Charlotte Herfray, La Vieillesse en analyse, Arcanes-érès, 2015.
Lu par Matthieu Bergeon1
Introduction
Nous avons choisi d’appréhender la question de l’âge avancé, celui qui représente le dernier temps de la vie avant la mort. On l’appelle également vieillesse, grand âge ou bien encore âge avancé.
Les écrits ne manquent pas sur le sujet, les approches non plus, mais c’est la théorie psychanalytique qui a finalement retenu notre attention. Cela fait suite à une Rencontre.
Entre tous, nous avons donc entrepris d’étudier le livre de Charlotte Herfray, La vieillesse en analyse, publié la première fois en 1993 chez Desclée de Brouwer, puis réédité en 2007 chez érès dans la collection « Hypothèses », et plus récemment en novembre 2015.
Charlotte Herfray est Strasbourgeoise, psychanalyste ; elle a été enseignante et chercheuse à l’Université Louis Pasteur de Strasbourg, après un doctorat en psychologie et en sciences de l’éducation.
Pour avoir eu la chance de l’entendre parler à différentes occasions, alors âgée de plus de 80 ans, impossible de ne pas dire à quel point fait envie son énergie, son enthousiasme et son humour, au-delà bien évidemment de la richesse et de la pertinence de ce qu’elle a à transmettre.
Mais d’où cela peut-il bien lui venir? « Du Désir », répondrait-elle sûrement...
Le Désir, en tant que concept psychanalytique, il en sera question dans notre travail, aux côtés d’autres concepts incontournables, fondamentaux, à travers lesquels nous essaierons d’éclairer et de re-lier à « La vieillesse avancée et aux temps de la fin », titre du dernier chapitre de l’ouvrage.
Nous insisterons sur l’hypothèse théorique de l’auteur, selon laquelle la vieillesse serait un temps où « l’enfance fait retour ».
Nous illustrerons notre propos en allant puiser dans la littérature, la chanson française et le cinéma.
Un dernier mot d’introduction pour exprimer que cet exercice d’écriture, d’élaboration et de formalisation, n’a pu se faire que dans un « après-coup », c’est-à-dire après avoir laissé passer du temps, car le sujet de la mort n’est pas sans avoir pour effet de remuer…
Partie 1
Dans la première partie de l’ouvrage, La vieillesse en analyse, l’auteur élabore une définition de la vieillesse en prenant appui sur une image d’Épinal du XIXe siècle qui représente la vie comme un cycle. L’interprétation que la psychanalyste donne la conduit à formuler l’hypothèse suivante, à savoir que si toute vie a bel et bien un début, un commencement et une fin, cette fin est un temps où quelque chose de l’enfance fait retour. Il y a une symétrie entre la première partie du cycle de la vie et la dernière. L’acmé se situant à l’âge de cinquante ans.
À l’intérieur de ce cycle, on trouve un certain nombre d’étapes que l’être humain est amené à franchir jusqu’à l’ultime étape qu’est la mort.
Ce qui retient l’attention de Charlotte Herfray, c’est que ce qui ponctue le passage d’une étape ou d’un temps de la vie à un autre, c’est ce qu’elle va qualifier de « crise ». Nous sommes allés rechercher l’étymologie de ce vocable : crisis en latin médiéval signifie la manifestation violente, brutale d’une maladie qui s’accompagne d’un changement de symptômes ; Krisis en grec signifie jugement, décision.
La crise renvoie donc à un moment crucial où, en quelque sorte, tout doit se décider. C’est le moment ou jamais. Ce vocable contient l’idée d’un vécu douloureux mais également un moment d’opportunité. Dans le champ de la psychologie appliquée au développement, la crise marque les changements importants dans l’évolution de l’enfant qui grandit et favorise son passage d’un état à un autre.
Selon Charlotte Herfray, la vieillesse comporte des moments de crise. La résolution de ces différentes crises vécues différemment par chacun, passe par l’acceptation d’avoir quelque chose à perdre...
Le sujet est tout d’abord touché dans son estime. L’amour propre prend un coup, par exemple lors du passage de la vie active à la mise à la retraite. Le sentiment d’inutilité qui surgit plus ou moins à la conscience de celui ou celle à qui la société impose de se tenir à l’écart de l’activité professionnelle ébranle ce qu’en psychanalyse on nomme le narcissisme (Freud, Métapsychologie, 1914).
Être contraint de rester sur la touche alors que parfois on se sent encore des capacités, des compétences, de l’énergie, de la force, renvoie au fait que le monde du travail et des travailleurs n’a plus besoin de compter sur nous. « Je ne compte plus pour personne », « je ne suis plus bon à rien », « à quoi bon ? » sont des phrases lourdes de sens que peuvent parfois prononcer des personnes qui souffrent narcissiquement. C’est-à-dire qu’elles vivent la retraite sur le mode d’un retrait irréversible qui affecte la totalité de leur être-au-monde. Il s’agit bien là d’une perte à travers le changement d’un statut à un autre, d’actif à inactif, de quelqu’un à plus personne, voire à plus rien.
Renaud, dans son album À la belle de Mai, a écrit une chanson qui s’intitule « Son bleu » et qui résume bien ce sentiment d’avoir tout perdu :
« Cinquante balais c’est pas vieux, Qu’est-ce qu’il va faire de son bleu, De sa gamelle de sa gapette,
C’est toute sa vie qui était dans sa musette. »
Le narcissisme traduit l’amour que l’on se porte à soi-même. Un narcissisme minimum est nécessaire, ne serait-ce que pour se maintenir en vie.
La psychanalyse parle de « blessure narcissique » lorsque l’estime que j’ai pour moi est ébranlée à l’occasion d’un événement extérieur qui atteint les profondeurs de mon être.
Avec l’exemple de la retraite, Charlotte Herfray analyse ce qui pourrait correspondre à l’entrée, pour le sujet, dans le temps de la vieillesse, en ce sens qu’il est le signe d’une crise de la vie et d’un basculement que chacun traverse en fonction de ses propres ressources, de la subjectivité de son parcours et de son entourage affectif.
Ce qui est véritablement mis à l’épreuve, c’est notre capacité à faire des deuils, c’est- à-dire à nous enrichir de nos pertes. C’est ce que nous allons tenter d’expliciter dans ce qui suit.
Partie 2
Après avoir évoqué ce que représente la vieillesse d’un point de vue psychanalytique, donc du côté de l’inconscient et de la subjectivité, à la suite de Freud et de Lacan, Charlotte Herfray s’est intéressée dans un second chapitre à ce dont « parle la vieillesse » après l’étape de la retraite, entre crise et deuil.
Vieillir, être vieux, c’est apprendre à être ce qu’on n’est plus, ce que l’on ne sera plus jamais et faire avec. Quelque chose est derrière nous, et définitivement. Le travail de deuil a intimement à voir avec le temps. En effet, le temps fait sa part de travail dans tout travail de deuil, pourrait-on dire. Et sur le temps qui passe nous n’avons aucune prise. Impossible de l’arrêter, l’accélérer ou le faire ralentir ! À ce propos, on se souvient du poème de Lamartine et du célèbre vers : « Ô temps, suspends ton vol »… Le temps passe et il ne revient pas.
Avec l’âge qui avance une prise de conscience émerge, c’est justement celle, non pas du temps déjà parcouru, mais imaginairement de celui qu’il reste à parcourir. Aussi, cette réalité est accompagnée d’un cortège d’angoisse. Comme un sentiment d’urgence à vivre devant cette échéance inévitable qu’est la mort.
L’Angoisse est un concept psychanalytique complexe auquel Jacques Lacan a consacré l’intégralité d’un de ses séminaires. L’angoisse n’est pas le propre du grand âge, mais sa proximité d’avec la mort produit chez le sujet vieillissant cette forme spécifique d’anxiété devant cette question qui reste sans réponse.
Cette absence de réponse à la question de la mort, ce vide, chacun tente de le remplir comme il peut afin de mieux le supporter. C’est à cet endroit que viennent se loger les croyances de toutes sortes. L’humain en appelle à l’imaginaire et à la symbolisation pour supporter l’insupportable et être en mesure de continuer à vivre ces temps de la fin où il se vit comme se sachant mortel.
Ce qui habite le sujet une bonne partie de sa vie est un sentiment d’immortalité. Or, devenir vieux c’est justement être confronté à la dure réalité de notre temporalité donc de notre finitude. Cette réalité passe par le Réel. Le Réel est un autre concept psychanalytique fondamental élaboré par Jacques Lacan et qui se loge au sein de la triade : Réel, Symbolique, Imaginaire (Séminaire XXII « R.S.I »).
Le Réel se situe hors symbolique et imaginaire. Il n’est pas à confondre avec la réalité. Le Réel échappe à la raison, c’est l’impossible à dire. D’une certaine manière, pour prendre une image, c’est l’arbre qui tombe sur la voiture, mais sans le dire car se serait alors déjà une tentative de symbolisation. En psychanalyse, il est coutumier de dire que le Réel « fait effraction » dans le champ de la conscience, ou du Moi pour reprendre une notion freudienne. Hors langage, donc. C’est en ce sens qu’il est angoissant.
Nous n’avons finalement de prise sur le Réel qu’à travers le discours métaphorique et métonymique. Grâce à la faculté langagière propre à l’être humain, le trauma causé par le Réel peut éviter de devenir un traumatisme. C’est la raison pour laquelle les cellules d’« urgence psychiatrique et psychologique » mises en place par exemple immédiatement après un événement comme un attentat, incitent les victimes à parler, à exprimer ce qu’elles viennent de vivre.
Charlotte Herfray fait référence à ce concept relativement difficile à expliquer lorsqu’elle aborde les marques du vieillissement sur le corps, son affaiblissement, la diminution des facultés physiques et psychiques, la fatigabilité, la maladie. Ce sur quoi le sujet ne peut pas grand-chose, a peu de prise. Le Réel passe donc par le corps sans que l’on puisse s’y soustraire, y échapper.
Cependant, la distinction Réel et réalité renvoie à la façon dont le sujet vit les effets irréversibles de ce Réel sur son propres corps, à travers le discours qu’il produit. On en arrive ici à un élément clé de l’approche de la question de l’âge avancé d’un point de vue psychanalytique, à savoir la subjectivité.
La subjectivité fait de tout homme un « être à part ». C’est de cela dont témoigne le travail de la cure psychanalytique, une expérience singulière et au singulier. Personne ne vit strictement un événement objectivement similaire, de la même manière. Chaque production du discours atteste de la réalité subjective, voire de ma vérité propre.
« Le sujet qui parle ne sait pas ce qu’il dit » nous apprend Lacan. Il dit des choses à son insu et qui le révèle aux autres et à lui-même. Ce qui lui échappe se traduit par des lapsus, des oublis, des actes manqués, des néologismes, comme Freud l’a démontré dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne (1901). Il s’agit de manifestations de l’inconscient, toujours originales, inédites, elles trahissent la vérité du sujet et de son Désir.
L’inconscient est a-temporel. Le matériel qui le constitue n’est pas organisé chronologiquement. L’inconscient ne se détériore pas avec le temps. Ce qui fonctionne moins bien avec l’âge avancé, c’est le mécanisme de refoulement. Cela a pour conséquence de rendre plus perméable au champ de la conscience les éléments contenus voire constituant l’inconscient dans son acception freudienne.
Ce que Charlotte Herfray a repéré chez la personne âgée, au gré de sa pratique de clinicienne, ce sont des souvenirs anciens, parfois même très anciens, qui refont surface avec une étonnante précision et intensité émotionnelle. Des paroles entendues, des événements vécus, des images, des sensations et des émotions associées reviennent, « font retour » en langage psychanalytique, involontairement.
Parmi ces souvenirs, le sujet dans sa subjectivité se retrouve en proie à un re- surgissement d’un moment particulièrement douloureux chez le nouveau-né et que Freud a désigné sous le terme d’Hilflosigkeit, c’est-à-dire le sentiment d’abandon. Il en est question lorsque l’infans, l’enfant qui ne parle pas encore, accède à ce qu’on appelle sa « corporéité », autrement dit qu’il est physiquement séparé du corps de sa mère. Cela provoque vers sept ou huit mois une angoisse profondément douloureuse dont chacun porte en lui la marque, le signe, la trace.
Cela fait retour donc, comme Charlotte Herfray a pu le constater. Par quoi cela se traduit-il chez le sujet âgé ? Pour en donner une illustration nous allons faire référence au film de Michael Haneke, Amour, qui met en scène dans le huis clos d’un appartement parisien, un couple de personnes âgées dont la femme devient de plus en plus démente et dépendante. Condamnée à être alitée, elle répète inlassablement la même plainte : « Mal, mal, mal… ». Il paraît évident qu’elle doit souffrir physiquement, mais lorsque son époux s’assied près d’elle et lui prend la main, soudain elle s’arrête.
La souffrance physique ne disparaît pas de la sorte, par contre, la souffrance morale ou la détresse insondable se trouve apaisée. Le contact bienveillant se révèle essentiel, précieux, dans ces moments-là, surtout s’il s’accompagne de paroles qui sont prononcées dans une langue qui n’est pas n’importe laquelle, la langue maternelle.
D. Winnicott, psychanalyste anglais spécialiste de l’enfance, affirme que le bébé a besoin de « paroles enveloppantes ». Paraphrasant un passage biblique du Nouveau Testament, Charlotte Herfray rappelle au moins à trois reprises dans son ouvrage que « l’homme ne se nourrit pas seulement de pain ». Ce n’est pas sans évoquer la définition que donne Lacan de l’être humain, avec ce néologisme : « le parlêtre » (1974).
L’autre bienveillant, qui touche et qui parle à celui qui s’éteint, quand il ne se trouve pas mû par le projet égocentré de maintenir ainsi la personne en vie le plus longtemps possible, peut avoir un effet anxiolytique.
À ce propos Freud cite l’exemple d’un jeune garçon qui, parce qu’il a peur de la nuit, demandait à sa grand-mère chaque soir pour pouvoir s’endormir de lui parler. L’enfant aurait expliqué qu’ « il fait moins noir lorsque quelqu’un parle » ! (Introduction à la psychanalyse, Freud, 1923).
Jusqu’à la fin, l’être vivant est un parlêtre, même s’il a perdu l’usage de la parole.
La vieillesse est un temps de la vie, ponctué de crises, de deuils à accomplir et où, petit à petit, l’enfance fait retour. Du Réel s’exprime à travers le corps qui se meurt et la temporalité resitue le sujet comme mortel alors qu’il se vivait jusqu’ici comme immortel. De l’Angoisse surgit là où la question de la mort ne trouve pas sa réponse. Être enveloppé par des paroles évocatrices de la mère à travers la langue maternelle introjectée dès le commencement de la vie in utero, fait rimer les temps de la fin avec ceux du début.
Mais qu’en est-il de la question du désir dont Charlotte Herfray précise l’« indestructibilité » ? C’est ce que nous allons examiner dès à présent, en référence au dernier chapitre de l’ouvrage, « La vieillesse avancée et les temps de la fin ».
Partie 3
Aussi affaibli, malade, souffrant, meurtri par un vieillissement inexorable, le corps abrite cependant un esprit au « Désir indestructible ». Ce Désir ne se laisse pas altérer par le temps qui passe, ni par l’accumulation des années et des expériences de la vie. C’est une force désirante qui habite le sujet. Sujet de l’Inconscient, il est aussi sujet désirant.
Lacan s’est inspiré de la notion hégélienne de désir pour en créer un concept psychanalytique. Comme chez le philosophe allemand, le désir est propre à l’humain. Il naît du manque. Le désir renvoie à la question d’objet. En psychanalyse, c’est-à-dire du point de vue de l’inconscient, l’objet du Désir n’est pas un désir d’objet. Autrement dit, son objet ne peut se matérialiser. Il fait partie intégrante de la vie psychique. D’une certaine manière on pourrait dire que c’est ce qui nous anime (du latin « anima » : l’âme ), nous pousse à réaliser tel ou tel projet, activité, réalisation, création, qui apportent de la satisfaction, un sentiment de plaisir, de bien-être.
Mais, appliqué à la personne âgée, le Désir se heurte au Réel. Pour Lacan, il y a dialectique. La réalité désirante est limitée par la réalité du corps vieillissant. En effet, le poids des années qui pèse sur le corps handicape le sujet dans ses réalisations qui nécessitent des capacités physiques. Et pourtant, elle ne peut se résoudre à ne plus rien désirer au risque de sombrer dans la mélancolie ou la mort.
Dans son troisième et dernier volet documentaire sur Najac, Y’a pire ailleurs, le réalisateur Jean-Henri Meunier filme un très vieux garagiste, Henri Sauzeau qui, malgré son âge, a toujours continué à réparer ses voitures et à travailler à la réalisation de son rêve, fabriquer un hélicoptère. Son savoir-faire était reconnu et on venait le voir pour lui demander son aide. Mais il arrive un jour où il prend véritablement conscience qu’il en est de moins en moins capable. Voici ce qu’il dit à un moment clé de son histoire, un verre de café à la main, assis dans sa cuisine :
« J’en ai ras le bol, je suis sur les nerfs, sur les nerfs mon pauv’vieux, j’peux pas faire comme je veux alors j’suis pris au piège, je peux plus passer sous la voiture, comment on va devenir, oui, c’est comme ça la vie. »
Henri Sauzeau sera hospitalisé suite à une fracture du bassin. Il mourra peu de temps après…
Lorsque la perte est vécue comme insupportable, le sujet se laisse littéralement mourir. Il n’est pas rare de constater ce phénomène chez les personnes âgées alors qu’elles se trouvaient en relative bonne santé. Il n’est pas rare non plus d’observer que ces temps de pertes successives et irréversibles subies ne signent pas pour autant d’arrêt de mort, et que l’être vivant s’accroche à la vie, au désir de vivre.
Le mécanisme psychique à l’œuvre selon Freud est désigné par le terme de « sublimation ». Il s’agit de la capacité spécifiquement humaine à orienter vers un autre objet une satisfaction impossible via l’objet initial. Lorsque cela se produit, cela donne lieu par exemple à des créations protéiformes, artistiques, intellectuelles voire contemplatives.
Si, trop âgé, trop faible ou diminué, je ne peux plus faire ou agir en mettant en mouvement mon corps vers la satisfaction de ma pulsion à travers un objet initial, je peux néanmoins écouter, sentir, voir, goûter, écrire, penser, rêver, transmettre…
L’hypothèse psychanalytique que l’enfance fait retour dans les temps où la vie prend fin est corroborée également par l’incontinence urinaire et fécale chez les personnes âgées. Des fonctions acquises dans la petite enfance se perdent de manière irréversible et progressive, comme celles de marcher seul, de se nourrir seul, de s’habiller seul, de se laver seul. Certaines fois, la fonction de la parole disparaît et les sons encore prononcés ressemblent étonnamment aux babillages enfantins pré-langagiers.
En perte d’autonomie, le sujet devient ou plutôt re-devient dépendant des autres pour assurer son bien-être et sa survie. Il en résulte un renversement parents-enfants. L’enfant a le sentiment paradoxal d’être le père ou la mère de son propre père ou mère devenu comme un enfant. Il est ainsi amené parfois à accomplir des gestes et des actes en direction de la personne qui naguère les réalisait pour lui. Cela n’a rien d’évident. Cela ne va pas toujours de soi. Beaucoup de choses resurgissent à cette occasion qui ont à voir avec la relation parents- enfants, voire entre frères et sœurs.
L’écrivain Annie Ernaux a tenu un journal pendant les trois dernières années de la vie de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer, qu’elle a passées dans une maison de retraite. Elle écrivait ce qui lui venait spontanément à l’esprit, immédiatement après chacune de ses visites. Voici de quelle manière elle exprime, dans Je ne suis pas sortie de ma nuit, cette expérience de renversement que nous évoquions :
« samedi 27 (avril 1985)
(…) Elle mange bien. Ensuite elle veut se laver les mains. Je la conduis au cabinet de toilette : "Je vais en profiter pour faire un petit pipi". Elle n’arrive pas à enlever la culotte de résille pleine de couches : "Ils en mettent trop". Je l’aide, ensuite lui remets la culotte. Une enfant. Tout est là. (…) »
« mercredi 23 (octobre 1985)
(…) Je me suis mise à lire un journal. Elle a tendu sa main vers le papier des gâteaux et je le lui ai donné comme à un enfant. Une minute après, levant les yeux, je me suis aperçue qu’elle le mangeait. Elle ne voulait pas que je le lui enlève, serrant les doigts avec force. L’horreur de ce renversement mère/enfant. »
En ces temps de la fin où l’enfance fait retour, le sujet vieillissant vit des pertes irréversibles qu’il parvient parfois à sublimer. En proie au Réel, il est renvoyé à la dialectique subjective de son désir et il trouve quelquefois au fond de lui-même un nouveau sens à la vie. Les proches, quant à eux, vivent comme ils peuvent un renversement paradoxal des rôles parents-enfants mais, au-delà, chacun se trouve interpellé sur la question de la vie et de la mort, de sa vie et de sa mort.
Avant de conclure ce travail, voici un extrait de l’ouvrage de Charlotte Herfray qui a accompagné et guidé l’ensemble de notre réflexion sur la question de La vieillesse en analyse :
« (…) Nous avons voulu mettre l’accent sur l’importance de la symbolisation au fil des crises de l’existence et tout particulièrement quand elle s’achève. Car la mort ne se théorise pas : elle se symbolise. Notre interprétation est infléchie, comme toute interprétation, par les propres lettres de l’interprète que nous sommes. D’où la dimension subjective qui sous-tend le présent travail et qui affleure nécessairement dans la manière dont nous faisons lecture des phénomènes en question. Signifiante du fait que la finalité de l’existence c’est la mort, la vieillesse nous appelle à interroger et à ne cesser de déchiffrer le texte mystérieux auquel tout ce qui vit est soumis et qui régente donc aussi notre propre existence. Lors des épreuves ce mystère fait quelquefois écho au niveau de notre propre expérience quotidienne : il importe alors de n’en point négliger les leçons (…) » p. 174
Conclusion
Notre travail sur la question de la vieillesse et de la mort du point de vue de la psychanalyse se termine ici. Au fil du texte, nous avons revisité avec Charlotte Herfray nombre de concepts fondamentaux de la théorie de l’inconscient.
Nous avons tenté d’élaborer une réflexion la plus originale possible en laissant, une fois l’ouvrage lu, fermé, et en procédant par associations d’idées, technique privilégiée par les psychanalystes pour que du savoir insu (Lacan) puisse se dire.
Il y a eu subjectivation, c’est-à-dire réappropriation subjectivée du contenu de la réflexion de Charlotte Herfray. Cependant, nous avons essayé d’être attentifs à respecter une rigueur conceptuelle primordiale.
Les choix de références culturelles et artistiques se sont faits spontanément, productions issues de l’imagination d’un auteur ou bien de la réalité, cela fonctionne systématiquement comme témoignage. C’est cette singularité que nous avons tentée de saisir, de capter et d’interpréter.
Enfin, d’un point de vue éthique, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur les processus de déshumanisation à l’œuvre dans notre société contemporaine où la vieillesse et la mort semblent niées. La psychanalyse, dans sa dimension politique, est là pour nous alerter sur les dangers d’un « retour du refoulé » dont tout tabou ou déni font à un moment ou à un autre l’objet.
Albert Camus a écrit que « l’homme est le seul animal qui sait qu’il va mourir ». Osons la paraphrase en guise de conclusion à notre conclusion : « L’homme contemporain est sans doute le seul animal qui met tout en œuvre pour surtout ne pas se savoir mortel ! »
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1 Matthieu Bergeon est Assistant social au Centre Hospitalier de Rouffach, Formateur en travail éducatif et social à l’IFCAAD, diplômé en Sciences de l’Éducation et en Éthique (Centre Européen d’Enseignement et de Recherche en Éthique).
Bibliographie
Annie Ernaux, Je ne suis pas sortie de ma nuit, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
Michael Haneke, Amour, avec Jean-Louis Trintignant, Emmanuelle Riva, Isabelle Huppert, France-Autriche, Drame, 2012, 2h06 mn.
Charlotte Herfray, La vieillesse en analyse, Arcanes-érès, coll. « Hypothèses », 2007. Jean Henri Meunier, Y’a pire ailleurs, France, Documentaire, 2011, 1h32 mn.
Jean-Luc Nachbauer et Antoinette Spielmann, avec Charlotte Herfray, L’abécédaire de Charlotte Herfray, France, Documentaire, 2011, 52 mn.