Retour à l'archive des articles

Mais qu'est-ce qu'on voit au juste ?

par Guillaume Riedlin, 15 Avril 2020

Premiers commentaires du livre de Jean-Richard Freymann, Amour et Transfert :
Amour, bande de Möbius, et transfert

Comme j’avais déjà pu l’envisager à la première lecture sérieuse du livre de Jean- Richard Freymann 1 et dans l’élaboration qui en avait été à l’origine dans son séminaire « amour et transfert », la question transférentielle et amoureuse est plus que jamais une question mœbienne. Qu’est-ce à dire ? Il s’agirait d’un lien, dont on est ni intérieur ni extérieur et qui n’aurait que le bord de ce qu’il met en place, au-delà de ce que pourrait être le bord d’une subjectivité propre.

Ce n’est pas simple de présenter les choses comme cela, puisque se pose directement alors la question du devenir de la subjectivité si les bords, la limite avec l’autre, ne sont pas garantis dans le transfert ? Eh bien, c’est justement la question de l’amour. En topologie, branche des mathématiques qui étudie les propriétés invariantes dans la déformation géométrique des objets, la bande de Möbius est une surface compacte dont le bord est homéomorphe à un cercle. De là à dire une alliance, il n’y aurait qu’un pas à faire devant l’autel.

L’amour c’est le on, c’est sans clivage, l’amour serait le risque de ce que pourrait être le transfert sans analyste dans le lien. Les histoires d’amour ne parlent finalement presque que de ça, et les mélancolies viennent nous rappeler l’effondrement narcissique que représenterait de s’y reconstituer quand l’amour chute. Est-ce qu’une fin de cure ne flirte pas toujours avec un point de mélancolie ? Mais réduite à un point, cette fin n’est pas censée emmener toute la structure subjective avec elle.

Cette remarque pourrait tenir dans les états d’amour dits amoureux. À cet endroit on reconnaît quand même la trace de ce qui est à ce point mœbien, dans le sens d’une topologie du lien englobante (sans extérieur, sans intérieur et avec un seul bord encore une fois) dans les choix d’amour qui laissent au sujet la possibilité d’entrevoir qu’il passe finalement rarement d’un état à un autre. Comme Jean-Richard Freymann se plait souvent à nous le rappeler, il arrive que l’on puisse changer de compagne, de compagnon, de mari, de femme pensant révolutionner son rapport à l’autre et finalement, qu’un regard vous rappelle à quel point le même choix peut quand même se répéter.

C’est de ce constat clinique que s’organise la notion d’un amour narcissique, se déclinant d’ailleurs à sa mesure sous une forme masculine ou féminine, Jean-Richard Freymann y consacre un chapitre (« Amour transnarcissique » et amour du désir) dans son livre2. D’une bannière à l’autre, le sujet se positionne différemment mais aliéné, quand il s’agit d’amour, à la question de l’image, « suis-je la plus belle ? », « qu’est-ce que je suis beau » où se noue la question de l’amour (ou dirait-on ici, de la dépendance à l’autre) et la question désirante qui subsiste malgré tout par le biais de l’artifice de l’image et avec ce manque alors tout-à-fait organisé qui reconnaît que l’image ne sera quand même jamais la réalité. L’artifice intercalaire de l’image, voire de l’écran, suggère qu’il puisse y avoir quelque chose derrière, ou de passer le miroir comme Alice au pays des merveilles3.

L’invariant de ses relations amoureuses signe le trait, l’anecdote, la remarque de l’organisation imaginaire du sujet, et signe donc sa structure borroméenne. Cette opération fonctionne à deux, impossible ici de ne pas se rappeler de ce qui reste pour moi une des plus belles phrases de J. Lacan, hypnotisante à la façon de l’amour : « Cette main qui se tend vers le fruit, vers la rose, vers la bûche qui soudain flambe, son geste d’atteindre, d’attirer, d’attiser, est étroitement solidaire de la maturation du fruit, de la beauté de la fleur, du flamboiement de la bûche. Mais quand, dans ce moment d’atteindre, d’attirer, d’attiser, la main a été vers l’objet assez loin, si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la main qui est la vôtre, et qu’à ce moment c’est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de la fleur, dans l’explosion d’une main qui flambe – alors, ce qui se produit là, c’est l’amour »4. Il s’agit bien d’une rencontre nouant, l’autre, l’image, le désir, et si nous restons sur notre proposition, nous arrivons bien à cette idée que l’amour dit narcissique, c’est le lien, mœbien qui fixe à l’autre une dépendance réciproque à la façon d’un nœud entre amour et désir au risque d’une subjectivité perdue dans le terme « se fige ».

Comme on le repère dans l’ouvrage de Jean-Richard Freymann, il y a d’autres formes de liens d’amour.

L’amour maternel si bien cerné dans Hamlet de Shakespeare5 serait certainement celui qui initie au lien amoureux dans le sens qu’il le rend possible, comme commencement et de manière mythique comme origine, même si cette question de l’origine ne serait qu’une construction qui noue à la réalité la question symbolique. L’origine reste un lieu inatteignable, existant logiquement, c’est-à-dire, un lieu qui n’existe que par le fait qu’on ne puisse faire autrement que de le penser pour construire commencer à pouvoir affirmer, poser un acte de parole. C’est purement logique, et les mathématiques, à leurs manières d’être la modélisation de notre pensée, en passent constamment par cette idée. Hamlet avait toutes les raisons, même les plus folles, de se tenter de se passer de cette origine, il n’a même pas pu le négocier. J’entends bien entendu par amour maternel, l’aliénation au discours de la fonction maternelle, ce discours qui dit « je t’aime mon chéri » quoi que l’on ait pu faire et produire, c’est bien ce que nous enseigne Gerthrude.

Il reste l’amour transnarcissique, objet introduit par Lucien Israël, pour lequel je vous renvoie au chapitre du livre de Jean-Richard Freymann, et qui serait la manière toute singulière dont Lucien Israël donc, laisse entrevoir ce qui serait de l’introduction de l’analyste dans la question de l’amour. Ce concept témoignerait alors de ce qui se passerait si l’on faisait du bord de la bande de Möbius, un bord perméable au signifiant garanti par la présence de l’analyste, selon une éthique du sujet et de son rapport au désir.

Ainsi, en continuant ce fil introductif à la question du transfert et de l’amour sur un mode mœbien, nous commencerons par une remarque, une remarque singulière pour le moment, une remarque qui augurerait du travail qu’il y aura à faire. Tout le monde en parle, le contexte viral actuel est omniprésent, nous en appelle à la fois à se cacher chez nous et à se sacrifier pour le bien de tous. Je ne vais pas en dire plus ici, nous aurons, le temps d’être dans l’après-coup de cette tourmente.

Sur le plan psychique, sur le même mode que le tiraillement entre vivre protégé et se sacrifier, s’organisent des raisonnements de défense qui interrogent quand même au plus près la question du jour, y aurait-il un lien qui garantisse sa survie et celle de l’autre ? Et particulièrement sa subjectivité.

L’expérience analytique permet d’observer en ce moment deux mouvements différents. D’un côté, la sidération, prise dans l’effroi, avec une difficulté certaine à faire émerger un discours singulier et subjectivé, on y repère l’organisation du discours ambiant, le rationnement s’articulant au manque d’objet, la survie, les traitements, le sortir de la crise, la confiance en l’autre et sa défiance, l’émergence subjective n’est pas simple tant les formations de l’inconscient y sont enfuies, elles n’en sont pourtant pas absentes. De l’autre côté, il y a les sujets au travail qui continuent, dans le lien transférentiel, comme si de rien n’était autour, augurant la possibilité que le lien transférentiel, même s’il est construit sur le mode d’un lien amoureux, permettrait, de la même manière que l’on suppose à l’analyste un savoir, d’une chute narcissique suffisante pour que le nœud entre l’amour et le désir, ne soit pas un nœud univoque, mais troué de l’équivoque.

Le transfert, à la différence de l’amour, serait ce lien, à la façon mœbienne, qui rendrait donc l’homéomorphisme au cercle comme perméable. Il y aurait donc, supposé, un espace maintenu entre désir et amour sur ce bord, le même espace virtuel qui garantirait l’épaisseur du discours entre ce qu’il peut avoir de manifeste et de latent, un espace qui serait donc, une autre définition encore de l’inconscient.

Cette ébauche théorique reste encore à préciser au fil des textes à venir…

1 J.-R. Freymann, Amour et transfert, Arcanes-éres, 2020.

2 Ibid.

3 L. Carroll, Alice au pays des merveilles

4 J. Lacan, Le transfert, séminaire VIII

5 W. Shakespeare, Hamlet.

Suivez-nous sur les réseaux sociaux