Intervention prévue à la Librairie Kléber le 28 mars 2020, annulée pour cause de « confinement ».
Lorsque tu m’as proposé de rédiger la Préface de ton livre, la première association d’idée qui m’est venue, et ce à propos de son titre, le premier « Einfall », pour rester fidèle à la langue de Freud, c’est le terme « Ubertragungsliebe », par lequel Freud caractérise le transfert. Les auteurs français l’ont traduit par « amour de transfert ».
En somme, là où Freud a eu recours à un mot composé, qui évoque une intrication, une connexion en apparence fixe entre ses deux composantes, l’amour et le transfert, ses traducteurs utilisent deux termes articulés au moyen de la préposition « de », indiquant autant la proximité de ces deux composantes que la possibilité de leur séparation – et ce probablement à leur insu.
Ce constat nous donne déjà à entendre que l’amour et le transfert ne sont pas deux termes équivalents ni interchangeables, mais qu’ils sont dans un rapport complexe, dont tu développes les multiples facettes.
Le sous-titre du livre, « Amour de transfert et amour du transfert », introduit un aspect supplémentaire, tout à fait inédit. Il va d’ailleurs déjà dans le sens d’une séparation des deux termes.
« Amour du transfert » nous oriente, de plus, vers la possibilité de concevoir le transfert comme un objet d’amour. Mais un objet d’amour pour qui ?
À ma connaissance, Freud n’a pas mentionné cet aspect-là. Il convient cependant de préciser qu’il ne concerne pas l’analysant, mais l’analyste. Il renvoie, en fait, aux apports de Lacan, à qui nous devons la séparation entre le « transfert » et « l’amour ».
« Amour du transfert » peut cependant se ranger sans problème à côté des sens possibles du terme de Freud « Ubertragungsliebe », qui s’entend dès lors comme « Liebe der Ubertragung ».
Il y a un deuxième point, qui a également mis en route un mouvement d’associations d’idées dans mon esprit, lors de la lecture de ton manuscrit. J’ai été frappé par la fréquence dans tes développements des références culturelles, à propos de l’amour. Elles ne pouvaient pas ne pas m’évoquer la notion de sublimation.
Rappelons-nous que selon Freud la sublimation est un mode de satisfaction de la pulsion sans refoulement, et ce grâce à son détournement vers des nouveaux buts, non sexuels, plus élevés, à l’origine de toutes les productions culturelles.
Tes nombreuses citations d'œuvres littéraires, de poèmes, de trouvailles d’humoristes, vont de toute évidence dans le sens d’un processus de sublimation.
J’ajouterai ta référence à l’existence d’un « amour transnarcissique », un « amour de désir », un « amour du désir », qui se situe bien au-delà de la relation narcissique, spéculaire, et qui est fondé sur le désir. Il s’agit d’une notion promue par Lucien Israël et aussi par François Perrier, pour qui cet amour pouvait être atteint par le biais de l’analyse et par le biais de la culture – donc par la sublimation.
Je n’oublie pas que tu évoques toi-même, explicitement, la sublimation à plusieurs reprises dans le livre. En particulier, lorsque tu soulignes que « l’amour » s’inscrit, comme « le transfert », dans « une quête sublimatoire », grâce au « jeu du signifiant ».
Tu rejoins ainsi l’assertion de Lacan stipulant que « l’amour » est une « sublimation », ce qu’il a longuement développé à propos de l’amour courtois dans son séminaire « L’éthique de la psychanalyse ».
Je voudrais également rappeler les principaux traits de la conception freudienne, puis ceux de la conception lacanienne du transfert, tel qu’ils sont exposés dans ton livre. Ils permettent de comprendre en quoi réside la différence entre ces deux conceptions, et de saisir pourquoi il est possible de soutenir que la conception de Lacan a contribué au dépassement de certaines butées de la conception freudienne.
Freud fonde le transfert sur l’amour. Sa conception se situe sur un plan purement imaginaire narcissique, spéculaire, qui s’appuie sur la relation du « moi » de l’analysant avec la personne de l’analyste placé dans la position de « l’idéal du moi ». Il s’agit donc d’aimer pour être aimé. Derrière l’amour de transfert, il y a une demande d’amour.
Or, l’expérience psychanalytique révèle par ailleurs que « le moi » fait obstacle au cheminement du discours de l’analysant vers la révélation du désir inconscient – révélation qui est la visée d’une analyse. Ce constat a obligé Freud de reconnaître que le transfert était en fait une résistance (Ubertragungswiederstand), tout en soutenant en même temps qu’il était la condition nécessaire pour l’efficacité d’une interprétation, et pour le choix de son moment. C’est là une des butées, une des contradictions de la conception freudienne, que les apports de Lacan ont permis de dépasser.
La conception de Lacan à l’opposé de celle de Freud, se situe sur le plan symbolique, sur le plan du rapport du sujet au langage, au signifiant.
Cependant Lacan ne réfute pas pour autant la dimension imaginaire du transfert, l’amour du transfert. Mais cette dimension n’est pas l’essentiel. L’amour n’est que « tromperie », au regard de ce qui est au fondement du transfert.
Ce qui importe, c’est de partir de la constitution du sujet, au niveau de l’inconscient, comme effet du signifiant, c’est-à-dire de son rapport à l’Autre comme lieu du langage et lieu de l’altérité, et de son corollaire, le désir inconscient soutenu par le fantasme inconscient ou fondamental.
Pour Lacan, c’est le désir inconscient, soutenu par un fantasme, qui génère le transfert. Et c’est la construction de ce fantasme dans le cadre d’une analyse, soit le repérage par le sujet de sa position par rapport à l’objet a, en référence à la formule du fantasme, qui peut conduire à la résolution du transfert.
Cette présentation des deux conceptions du transfert est peut-être trop schématique. Mais je tenais à mettre l’accent sur les points vifs, ou leur divergence est manifeste, en prenant appui sur tes développements dans le livre.