Robinson, Laurent Demoulin, Gallimard, Collection blanche, 2016.
Le livre que Laurent Demoulin a consacré à son fils autiste, un oui-autiste comme il l’appelle, est celui d’« un enragé de l’écriture ». Pour paraphraser « l’enragé du langage » avec lequel Maurice Nadeau qualifiait Roland Barthes au moment où il lui ouvrait les pages de Combat.
C’est aussi un livre d’une soufflante pertinence clinique. Au-delà des parcours obligés auxquels il contraint incessamment son père, Robinson ne peut tolérer d’être lâché d’un pouce, sans quoi c’est la suite ininterrompue de déconvenues que Laurent Demoulin décline avec pudeur, même s’il n’en laisse aucune dans l’ombre.
De la merde qu’il risque d’étaler partout à la moindre inattention paternelle à l’absence totale de mots qui font cette relation si particulière entre un oui-autiste et un non- autiste, de la tristesse profonde qui l’accable à la rigolade qui parfois le secoue comme pour rappeler avec son rire qu’il est bien de l’espèce humaine, nous pérégrinons avec le narrateur du supermarché à la soirée-barbecue, de la promenade en ville à celle dans la galerie commerçante, en quête de ce qui donne sa couleur inédite à cet in-fans, au sens propre du mot, à ce non-parlant même s’il n’est pas sans langage.
La pertinence clinique de ce véritable travail d’écriture auquel s’est tenu Laurent Demoulin tient précisément dans ce qu’il nous fait partager ce à quoi Robinson n’accède pas, à savoir ce qu’implique ce que l’auteur appelle la quatrième dimension – celle du langage – dans laquelle il est si douloureux d’entrer – car on y rencontre le mot « mort » et le mot « jamais » – et dont il est impossible de sortir.
Tout dans la description particulièrement fine de cette covivance entre père et fils, tout vient nous rappeler que n’a pas pu prendre place entre eux ce lien via le langage articulé qui définit notre espèce.
Seuls sont présents la rencontre brute mais non sans tendresse, le corps à corps incessant et en même temps aimant, la violence de l’irruption qui parfois atteint la jubilation, le choc quelquefois joyeux de leurs altérités, la menace permanente que constituerait toute mise à distance aussi bien que la douleur de leur présence réciproque. Les contraires sont là, complètement enchevêtrés.
Car contrairement au sens courant du terme, qui veut que l’autisme désigne une forme de coupure d’avec le monde, de total repli sur soi, je tiens pour vrai, écrit l’auteur de Robinson, qu’il s’agit d’une forme de contamination du sujet par le monde extérieur, contamination désordonnée, éclatée, absurde, non signifiante, prolifération folle d’altérité insaisissable. Qu’est-ce qui nous tient à distance de l’autre, sinon le langage ? Sans langage, l’autre est partout, en nous, autour de nous, à travers nous. Le repli autistique est une réalité seconde : il est protection face à cette invasion infinie.
Pas d’espace tiers, Dieu sait pourquoi ! Atteinte de la neurophysiologie à cet âge précoce où précisément l’enfant en principe intègre la possibilité de la parole ? Position subjective de refus radical de la part de ce oui-autiste qui, ce faisant, n’a plus d’autre voix que celle de son silence ? Présence d’un premier Autre qui n’a laissé aucune chance à un autre autre d’exister aux yeux de Robinson ? Impuissance d’un second Autre à s’immiscer dans la dyade première et à y inscrire un espace pour ce qu’exige la capture de l’être parlant ? La question restera sans réponse et c’est toute la force et la beauté du Robinson-livre que de s’en tenir au travail rigoureux du père-écrivain de ne faire que de tenter d’en soutenir l’écriture.
Pourtant, c’est bien le « radical » Père qui est ainsi montré et démontré comme absent, voire même aboli. Aucune place pour autre chose que de l’attache viscérale, pas seulement dans les idées, mais dans la chose elle-même : une ceinture de paternité, va jusqu’à écrire l’auteur sans en dire davantage.
Et il est bien vrai que le père, celui du « principe paternel », du « principe langagier » n’arrive pas à trouver existence dans la manière d’être du oui-autiste. Au point que l’auteur se demande : Suis-je le père de Robinson ou une seconde mère ?
Question plus que pertinente car elle dit bien ce à quoi l’auteur est confronté : quelle place est-il possible de donner aux mots dans ce monde du seul faire et des seules choses ? Quelle nomination peut avoir lieu dans l’espace abyssal que creuse le lien du père à son fils et du fils à son père ? La réponse est affreusement simple et ruine d’un seul coup toute réalité paternelle : aucune !
Et pourtant, ce dont témoigne l’auteur, c’est qu’il veut être le père de ce fils. C’est à ses trois enfants – Camille, Hadrien et Robinson – qu’il dédicace son livre. Et le plus stupéfiant, c’est que faute d’y arriver dans le réel de leur relation, c’est par et dans l’écriture qu’il y parvient.
Manière de prendre acte que la littérature a des pouvoirs que le pouvoir n’a pas.