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Cannibalisme, oralité et sexualité

par Guillaume RIEDLIN, mars 2016

Relecture du numéro 6 (1972) de la Nouvelle revue de psychanalyse « Destins du cannibalisme » 1

Cannibalisme : action ou habitude pour les hommes ou les animaux de manger des êtres de leur propre espèce. (Dictionnaire Larousse en ligne)

D’un point de vue sociologique, le cannibalisme apparaît comme loin de nous, culturellement primitif peut-être même. Pourtant des traces de cannibalisme subsistent : l’anthropophagie comme moyen de survie, le fait d’avaler des liquides d’origine corporelle, l’anthropophagie criminelle, mais et surtout dans le discours sous forme de mythe, conte et trace. Le lien du cannibalisme avec l’oralité est évident dans sa forme d’incorporation, mais à travers cela, exprime quelque chose de la sexualité. Dans le numéro 6 de la Nouvelle revue de psychanalyse datant de 1972 et s’intitulant : « Destins du cannibalisme » plusieurs textes pourront servir de point de départ à une réflexion que nous amènerons sur le terrain du signifiant et de ce qu’il représente.

Parmi les articles présents dans la Nouvelle revue de psychanalyse, numéro 6, automne 1972, proposant comme à son habitude un tour de la question autour d’une approche à la fois sociologique, philosophique et analytique, un article en particulier signer d’André Green propose une synthèse de la question : Réalité ou fantasme agi.

Après un tour d’horizon rapide du champ du cannibalisme, ou notamment il nous propose certaines remarques constituant pour lui « le fond commun de toute relation cannibalique au-delà de ses variations contextuelles »1, l’auteur met en avant quatre points :

  1. Il y aurait une équivalence quasi universelle entre manger et copuler, celle-ci soutenue par Freud dès 19052 et étayée par Lévi-Strauss notamment. « Tout comme la sexualité, la nourriture est partout l’objet de prohibitions »
  2. La position du cannibalisme se situerait sur deux axes : l’amour et la haine. « Manger le même se justifie soit par le gout plus ou moins exclusif qu’on a pour lui, soit par l’aversion qu’il inspire. Mais le plus souvent, les deux motifs sont étroitement intriqués, l’amour pour cette nourriture privilégiée est empreint de cruauté et la haine pour le rival que l’on s’apprête à dévorer dissimule à peine l’admiration qu’on éprouve pour ses qualités. »
  3. L’auteur va différencier l’endo de l’exo-cannibalisme et proposer son intrication avec la problématique : alliance ou filiation. « le cannibalisme peut alors être compris dans une inspiration proche de Lévi-Strauss comme une modalité de l’échange »1, articulant de ce fait le Même et l’Autre sur un mode référant au rapport narcissique-objectal.
  4. Par son rapport on ne peut plus clair à la mort, le cannibalisme « pose la question du but ou du destin de l’incorporation »

D'autres éléments du champ de la question sont abordés par André Green notamment mythologiques avec Chronos, les récits populaires, le christianisme faisant état du corps (hostie) et du sang du Christ (vin). Rappelons ici l’invitation du Christ rapportée par Matthieu et Marc, métaphorisée par Jean : « En vérité, je vous le dis, si vous mangez la chair du Fils de l’homme et ne buvez son sang vous n’aurez pas la vie en vous. Qui mange ma chair et boit mon sang a la vie éternelle et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui. De même qu’envoyer par le Père, qui est vivant, moi je vis par le Père de même que celui qu’ont manger nos pères : eux sont morts ; qui mangera de ce pain vivra à jamais »3.

Au sein de la psychanalyse, le cannibalisme fait son entrée en temps que tel en 1913 dans Totem et Tabou de Freud 4 qui, en condensant les hypothèses de Robert-Smith et de Darwin, élabore le mythe de la horde primitive. Pour André Green, la force remarquable de ce mythe fondateur réside dans ce qu’il lie ensemble le sacrifice, le parricide, l’inceste (et la sexualité en général), le cannibalisme, l’identification, l’introjection du surmoi et des interdits. Freud se décalera de la question directe du cannibalisme en lui-même pour l’aborder par le repas sacrificiel, cela lui permettant via le déplacement et la métaphore d’aborder en particulier le caractère prescrit et interdit, sacré et sacrilège de la question. En effet, « tuer le père ne met pas fin a e son existence et ne résout pas le complexe paternel. Il faut encore le consommer pour en retenir la puissance convoitée, en exorciser les maléfices, lui redonner la vie par cette nouvelle conception qui aboutit à une renaissance, celle-ci bientôt suivie de sa deuxième mort par l’élimination de son cadavre excrémentiel. »1. Pourtant, l’incorporation de la puissance et la jouissance de la mère ne sont pas individuelles mais collectives, partagées par les frères. Ainsi, la mort ne suffit pas, le cannibalisme par son approche du repas sacrificiel et collectif permet, pour éviter le conflit entre les frères et la mémoire du père s’exprimant par une vengeance possible de l’au-delà, l’introjection des interdits. Le prix de la puissance est finalement le pouvoir interdicteur qui a été incorporé.

Dans les suites de totem et tabou, Freud va proposer dans Deuil et mélancolie en 1975 5 trois aspects propres à la relation orale cannibalique : « l’amour, sous la forme du désir de prendre en soi l’objet aimer, la destruction qui accompagne sa consommation, la conservation et l’appropriation des qualités du dit objet »1. La mélancolie au sens de ce qu’elle remplace l’objet perdu par son propre moi, a pour effet que son surmoi dévore le moi comme le moi dévorait l’objet. Cette opération étant prise dans des éléments de miroir, l’autre comme autre soi.

Les travaux d’Abraham et de Ferenczi orienteront les concepts freudiens de déplacement et de condensation comme mécanismes primaires vers les concepts d’introjection et de projection, liant l’oralité et le cannibalisme. Ces éléments continueront à évoluer avec les apports de Mélanie Klein.

Les questions que posera le cannibalisme à la psychanalyse sont multiples pour l’auteur. Dans un premier temps Andre r Green scinde les choses en deux. Le rapport au cannibalisme est double, pour le névrosé, il constituerait une phase normale du développement au sein de la phase orale permettant l’émergence psychique, mais se constituerait aussi une place privilégiée dans le contenu fantasmatique restant disponible « pour servir de déguisement à d’autres motifs »1. Ainsi le cannibalisme comme représentant de l’oralité serait « une matrice symbolique, inductrice et productrice de fantasme »1. Dans un deuxième temps, à la recherche d’un noyau de réalité et de son lien au fantasme, il sera proposer que « le morcellement de ce noyau primitif (André Green fait ici référence au noyau inceste, meurtre et cannibalisme comme devenant interdit à l’ensemble des hommes civilisés qu’évoque Freud dans l’avenir d’une illusion en 1927 6) permettrait de rendre compte ici de la relation cannibalique comme équivalente de l’acte sexuel ou de l’inceste, de son rapport à la rivalité, ailleurs de son lien à la résurrection de l’ancêtre, etc. »1 et dans ce cadre « si certains groupes humains pratiquent le cannibalisme réel, ils ne le font qu’agir un fantasme remanie r et rationaliser »1. Nous y reviendrons mais il y a ici une notion importante que l’auteur n’évoque pas en tant que telle et que nous mettrons un peu en lumière, c’est le rapport à la perte première. Ainsi, le rapport, pour l’auteur en un noyau de réalité et le fantasme cannibalique s’articule ainsi : « le fantasme produit par la non-incorporation du sein réél sera incorporé et ce fantasme incorporera le sein comme objet fantasmatique »1. Dans un troisième temps enfin, la problématique du rapport oral et de ce qui y tient le cannibalisme comme place s’explique ainsi pour l’auteur : « l’activité symbolique débute avec le premier objet susceptible de remplacer le sein. Objet qui sera et ne sera pas le sein, autrement dit, objet transitionnel. Ainsi la relation orale cannibalique apparaît-elle comme étroitement liée à l’activité amoureuse, destructrice, incorporatrice de l’objet perdu. Elle est donc foncièrement récupératrice. Son but est de ne pas se laisser abandonner par l’objet, comme de ne pas l’abandonner. Incorporer, l’objet est fixer, assimiler, fait sien : on se fait l’objet pour ne pas le perdre. Et dans certains cas, lorsque les pulsions destructrices ont la haute main sur la vie psychique, pour ne rien perdre de l’objet, on ne les rejette plus, on les garde à l’intérieur, quitte à ce que le mauvais moi et le mauvais objet détruise à la fois le bon moi et les bons objets. Dans cette circularité aliènante, le développement symbolique par l’activité du déplacement métonymique ou de la condensation métaphorique reste d’un jeu très limité »1.

Les éléments qu’apporte André Green nous amènent à réfléchir sur deux plans, la perte première et l’articulation du corps et du langage. La perte première, primordiale est d’un abord difficile. Certains parlent de ce que l’enfant perd en venant au monde, il serait alors à jamais séparé de la mère. Si l’on s’attache à cette métaphore qui est déjà prise dans une tentative de reconstruction après-coup et aliénée au langage, il faut quand même préciser que l’enfant ne se sépare pas de la mère mais de lui-même. La perte est bien réelle dans le sens où le placenta, le cordon et les cellules qui ont constitué la coque interne de la bulle où il s’est développé lui appartiennent. Cela constitue une partie de la perte primordiale, un pan est réel donc, car elle s’inscrit aussi de la perte de l’objet de désir, cette perte est directement liée au langage et se déplie sur les trois plans réel, symbolique et imaginaire. C’est à cet endroit d’un trou causé par la perte première que se constitue le rapport à la sexualité. On touche ici à l’une des limites du texte d’André Green, pourtant écrit en 1972, dans le sens qu’il fait l’impasse sur les apports lacaniens et notamment d’un rapport au signifiant. Le trou est premier. C’est une fille ou un garçon ? L’enfant est d’emblée pris dans le langage, j’espère une fille, un garçon, avant même qu’il naisse, il y perd donc l’autre sexe et se différencie de lui. C’est certainement ce qui aurait à voir avec ce que Lacan définie à plusieurs endroits de ses séminaires (V, XI notamment) 7,8 de ce que serait « le réel de la sexualité ». Cette béance, ce trou, va être pris dans le langage, et à travers les signifiants il en marquera sa présence. Le fantasme organisera le rapport de chacun à cette perte, un fantasme qui sera d’abord celui des autres avant que de se constituer pour chacun, plus ou moins d’ailleurs. C’est à cet endroit que le cannibalisme est opérant. André Green l’évoque à sa manière. Le rapport au trou nécessite de la constitution du fantasme car le réel est en position de non-sens.

Avec l’interdit du meurtre et de l’inceste, l’interdit du cannibalisme marque la naissance de la civilisation selon Freud (1927, l’avenir d’une illusion 6). De son caractère originaire, le cannibalisme participe donc à la fantasmatisation et par ce biais, devient un signifiant témoin de cette perte et de l’arrangement qui en est fait de manière collective, pris dans le A. On pourrait aussi formuler cela de cette manière, collectivement il y a une aliénation cannibalique à la perte première provoquant une trace entendue dans le fantasme. Cet abord permet de revisiter, comme l’ont fait d’ailleurs certains auteurs de la revue, les différentes traces collectives du cannibalisme, dans les contes par exemple, mais aussi dans les mythes.

En tant que pris dans l’oralité, le cannibalisme porte le rapport à la sexualité. A propos de l’homme aux loups 9, Freud a écrit dans le chapitre récapitulation et problèmes divers ceci : « J’ai été amené à considérer comme la première phase d’organisation sexuelle connue l’organisation dite cannibale ou orale, dans laquelle l’étayage originel de l’excitation sexuelle sur la pulsion de nutrition domine encore la scène. On ne peut s’attendre à des exteriorisations directes de cette phase, mais bien à des indices lorsque interviennent des perturbations. »9, le cheminement d’André Green nous a amené à entrevoir le cannibalisme comme l’un des mécanismes de l’incorporation de la perte première, qu’il situe au niveau de la perte du sein, engendrant les bases à la constitution d’un fantasme. L’incorporation au sens de Ferenczi 10 est en rapport direct avec la question de la relation d’objet, ce qui permet d’ailleurs d’en rapprocher théoriquement les éléments de la mélancolie.

Ainsi par le biais de l’oralité et de sa composante essentielle de cannibalisme, se constitue sous le couvert de ce que certains ont présenté sur le mode de l’incorporation, une relation possible entre un sujet marquer d’une perte primordiale comme on l’a expliquer, liée à la sexualité, un objet, en tous les cas l’ébauche d’une relation d’objet, et le

A. On peut ainsi poser les fondements d’une possibilité à venir de ce que constituera le fantasme au devenir du sujet : $ ◇ a ◇ A.

La notion d’incorporation a fait son chemin, et les apports de Lacan dans le domaine du sujet, de la perte, de l’articulation du fantasme sont marqués du rapport au signifiant qui, s’il n’est pas évoqué, place la théorie du côté d’une modélisation logique. Le rapport au signifiant organise les choses différemment. Dans une clinique de la déshumanisation 11, Jean-Richard Freymann présente les choses de cette manière : « ce réel du sexe qui est un manque dans l’inconscient, ne peut être repris dans le langage que par une connotation symbolique qui est celle de la fonction phallique ». Pour autant, ce qu’apporte André Green en proposant son incorporation fantasmatique sur le mode d’une double incorporation : le fantasme est incorpore r puisque par le biais du cannibalisme il incorporera le sein comme objet fantasmatique, c’est la relation au corps, et nous permettre d’aller encore plus loin dans cette idée que le cannibalisme fonctionne du côté du signifiant comme un témoin, un témoin d’une perte première, mais également comme le témoin d’un premier nouage du corps à la parole. C’est dans ce sens que l’on entend une mère parler ainsi à son bébé : « il est mignon, on le croquerait bien».

« il n’existe pas de rapport sexuel » 12, l’impossible du rapport sexuel constitue un trou, abordable que par le signifiant, pas n’importe lequel, le signifiant phallique. André Green, en plaçant la relation d’objet et par son rapport, la perte, en mécanisme fondamental est déjà dans une reconstruction symbolique de ce qui se constitue d’abord comme un trou,

topologie fondamentalement nécessaire à l’abord désirant du sujet. D’ailleurs, tout ce qui est conceptualisé autour du prima de la relation d’objet engendrant une conception régressive des symptômes, Lacan dès 1958 les abordera différemment : « la régression au stade anal, avec toutes ses nuances et variétés », voir au stade oral, c’est toujours la présence, dans le discours du sujet, de signifiants régressifs » 8. L’impossible du rapport sexuel, représentable, peut-être, comme ce que le pénis ne remplit pas complètement le vagin et que cet espace constitue un trou rendant l’impossible de l’unité reconstituée et symbolisée, cet espace, par le phallus, cet impossible, donc, est d’emblée présent dans le discours, d’emblée marque l’inconscient, d’emblée est un trou, la perte primordiale d’objet n’est en ce sens possible que par la pré-existante de ce trou dans l’inconscient.

Ainsi le cannibalisme donc, n’apparaît pas seulement comme signifiant, témoignant de la perte première, il signifie quelque chose du signifiant phallique lui-même, ou tout du moins d’un positionnement du sujet au phallus. Le « j’ai envie de te croquer » de la mère à son fils témoigne ainsi directement d’un désir directement articuler aux pulsions car s’approchant de près à la question même du trou comme premier, il n’y a que le fantasme finalement qui sauve un peu l’enfant de cette dévoration cannibalique maternelle, si tant est que celui-ci se soit suffisamment consister, ouvrant dans sa variété à la clinique orale du sujet.

Bibliographie :

  1. Collectif. Nouvelle Revue de psychanalyse 6. Destins du cannibalisme. (Gallimard, 1972).
  2. Freud, S. & B, R.-J. Trois essais sur la théorie de la sexualité. (Editions Gallimard, 2001).
  3. SPIRITUALITE, C. La Bible de Jérusalem. (Pocket, 2005).
  4. Freud, S. Totem et tabou. (Payot, 2004).
  5. Freud, S. Deuil et mélancolie. (Payot, 2011).
  6. Freud, S. L’ avenir d’ une illusion. (Presses universitaires de france, 1971).
  7. Lacan, J. Le séminaire. Livre XI. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.

(Seuil, 1973).

  1. Lacan, J. LE SEMINAIRE. Livre 5, les formations de l’inconscient. (Seuil, 1998).
  2. Freud, S. Cinq psychanalyses. (Presses Universitaires de France - PUF, 2001).
  3. Ferenczi, S. Transfert et introjection. (Payot, 2013).
  4. Freymann, J.-R. & Collectif. Clinique de la déshumanisation : Le trauma, l’horreur et le réel. (Erees, 2011).
  5. Lacan, J. LE SEMINAIRE. Livre 20, encore. (Seuil, 1975).

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