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La femme en robe jaune et le sourire du chat Women - Sur les Women de Willem de Kooning

par Marie-Odile BIRY-FETIQUE, mars 2017

 

« Je suis un peintre éclectique "by chance". Je peux ouvrir à peu près n’importe quel livre de reproductions et y trouver une peinture par laquelle je pourrais être influencé. (…) Si je suis influencé par une peinture d’un autre temps, c’est comme avec le sourire du chat de Cheshire dans Alice au pays des merveilles, un sourire qui reste quand le chat est parti depuis longtemps. Maintenant je me sens comme Manet qui disait "oui je suis influencé par tout le monde. Mais chaque fois que je mets mes mains dans les poches, j’y trouve les doigts de quelqu’un d’autre". »1

Oui le chat est parti mais le sourire est resté, cela fait du peintre un passeur qui glisse entre ces instants de vision et qui substitue à une logique diachronique des styles une autre logique indéterministe de crise qui se résout dans le tableau en train de se faire. Le tableau devient le théâtre de la puissance magique des associations où les sourires flottent et se frottent aux doigts, où les femmes changent de robes sans arrêt pour être belles à croquer à moins qu’elles ne fassent glisser ou exploser leurs oripeaux afin de révéler leurs seins et leurs ventres.

  1. Entretien avec Harold Rosenberg, dans Art News de septembre1972, cité par Louis Marin dans le catalogue De Kooning, Centre Georges Pompidou, Paris,1984, p. 32.

« Woman I était une fille à robe jaune que de Kooning avait remarquée dans la quatorzième rue, puis oubliée, mais qui revint à la vie au cours de la peinture, jusqu’à ce qu’elle disparût pour toujours dans la cimentation du processus pictural de de Kooning. Woman I contient aussi les mères que le peintre voyait en passant, assises sur les bancs du parc de l’East Side, une madone étudiée d’après une reproduction, E ou M auxquelles il avait fait l’amour, plus nous dit-il le rictus des idoles mésopotamiennes. » 2

La Woman de de Kooning présente une étrange familiarité avec la Ninfa de Warburg3, créature féminine paradigmatique qui nous introduit aux paradoxes de l’image elle-même, conçue comme le lieu où des temps hétérogènes prennent corps ensemble. Ninfa est un fantôme qui revient hanter la représentation et la troubler par sa gestuelle particulière qui a le

pouvoir de transmettre le pathos. Elle est d’abord l’héroïne de ces « mouvements éphémères des chevelures et du vêtement4 » que la peinture renaissante a voulu incarner. Warburg la décrivait comme la « stylisation d’une énergie concrète5 ». De Kooning ne pouvait qu’éprouver de l’empathie pour de telles séductions kinesthésiques.

Edwin Denby rapporte un détail éclairant d’une conversation qu’il eut avec lui :

« Nous parlâmes de la malignité mystérieusement puissante qui transparaît dans la chevelure d’un jeune homme de Raphaël, et qui vous regarde par-dessus son épaule. »6

Le coup d’œil saisissant sera un des moteurs de l’art de de Kooning, non seulement parce que ses Women en seront dotées et nous tiendrons sous l’autorité de leur regard, mais parce que lui-même fera du « regard en passant7 » l’invention puissante et paradoxale de son œuvre. Oui, le contenu, ou le sujet de la représentation, sera un regard en passant dont la

  1. Cité par Yves Michaud, Ibid., p. 22.
  2. Sur la figure de Ninfa selon Aby Warburg, se référer à l’ouvrage de Georges Didi-Huberman, L’Image Survivante, histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Les Éditions de Minuit, 2002.
  3. Ibid., p. 256.
  4. Ibid, p. 257.
  5. Edwin Denby « Willem de Kooning », Paris, L’Échoppe, 1994, p. 17. Denby, qui a beaucoup écrit sur la danse, a rapporté que de Kooning contemplait ses tableaux « comme un chorégraphe ses élèves ».
  6. « Le contenu, c’est un éclair, une rencontre-éclair – comme une illumination », définition donnée par de Kooning dans un texte intitulé « Content is a Glimpse », dans catalogue De Kooning, op. cit., p. 219.

surface du tableau accueillera la commotion. Les Women seront des idoles « border line », véritables « bombes » toutes entières vibrantes de la vitesse que de Kooning insufflera à sa peinture. Elles devront leur aspect souvent terrible à la concentration et la coalescence de moments éparpillés. Les Women ne sont pas pensées d’avance, elles prennent forme par débordements, chevauchements et accidents, elles ruinent la vieille distinction entre forme et

fond. Woman est à la fois l’image et sa défection. En cela elle est symptomatique du XXe

siècle, le propre de ce siècle selon Alain Badiou aura été de combiner « le motif de la destruction à celui de la formalisation8 », propriété qui selon lui s’applique aussi bien à la science qu’à l’art.

Le manque, la perte, associés à une hypermnésie traverseront toute l’œuvre de de Kooning.

« La Woman devint absolument nécessaire en ce sens que je n’étais pas capable de la saisir. C’est vraiment très drôle de se retrouver coincé avec les genoux d’une femme9Ninfa n’est pas une mère consolante qui prend son enfant sur ses genoux10. »

Dans un entretien avec Selden Rodman en 1956, il dit :

« Peut-être avais-je peint, en cette phase de jeunesse, la femme en moi (-) J’aime les belles femmes. Dans la réalité, et même les modèles dans les revues. Parfois les femmes m’irritent. Dans la série des Women, j’ai peint cette irritation. »11

« Peut-être faudrait-il étudier le rapport singulier qu’entretient de Kooning avec les Women en détaillant la façon dont il s’en sort avec elles, les prenant parfois de vitesse ou au contraire s’épuisant dans un tableau impossible. Revenons donc à l’historique : Woman 1 voit le jour en 1950, après une toile abstraite nommée Excavation mais elle ne sera considérée comme terminée que deux ans après. de Kooning passe dans le milieu artistique newyorkais pour un peintre qui ne peut pas achever ses tableaux. Il peut réaliser un grand tableau en un jour, puis en gratter la peinture en quelques minutes pour le recommencer le lendemain – un tableau par jour pendant toute une année et toujours sur la même toile. »12

  1. Alain Badiou, « Le XXIe siècle n’a pas commencé », interview par Élie During. Entretien paru dans Art Press

n°310, mars 2005.

  1. « Content is a Glimpse », op. cit., p. 219.
  2. « Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer.
  3. Cité dans Barbara Hess, de Kooning, Les contenus, impressions fugitives, Taschen, Paris, 2004, p. 42.
  4. Ibid., p. 31.

« Je renonce à terminer. Je peins jusqu’à m’être sorti de l’image. Je suis toujours quelque part dans le tableau, toujours dans l’espace que j’utilise. C’est comme si je m’y déplaçais, et il semble qu’il y ait un moment où je perds de vue ce que je voulais atteindre. C’est alors que j’en suis sorti. »13

Les années cinquante verront proliférer une grande série de Women, peintes ou dessinées et obéissant donc à des temporalités variées. Si les peintures sont des compilations de différents moments, les dessins doivent aller très vite et sont parfois réalisés les yeux fermés. C’est le cas par exemple d’un dessin où de Kooning cherche à traduire l’hystérie des groupies des Beatles vues à la télévision.

Il porte un grand intérêt pour les supports de la vie quotidienne où la femme apparaît.

La star fait partie de cette galerie singulière, il consacre un dessin à Marilyn Monroe

en 1951.

Il découpe des sourires éclatants dans les journaux et les intègre à ses représentations. Il y a beaucoup de sourires dans ses Women14, parfois en des endroits inusités – souvenir du chat du Cheshire ?

Son atelier est jonché de feuilles de papier, pour lequel il a un attachement particulier, pas

uniquement parce qu’il lui sert de répertoire iconographique, mais en tant qu’outil opératoire indispensable.

Il se servait de papier parce qu’il pouvait le couper et le déchirer afin de pratiquer des combinaisons de formes inattendues. Ainsi une Woman pouvait-elle être morcelée et mise en relation avec une autre. Les Women émergent de cette pratique de la mobilité et souvent de la destruction, elles sont disjointes, déplacées sur le support puis réassemblées, sortes de 

  1. Ibid. p. 69.

14 « J’ai découpé beaucoup de bouches. D’abord j’ai pensé que tout devait avoir une bouche. Peut-être était-ce un jeu de mots. Peut-être était-ce sexuel. Quoiqu’il en soit, je découpais des bouches en quantités. Puis, je peignais les figures et après, j’y mettais la bouche plus ou moins là où elle devait être. À la fin, c’était toujours très beau ; ça m’aidait immensément d’avoir cet élément de réel. Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi la bouche. Peut-être à cause du sourire – il me rappelle ces idoles mésopotamiennes, toujours dressées vers le ciel, avec ce sourire, comme si elles étaient stupéfiées, non par leurs problèmes respectifs, mais par la confrontation avec les forces de le nature. J’étais très conscient de cela – le sourire, c’était quelque chose à ne pas lâcher. » W. de Kooning, 1960 Content is a glimpse, op. cit.

cadavres exquis. Dans les dessins au fusain ou au pastel, les limites sont également brouillées, poussées par l’usage de la gomme ou du frottage. Le bord déchiré du papier est d’un usage essentiel, masquant une partie des figures et introduisant un hiatus soudain dans les traits de pinceaux ou de fusain, scellant le destin du hic et nunc des Women.

Cette exploration temporelle du mouvement garde une image d’un geste dans l’espace alors que le geste n’existe déjà plus, dans le « il y a » de la toile, on retrouve le « il y a eu ».

De Kooning utilise également largement le papier lorsqu’il peint – on peut d’ailleurs considérer que sa pratique du dessin et du collage est un laboratoire expérimental pour sa peinture – pour masquer une partie du tableau en cours. Un cache est posé sur la toile fixée au mur et le travail est fait autour de et sur la peinture. Quand le papier est enlevé, un passage abrupt refend la figure dans un lapsus prémédité. Il se sert aussi du papier pour conserver à la peinture à l’huile sa viscosité, en couvrant les parties qu’il veut retravailler, processus qui va faire glisser le médium et lui donner une épaisseur charnelle. Les Women chavirent dans les recouvrements, les giclures, les remontées de matières. De cette lutte, elles ressortiront à la fois mortifiées et triomphantes.

Ces mères de matière retournent à leur origine étymologique, la matière c’est d’abord la mère, mater. Et la tache exige la relation avec le vivant, l’inscription du vivant lui donne la

« magie temporelle » qu’évoquait Walter Benjamin15.

Dans les années 1960-1970 de Kooning poussera ces Women à l’extrême limite de la figurabilité. Il a alors quitté New-York pour s’installer à Long Island et porte une extrême attention à l’élément liquide :

  1. « La sphère de la tache est celle d’un médium (-) la tache apparaît surtout sur le vivant (stigmates du Christ, rougissement, peut-être la lèpre, les taches de naissance). Il est très remarquable que la tache, lorsqu’elle apparaît sur un vivant, soit si souvent liée, soit à la culpabilité (rougissement) soit à l’innocence (stigmates du Christ). Dans la mesure où le lien qui unit culpabilité et péché est de nature temporellement magique, cette magie temporelle apparaît dans la tache, en ce sens que l’interpolation du présent entre passé et futur est neutralisée et que, magiquement réunis, le futur et le passé font irruption sur la tête du pécheur. » Walter Benjamin, Fragments, La Librairie du Collège International de Philosophie, Paris, Puf, 2001, p. 138.

« Je travaille à une série sur l’eau. Les figures flottent comme des réflexions dans l’eau. La couleur est influencée par la lumière naturelle. C’est l’avantage d’ici. Oui, peut-être qu’elles ressemblent à du Rubens. Oui, Rubens avec toutes ces fossettes… Je dois faire attention à ce qu’elles n’aient pas l’air trop liquides. »16

Dès 1949, dans une conférence intitulée « A Desperate View », de Kooning dira :

« On reste à jamais perdu dans l’espace. On peut y flotter, y voler, s’y arrêter. Aujourd’hui cependant, il semble plus approprié, ou tout du moins plus opportun d’y vibrer. C’est une idée désespérée que celle de s’y intégrer. »17

Et plus tard :

« L’espace de la science, l’espace des physiciens m’ennuie profondément à présent. Quand j’étends les bras le long de mon corps et me demande où sont mes doigts, c’est tout l’espace dont j’ai besoin comme peintre. »18

Dans ses dialogues avec les Women, il est malaisé de savoir qui mesure l’autre. En tout état de cause, le peintre éprouve sa présence au monde dans le dispositif, étrange somme toute, qu’il met en place.

Il se mesure et se découvre dans des lieux – les toiles, les papiers – qu’il va éprouver de ses doigts. Et ses doigts, en retour, vont servir à ritualiser par l’usage de la cosmétique de la peinture ces idoles que sont les Women.

« L’anatomie n’est pas le destin, ni la politique : la séduction est le destin. Elle est ce qui reste de destin, d’enjeu, de sortilège, de prédestination et de vertige, et aussi d’efficacité silencieuse dans un monde d’efficacité visible et de désenjouement. »19

  1. Barbara Hess, De Kooning, Les contenus, impressions fugitives, Paris, Taschen, 2004, p. 57.
  2. Catalogue De Kooning, op cit. p. 193.
  3. Barbara Hess, De Kooning, Les contenus, impressions fugitives, p. 64.
  4. Jean Baudrillard, De la séduction, Éditions Galilée, 1998, p. 245.

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