Présentation par Marcel Ritter du livre de Jean-Marie Jadin, La structure inconsciente de l’angoisse, Toulouse-Strasbourg, Arcanes-érès, 2017
Je tiens tout d’abord à vous faire part de tout le plaisir que j’ai eu à rédiger la préface de ce livre de mon ami Jean-Marie Jadin.
Ce livre ne peut que susciter l’intérêt de quiconque s’interroge sur la clinique et sur la théorie psychanalytique. Et ce d’autant plus que l’angoisse est – comme Jean-Marie Jadin le souligne – un affect auquel nul humain ne saurait échapper, et qui concerne donc peu ou prou chacun d’entre nous. Qui peut dire en effet qu’il n’a jamais connu un moment d’angoisse dans sa vie ?
Plus particulièrement pour un psychanalyste, qu’il soit en cours de formation ou prétendument avéré, selon la formule consacrée, ce livre est un bel exemple, autant de l’articulation de la théorie avec la pratique, que de celle de l’enseignement de Lacan avec l’enseignement de Freud. Et ce sur un point tout à fait précis, qui est le rapport entre le corps et l’esprit, soit la psyché, et qui est médiatisé par le langage via la parole du sujet. C’est cette médiation qui a conduit Lacan à distinguer les trois dimensions caractérisant l’être parlant, à savoir le réel, le symbolique et l’imaginaire, et à représenter leurs rapports respectifs, leurs intrications par différents schémas, en particulier des schémas d’ordre topologique à partir d’un certain moment de son enseignement.
Et c’est par le biais de la topologie que je vais aborder le coeur de ce live. Tu dis toi- même dans le chapitre de conclusion que son « essentiel », je cite « est sans doute qu’il semble nécessaire pour comprendre l’angoisse d’y repérer une géométrie inconsciente très particulière, appelée topologie ». Ta démarche a en effet recours à la topologie et elle se caractérise par l’énoncé d’un certain nombre d’hypothèses s’articulant les unes avec les autres, à partir d’indications de Freud et de Lacan. Ton point de départ est la figure topologique initiale et princeps, la figure du tore. Ce qui te conduit à formuler ton hypothèse principale au fondement de tous tes développements, à savoir que le trou central du tore est le lieu de la Chose de l’Esquisse de Freud, soit le lieu d’un réel irréductible, à jamais non reconnu, d’où procède l’émergence subite de l’angoisse du sujet.
D’où aussi ta formule que « l’angoisse est une clinique du tube », caractérisée par un vécu d’enserrement au niveau du corps et de l’esprit. Et c’est là le point de départ clinique de tes hypothèses, associant donc un vécu et une figure topologique.
De ces hypothèses, j’en retiendrai quatre.
La première hypothèse c’est la présence d’une « forme virtuelle », d’un « réel qu’on ne voit pas », la figure du tore, dans la structure de l’angoisse.
La deuxième hypothèse c’est que le trou central du tore, communiquant avec l’espace extérieur, est le lieu de la Chose, c’est-à-dire le lieu de la part angoissante, non reconnue de l’Autre et de soi-même, qui est résistante à toute identification du côté du sujet.
La troisième hypothèse stipule l’existence d’un passage possible, chez le sujet phobique, de l’intérieur de l’anneau du tore – où règne l’illusion d’une sphère – vers le trou central, lieu de la Chose de l’angoisse. Et ce passage est également possible en sens inverse, soit du trou central vers l’intérieur, fermé, de l’anneau. Ce passage-retour dans l’intérieur du tore aura pour conséquence, sur le plan du vécu, une atténuation de l’angoisse. Ces deux passages empruntent le chemin de la parole, figuré topologiquement par la transformation du tore en un ruban de Moebius, c’est-à-dire en une surface unilatère, où l’extérieur et l’intérieur sont en continuité.
Enfin, la quatrième hypothèse concerne la création du langage, à partir d’un état premier que Lacan a désigné du terme de lalangue – qu’il fait dériver de lallation – et que tu compares à une pâte, « la pâte langagière » ou « le réel vocal de la parole ». Succèdera à ce temps premier – charnel, lié au corps à corps avec la mère et pré-spéculaire – une segmentation de cette pâte en signifiants, qui conduit à la structure signifiante du langage, faite de connexions (les métonymies) et de substitutions (les métaphores).
Mais ces hypothèses ne sont pas sans laisser quelques questions ouvertes. Voici quelques- unes qui me sont venues lors de la relecture du livre.
La première concerne l’ombilic du rêve, repéré par Freud comme l’endroit où s’arrêtent les associations du rêveur lors de l’interprétation de son rêve, pour plonger dans l’ « Unerkannt », le non-reconnu. Signalerait-il, cet ombilic, le risque d’une approche dangereuse, menaçante de la Chose, de la jouissance de la Chose, soit l’approche d’un réel que j’avais supposé être – il y a bien longtemps – « le réel pulsionnel» ? L’ombilic du rêve marquerait ainsi une limite indépassable, qui serait en même temps une barrière, une protection contre le déclenchement immédiat de l’angoisse.
Lacan aura également fait de cet ombilic du rêve le lieu du refoulé originaire, de l’ « Urvedrängt », à savoir le lieu où gît le désir parental, ce désir qui a précédé à la venue du sujet en ce monde, et ce parfois sur plusieurs générations. Il s’agit là pour Lacan du « réel dont le sujet parlant est à jamais exclu ».
Notons que le terme « ombilic » renvoie à quelque chose de l’ordre de l’originaire, à une perte première, celle du placenta – une des figures de l’objet a retenue par Lacan.
Comment articuler alors ce « réel pulsionnel », qui vise la satisfaction d’une pulsion, soit la jouissance (la jouissance étant définie par Lacan comme la satisfaction d’une pulsion), et le « refoulé originaire » qui est le témoin d’un désir à jamais insu ? La Chose pourrait-elle être leur point commun ?
Le terme de « réel pulsionnel » renverrait alors à ce que tu as souligné à propos des différentes fonctions de l’objet a, en particulier en tant qu’il est l’objet de la pulsion, sous la forme de l’objet perdu, de l’objet manquant. Et le rapport entre l’objet a et la Chose t’a conduit à la formule énonçant que l’objet a est une « interprétation de la Chose » – ce que Lacan a figuré par l’image de la vacuole et par la fonction du grelot.
À partir de là se pose la question de savoir si le cauchemar signifie également l’approche menaçante de la Chose, approche souvent arrêtée au dernier moment par le réveil. Les indications fournies par Lacan vont bien dans ce sens. Il soutient en effet que « l’angoisse de cauchemar » est éprouvée comme l’angoisse de « la jouissance de l’Autre ». Et il la met en rapport avec « l’incube » ou « le succube » dont « le poids de jouissance étrangère » pèse sur poitrine du rêveur.
Cette jouissance étrangère est bien la jouissance de la Chose vécue en chacun comme étant la jouissance de l’Autre et la sienne propre. Ce qui est figuré sur le plan topologique par les deux tores enlacés – le tore de l’Autre passant dans le trou central, lieu de la Chose, du tore du sujet, tout en représentant en même temps le désir de l’Autre visant la jouissance, soit de jouir du sujet, alors que le tore du sujet passe dans le trou central du tore de l’Autre.
Tu reconnais à l’angoisse un rôle éthique. À suivre Freud, cette éthique trouve son origine dans l’angoisse vécue par le sujet dans le cadre du complexe du prochain, soit ses premières expériences de détresse (Hilflosigkeit) et ses conséquences, à savoir la distinction entre le bon et le mauvais sur le plan oral, grâce au jugement d’attribution d’abord, puis au jugement d’existence ensuite – le premier étant à l’origine du processus de symbolisation caractérisant le langage.
Pourrait-on dire que cette première ébauche d’une éthique nous ouvre le chemin vers l’éthique de la psychanalyse, promue par Lacan comme étant la substitution du désir à la jouissance – l’angoisse se situant pour lui entre la jouissance et le désir ?
Tu évoques un certain nombre de conditions pour obtenir une atténuation de l’angoisse. Et parmi elles, celle que tu énonces dans la dernière phrase de ton livre me paraît constituer le point ultime de ta pensée à ce sujet. Je la cite : « L’angoisse ne s’atténue qu’à la condition d’accepter de s’en approcher au moins une fois. Le refus de ce lieu est ce qui la provoque ».
S’agit-il là de la condition princeps de son atténuation ?
Comment entendre cette acceptation de son approche, qui serait salvatrice, voire prophylactique pour la vie du sujet ?
Serait-ce parce que cette première approche du lieu de la Chose ouvre la porte vers ce que l’on appelle « assomption de la castration », c’est-à-dire la reconnaissance d’un manque fondamental et irréductible dans l’Autre et chez le sujet, qui a donc pour conséquence l’advenue du désir du sujet à la place de la jouissance de la Chose ?