« Libre de s’adresser à la liberté d’autrui », J. Lacan
Plusieurs passages du livre Amour et transfert de Jean-Richard Freymann m’ont évoqué la pratique avec l’enfant, la question de la névrose infantile chez l’adulte et l’interprétation du transfert dans ces situations. Comme si l’enfance y avait une place interligne. Écho singulier d’une énonciation. Un séminaire digne de ce nom insémine d’autres théorisations d’associations. Transfert de travail, pourquoi pas. Transfert au travail, sûrement. En voici quelques bribes.
La pratique analytique avec l’enfant, ou plutôt la cure de l’enfant, m’enseigne sous un angle dynamique la « manœuvre du transfert » et de l’interprétation. Une interprétation opérante chez l’enfant est oubliée : elle effectue (dans) l’oubli de la métamorphose qu’elle permet. La construction, d’ordre d’une compréhension, dans l’après coup d’une interprétation, est rare chez l’enfant. Il n’est donc pas empêtré de cet imaginaire. C’est plutôt lui qui vous guide sur la perte de sens sensée. L’enfant nous apprend que la saisie, ou plutôt la tentative de saisie, d’un dire, une fois qu’il a été dit est caduque. Dès que vous tentez de revenir sur ce qu’il a dit, il vous signalera plus ou moins délicatement que vous êtes à côté, que vous n’y êtes pas. Il ne s’agit pas de saisir ce qui a été dit, de le figer par une compréhension, mais de l’entendre. C’est l’écho de cet entendu insaisissable, qui renvoie peut-être à l’enfant une manifestation de sujet. Sujet en devenir, en instance d’infusion de « ses » signifiants. L’acte analytique dans la cure d’enfant intervient ici. En effet ces cures amènent l’analyste à prendre des initiatives, qui font interprétations si elles surviennent dans le transfert.
Retenons deux fonctions d’interventions différentes chez l’enfant. La première, la plus délicate : l’interprétation qui appelle le sujet à s’arrimer auprès d’un signifiant. Ce sont les cliniques où l’enfant ne répond pas à une loi qui limite la jouissance, où l’enfant reste en position d’objet de l’Autre, etc. L’interprétation est une réponse sidérante qui, en introduisant un trou, laisse une place pour un dire créatif d’un sujet naissant. Le dire est création. Mais sidérante également car elle tombe juste, en écho à une histoire déjà singulière du petit individu qui ne l’a pourtant pas jusqu’à présent parlé. Ici intervient le transfert, permis par cette interprétation, car il était jusqu’alors comme en attente.
Le second type d’interprétation est une dé-sidération, un réveil d’un désir coincé, étouffé dans un symptôme, nœud de signifiants venant de l’Autre. L’individu est coincé par une définition de l’autre, il est défini partiellement par lui et adhère fortement à cette définition car il en dépend, ou croit en dépendre. L’affiliation aux demandes, aux attentes de ses autres, médiateurs d’Autre, peut alors être, certes ancrage, mais également fixation symptomatique. L’intervention de l’analyste permet un décollage, un écart introduisant un souffle où l’enfant peut s’approprier autrement ces mêmes considérations de l’autre. L’analyste ici n’est pas éducateur, ni ré-éducateur, il ne participe pas à l’éducation de l’enfant en consistant d’une certaine manière, mais il reste analyste en temps qu’il indique, qu’il transmet, une manière de savoir faire avec le manque. Transmission d’un manque qui appelle une création du sujet. Et cela en « désoeuvrant » le symptôme. Le retrait est ici actif. Ainsi une interprétation peut relevé d’une retenue, d’une non précipitation.
Le transfert et son interprétation s’associent. L’association mène à une interprétation du transfert si l’écoute l’autorise. L’interprétation n’opère qu’en résonance avec le transfert. Cette interprétation ne survient que dans une temporalité singulière : elle s’expose comme paradoxale, ne pouvant qu’être précipitée mais pas le fruit d’une précipitation. Si elle n’opère qu’en tant que jaillissement du saut unique du lion, elle dessert lorsqu’elle répond à une certaine précipitation de l’analyste. Une précipitation qui serait alors réponse face à une béance, passage de l’angoisse, s’ouvrant chez lui en écoutant l’autre. Ou bien, une précipitation qui répondrait à l’appel, prémisse d’une demande, perçu dans le symptôme du patient. Adviendrait alors une forme de couple-symptôme analyste-analysant, c’est-à-dire où le symptôme de l’un s’embrasse et s’embarrasse du symptôme de l’autre. Le transfert hypnotique répondant à la séduction dont parle Jean-Richard Freymann en est un exemple. Ce ne sont pas ici des interprétations car elles refusent le temps du transfert.
L’autre écueil se fait déjà pressentir : l’absence de toute interprétation. Le kaïros de l’acte interprétatif ce situe entre ces deux écueils. Proposons encore au passage une autre aporie clinique : L’interprétation. Comme s’il n'existait qu’un type d’interprétation, qu’une manière d’interpréter… donc idéale. L’idéal ne fait pas bon ménage avec l’analyse.
Faisons un tour du côté de la névrose infantile chez l’adulte. Ce terme recouvre le noyau infantile de la névrose chez l’adulte. Toute position névrotique tire ses racines de ce noyau. Ce noyau n’est pas vestige d’un passé révolu, mais expression persistante d’un rapporté de l’enfance. « Le passé n’est jamais tout à fait le passé », chante le poète en ajoutant, « l’ombre de ce qui fut devant nous se projette sur le chemin qui va, sur l’acte qui s’éveille ». L’acte qui s’éveille, l’acte de parole qui plus est, qui s’annonce ou plutôt s’énonce, se voit transporté avec lui ce passé-présent. Tout ce qui se répète, « tout danse devant moi sa danse heureuse ou triste ». Mais qu’est ce qui se répète ? Ici, nous empruntons un autre chemin que celui du poète pour qui la réponse est « tout ce qui fut, jeunesse, enfance, amour ». Ce qui se répète s’approche plutôt du raté de la jeunesse, de l’enfance et de l’amour. La mise en forme de ce ratage est présentée, à travers le transfert, à une interprétation. Ce ratage peut aussi être appelé dans le vocabulaire freudien point de fixation. Souvent, il relève de ce qui rate, non pas dans l’amour à la mère, mais dans l’amour de la mère, comme le souligne justement Jean-Richard Freymann dans son séminaire. Cet amour n’est pas total, et s’il était total il ne serait pas amour. Parfois, le père est mère dans la réalité. Laissons, ici nous nous situons du côté de la réalité psychique et sa bisexualité (pôles masculin et féminin). Le manque à aimer de la mère est point de désir. Mais pour cela, il est au préalable source de transfert. C’est l’envers de la question de la séduction, un endroit vide d’appel. Dès lors l’enfant, puis l’adulte, à travers la névrose infantile, répète ce manque à aimer dans l’amour de la mère. Amour venant d’elle et allant vers elle. Manque d’amour venant d’elle et allant vers elle. Voilà ce qui peut se jouer sur la scène transférentielle. Pointe ici également l’ambivalence des sentiments. Si l’amour de transfert est une force motrice de la cure, n’oublions pas d’être à l’écoute de son revers, la destructivité de cette force par une force antinomique, qui va contre le nom. Pulsions de vie et pulsions de mort restent partenaires, séparés ou non. Les unes restent la condition des autres et vice versa. Le jeu de construction, de création de l’enfant nous l’enseigne : pas sans une destruction… préalable ou faisant suite, cela est une question de rythme de scansion. La destruction comme préalable d’une création. L’absence comme condition de présence. L’amour de transfert est ce qui permet sa destruction. C’est la même mèche qui voit naître la flamme qui l’éteindra, écrit Shakespeare. Dans l’amour et dans le transfert… avec cette différence majeure que pour le transfert, sa chute n’amène pas son évitement mais un autre amour : celui de la chute (voir la mise en scène narrative, non sans jouissance, de Jean-Baptiste Clamence dans La chute de Camus).
La notion de mise en scène revient à plusieurs reprises dans le séminaire de Jean- Richard Freymann. Elle apparaît riche d’évocations. Le transfert permet à une scène de se dérouler. Il peut être conçu comme une atmosphère propre à chacun (« atmosphère, atmosphère, est ce que j’ai une gueule d’atmosphère ?! » réplique Arletty à Jouvet). Cette atmosphère survient des dires de l’analysant et de la manière dont ses dires le place dans le transfert. Quel objet cherche-t-il à être pour l’Autre ? Quel objet cherche-t-il chez l’Autre ? Ici l’amour de transfert est à la fois la condition pour la mise en place de la scène, son objet, et sa raison. L’amour de transfert et son manquement, comme nous l’avons souligné plus haut. Nous sommes donc en face d’un drame singulier. Le déroulement dramatique n’amène pas de vérité, peut-être des mi-vérités apparaissant voilées. Il s’agit du voile de l’énonciation. Chaque analysant raconte, explique, explicite, théorise, pleure, chante, son drame personnel et demande une reconnaissance de celui-ci, ou plutôt de sa place dans celui-ci. L’enfant vit en partie la scène que les discours dans lesquels il évolue lui imposent. Il les répète éventuellement en acte, en jeu, mais la dimension de réflexion du souvenir, de la remémoration habituellement manque. C’est adulte qu’il répétera ces discours et y adhérera, sans tout-à-fait y adhérer car quelque chose lui échappe, ce que nous pouvons nommer sujet, qui l’anime et résiste. Tout comme l’enfant qui n’est que partiellement happé par les dires et les non-dits qui l’entourent. Reste quelque chose qui reste en dehors de lui. Voici le chemin d’adresse de l’analyste.
Mais le drame moïque cherche à se dire. Il insiste. À l’instar des protagonistes dans la pièce de Pirandello, 6 personnages en quête d’auteur, il cherche à tout prix à faire valoir son drame singulier, il le répète, s’y empêtre, constamment. Et il ne peut, ni ne veut pas tenter de vivre sans. Mais pour se faire valoir, il faut s’adresser à quelqu’un. Quel meilleur lieu que la scène ? Le spectateur, souvent anonyme et silencieux, entend toujours avec un temps d’avance le drame qui anime un personnage et qui pourtant l’ignore. Et pour cause : celui-ci est juste devant ses yeux mais il ne le voit pas. Il a besoin de le dérouler devant un auditeur actif par cette présence. Sur la scène du divan, l’analysant répète son drame. La polysémie du terme « répéter » prend ici son rôle. L’analysant aime son drame. Il le hait également. Il en fait vivre les personnages, les imagos parentaux, et les rejette à la fois. La discorde « aux crins de couleuvres » introduit, en passant par l’amour et son ambivalence, sa pomme.