prenne l’analyste pour son père (ce qu’il est de façon métaphorique en tant que support, origine de la constitution du sujet de désir), vise à supporter ce rôle prêté par l’analysant, s’en s’y croire. Soit s’appuyer sur ce quatrième terme, le complexe d’Œdipe toujours présent, pour aller vers sa « dissolution » progressive, de façon à ce que l’analysant puisse se passer de la faille, de la souffrance de la faute à l’égard du père, à un nouage des trois dimensions. « Dissolution » pour reprendre le terme de Freud ne signifie pas disparition, mais possibilité de nouvelle cristallisation. Ce qui revient à dire qu’à côté de la famille d’origine, puisse ek-sister un sujet en tant qu’il résiste au signifiant maître, qu’il se supporte de la distance d’avec le signifiant. Sortir de la toute- puissance accordée au père, de la position de fils, rend accessible la rencontre d’un autre qui se tienne dans une position Autre.
Reste la question de ce qui peut permettre ce nouage à trois. C’est une des fonctions de l’objet a. Cet objet bien réel fait obstacle à l’accomplissement de la jouissance, du fantasme, qui exposerait le sujet à quelques inconvénients. Autre façon peut-être d’aborder la question du désir de l’analyste. L’analyste n’est que cet objet a, qui ne s’attrape pas, il relance le discours et le décolle des identifications qui lui sont prêtées, des idéalisations.
Ainsi le livre de Chawki Azouri est-il un livre d’histoire qui nous enseigne comme peut le faire l’histoire qui tient compte de l’articulation entre le passé et le présent, sur les grands problèmes que l’on rencontre encore aujourd’hui sur les institutions psychanalytiques et la question de la fin d’analyse. C’est aussi un livre de psychanalyse, qui reprend les théories de fin d’analyse et évoque la question de la résistance à l’inconscient. Il montre comment des théories-résistances que tout un chacun présente pour se défendre, viennent recouvrir un temps la vérité d’un désir inconscient, lequel ne pourra se révéler que dans un deuxième temps à travers l’analyse du transfert.