Retour à l'archive des articles

Lecture d'« Une langue à venir », de Patrick Anderson

par Marie-Noëlle WUCHER, mai 2016

Patrick Anderson, Une langue à venir,De l’entrée dans une langue étrangère la construction de l’énonciation,L’Harmattan, 2015.

Patrick Anderson est professeur émérite de l'Université des sciences du langage de Franche-Comté. Son livre Une langue à venir n'a pas de lien direct avec la psychanalyse ni même avec les sciences du langage, mais il est une interrogation sur ce que c'est d'enseigner une langue et de parler du désir. Ce livre est subversif. Il innove dans la méthode traditionnelle de l'enseignement des langues étrangères.
Au centre de son ouvrage, Anderson place le parlêtre et son désir de s'immerger dans une langue autre que la sienne. Il s'appuie sur le livre du Japonais Akira Mizubayashi : Une langue venue d'ailleurs qui retrace la démarche particulière de ce dernier dans l'apprentissage du français. En effet, dans cet apprentissage, le parlêtre émerge en tant que sujet singulier à l'origine d'un désir d'apprendre, d'incorporer, de s'approprier la nouvelle langue. Patrick Anderson commence son livre par l'évocation de l'œuvre de Ferdinand de Saussure.

Le nom de Saussure et son Cours de linguistique générale faisaient référence dans les années 1970 en matière de linguistique. Anderson le présente comme une référence de sa propre pratique. Or, la figure de Saussure est aujourd'hui tombée dans l'ombre et renvoi lui est rarement fait dans l'apprentissage des langues étrangères. Le livre d'Anderson veut avant tout réhabiliter la linguistique de Saussure sur laquelle Lacan s'était appuyé dans sa recherche et son enseignement.

Il s'avère essentiel pour notre auteur de poser des questions sur le rapport du sujet à une langue. Or, aujourd'hui, on met à l'écart tout ce qui pourrait concerner la subjectivité. Pour Anderson, la lecture du livre d'Akira Mizubayashi Une langue venue d'ailleurs a été primordiale car c'est un texte qui nous parle de la relation en construction entre un sujet et une langue.
Notre auteur, invité au Brésil, a assuré des cours de Didactique des langues étrangères sous l'éclairage du travail de Mizubayashi. Il prend conscience, à la lumière de ce livre, qu'il n'est pas possible de laisser fonctionner une langue sans prendre en compte le sujet qui l'anime. Il insiste sur l'advenue d'un sujet au cours de l'énonciation car, dans l'énonciation, le sujet advient, il se fait co-auteur de la langue qu'il apprend.

L'écueil est aujourd'hui que toute activité de connaissance est évaluée selon un critère économique et adapté au marché du travail.
On constate que les langues en devenant des objets consommables et superposables sont converties en profit professionnel.
Nous avons été amenés à couper l'apprentissage des langues étrangères de leur fondement historico-culturel et à le limiter à la seule pratique écrite. Passer d'une langue à une autre est beaucoup plus qu'acquérir un nouveau système linguistique, mais c'est quelque chose qui touche le sujet dans tout l'ensemble de son être. Le langage est issu à la fois de l'inconscient et du désir.

Aujourd'hui, la primauté est donnée à la satisfaction des besoins, or la langue ne doit pas uniquement être parlée dans un but utilitariste et détaché du sujet, comme le veut la conception actuelle d'apprentissage d'une langue coupée de son lien avec la linguistique générale et l'absence totale de référence au désir. Celui qui apprend et que l'on désigne comme « apprenant » est celui qui participe à l'apprentissage, qui est motivé et qui s'engage en tant que sujet. L'apprenant est co-auteur de son apprentissage. L'apprentissage implique au moins deux sujets : le Je et le Tu du dialogue à travers un médiateur qui est le langage.
Freud avait déjà découvert que celui à qui je parle est un autre interne, un autre de son discours et non l'autre de la réalité.
Pour apprendre une langue, il ne s'agit pas d'emmagasiner un savoir-faire à la mode d'aujourd'hui, mais bien d' un cheminement, d'une approche de l'Autre venu d'un lointain, d'un ailleurs, là où se situe le manque. Il s'agit d'un manque qui nous pousse vers un autre dans l'adresse d'un sujet à un autre sujet même si le sujet à qui on s'adresse est un autre que celui du discours.

La façon dont on enseigne de nos jours une langue étrangère montre que nous avons perdu le sujet.
Apprendre une langue étrangère se doit d'être placé sous le signe d'une rencontre mais la rencontre est à la fois étrange et familière.

La parole doit être avant tout capable de faire advenir le sujet à la fonction symbolique et permettre en parlant, de se désigner soi-même comme sujet parlant qui s'adresse à un autre dans une expression singulière.
La parole est une pratique intersubjective parce qu'elle noue à autrui. Lacan dira que la parole est médiation entre le sujet et l'autre et fonde une relation.

Selon Chomsky, chaque être humain a la capacité et la propriété d'apprendre une langue, mais Hymes affirme que cette disposition n'est pas innée et demande un long processus de travail et d'assimilation.
Patrick Anderson nous rappelle que nous sommes des êtres de parole et de langage et c'est le passage par le langage qui fait d'un individu un sujet et qui lui donne un inconscient. Selon Benveniste, le langage entre dans la définition même de ce qu'est un homme.

La psychanalyse nous montre que le langage n'est pas un simple outil mais qu'il est ce qui subvertit la nature biologique de l'être humain.
La langue, tout le monde la parle, tout le monde la comprend mais personne au juste ne sait ce que comprend l'autre et comment il le comprend.

Dans le livre Une langue venue d'ailleurs, Akira Mizubayashi raconte comment va s'instaurer entre lui et la langue française une relation singulière et c'est sur ce livre que Patrick Anderson s'appuie. L'auteur japonais dira habiter le français. La langue étrangère provient d'un ailleurs géographique mais plus encore de l'ailleurs du sujet.
Mizubayashi fut sous l'emprise des grands textes de la littérature française du XVIIIème siècle. Il en fut littéralement séduit. Surtout par la langue de Jean-Jacques Rousseau.
Il parle de « jouissance phonatoire ».
C'est la musicalité qui fonde le rapport à la langue française car la musique est l'entrée qui permet de pénétrer dans la langue. L'auteur japonais va appeler « langue paternelle » le français devenu un vrai instrument de musique comme le violon pour le violoniste.
Ce qui a déclenché cet amour pour la langue française, c'est l'audition des Noces de Figaro de Mozart. En effet, une cristallisation, dans le sens où l'entendait Stendhal, s'est opérée sur le personnage de Suzanne dont, dit-il, il tombe follement amoureux.
Mizubayashi noue avec la langue française comme une relation de transfert. Il parle même de sublimation.
Dans cette relation, s'exerce à la fois l'attirance pour devenir autre et la séduction éprouvée par la voix de l'Autre qui s'approche du sensuel, de l'ordre de la jouissance.

Il s'agit, et Patrick Anderson cite Denis Vasse : d'expérience du corps dans son rapport au désir de l'autre, de faire du corps le lieu d'un sujet.
Le rapport construit avec le français prend source dans la musicalité de la langue. La vocalisation permet le rapport corporel et l'écoute des Noces de Figaro par l'intermédiaire de la sublimation de Suzanne. L'accroche à la langue de Rousseau permet le transfert nécessaire à l'acte d'apprendre.
Il s'agit bien là d'une dimension d'accès à une parole singulière.
Ainsi, l'enseignant de langue donne la langue comme quelque chose qui vient d'au- delà de lui. La langue se donne comme quelque chose qu'on a reçu de l'Autre, car la langue vient d'un lieu autre, d'un ailleurs. D'un ailleurs du désir.

Suivez-nous sur les réseaux sociaux