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« Voir sa colère Pr Otto ! »

par Pierre-Édouard Blondel, 21 Mai 2020

« Au secret de l’action du politique : le bon logicien, odieux au monde ».
J. Lacan, Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, 1945.

Cette nouvelle éphéméride veut faire écho à différentes propositions antérieures : l’apparente débilité comme trace fondamentale du déni (merci Guillaume pour cette jolie formule) dont il nous semble important de questionner la dimension collective, et la mise en question par Cyrielle de notre rapport au savoir dans la clinique, que nous souhaitons faire résonner avec le spectre d’un savoir scientifique et absolu qui nous surplombe de manière encore plus aiguë en cette période de crise. La question de l’articulation entre singulier et collectif que j’ai trouvée particulièrement prégnante dans le texte de Martin des Éphémérides 3 est également en filigrane de cette réflexion.

Quel discours politique prononcé ces dernières semaines ne laisse à entendre de formules qui font dresser les oreilles des cliniciens que nous sommes : « je ne suis pas médecin mais… » « c’est aux scientifiques de nous éclairer la voie mais… », amorces bien évidemment suivies d’une proposition assertive (on en trouve de toutes les sortes, du catastrophisme à la promesse des lendemains qui chantent). On entend là une version dénéguée du « je sais bien mais quand même » devenant « je ne suis pas détenteur du savoir mais quand même ».

Trace saillante de la référence au savoir est aussi la mention quasi systématique d’un « protocole », terme que j’avais commencé à prendre en antipathie de son utilisation magique par les patients qui ne parlent plus de traitement ou de médicament : « docteur il faut que vous trouviez un bon protocole pour mon mari/ma femme ». Alors quand l’heure du « protocole du Pr Raoult » est venue avec celle de la constante référence au « protocole sanitaire », tous les voyants de mon tableau de bord se sont allumés.

Mais d’où nous vient ce mot « protocole » : du grec ancien protos, premier, et kollon, colle. Le Littré nous éclaire : il s’agit d’un terme juridique qui désignait dans le droit romain « la marque imprimée ou écrite sur un papier destiné à recevoir des actes publics », et plus tard au XVIIème siècle, « celui qui suggère [sic], qui souffle ».

Dans « La chose freudienne », Lacan ne fait montre d’aucune tendresse pour les post-freudiens américains qui avaient été tentés de vouloir situer la substance de la démarche de Freud dans le squelette protocolaire de ce qui leur était parvenu de sa pratique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de Jacques le féroce. « La vérité parle » ; c’est en tout cas dans le concert de paroles mélangées de soi-disant experts et de quidam que quelque vérité est à saisir de notre – souvent pathétique – rapport à l’incertitude. Une des craintes de Lacan était bien que son œuvre fasse protocole et ainsi, aliène ses élèves – d’où ses réticences à produire des écrits.

Peut-être sommes-nous dans un contre-temps de l’immédiat après-guerre, puisque c’est à ce moment-là que Lacan écrivit « Le temps logique » et que le « bon logicien » semble aujourd’hui plus porté aux nues qu’odieux, soit étymologiquement haï. L’instabilité de sa position est pourtant également évidente, car si ses prédictions et ses recommandations s’avèrent fertiles en morts sonnantes et trébuchantes, il passera des nues au pilori en moins de temps qu’il faut pour le dire. Car si celui duquel on attend « l’assertion de certitude anticipée » vient à faire défaut, la tempête qu’il aura temporairement calmée en brandissant ses promesses ne tardera pas à se déchaîner à son endroit – ou plutôt, et c’est important de le noter, à l’endroit du décideur qui aura choisi de lui faire confiance (d’où les délicats rapports de notre président avec son conseil scientifique). Le sage et le décideur ont été longtemps confondus mais leur séparation n'a pas libéré le second de sa dépendance au savoir. Et il est impossible de ne pas noter, en ces temps de crises sanitaires et donc de sentiment de vulnérabilité, la mort rôdant, comme ce rapport au savoir a à voir avec le rapport au savoir du médecin.

Particulièrement en ces temps, sa faillibilité est inenvisageable et il n’est pas anodin qu’une soudaine décapitation viserait le décidant et pas le médecin – drôle de clivage. Cette occasion nous forcerait à mon sens à reconnaître un passage à l’acte – et non un acting out – d’ordre psychotique. La destruction de ce qu’on identifie dans le monde extérieur comme la source de notre tourment interne (notre incapacité à supporter la menace de mort) signe bien la folie, selon sa « formule générale » rappelée par Lacan dans son « Propos sur la causalité psychique ».

Le passage à l’acte révolutionnaire semble avoir une double nature : folle quand on contemple sa possibilité à venir ; créatrice, libératrice, fondatrice quand on la revisite dans l’après-coup (d’état), pour peu qu’il ait réussi et que la république succède à la monarchie. La dimension d’aliénation aux discours révolutionnaires et contre- révolutionnaires pris comme causes restant par ailleurs latente dans sa participation à cette équation.

L’expert peut-il se destituer de son propre savoir ? C’est-à-dire au fond trouver à résister à la « passion imaginaire » qu’il suscite et qui le nourrit en miroir ? Sans parler de lui, cela serait sans doute insupportable pour bon nombre des buveurs de sa parole qui se trouveraient alors à verser dans l’acte.

C’est là une façon intéressante d’éclairer ce geste de l’analyste (et sa dimension technique) qui, in fine, consiste à renvoyer son analysant à la position (de savoir) dans laquelle il l’a mis…

Quel sens peut-on alors encore donner à la recherche d’une troisième voie entre aliénation desséchante au protocole et haine destructrice de ceux qui en proclament fallacieusement les garanties, afin de se « dégager névrotiquement » de cette situation étrange ? Et est-ce seulement possible d’en refouler quelque chose ? Peut-on subvertir le protocole ?

J’aurais tendance à dire que oui, même si de telles libertés offusquent les normopathes, et déclenchent les vagues de dénonciation que l’on connait. « Mais enfin c’est une question de vie ou de mort, disait je ne sais quel sociologue à la radio, c’est ça que les gens ne comprennent pas ! ». Alors oui, c’est une question de vie ou de mort, mais nous n’avons certainement pas la même manière de comprendre cette formule.

En conclusion je vous livre la parole vive et libre de Macha Makeiev qui dirige le Théâtre de la Criée à Marseille, et qui s’interrogeait l’autre jour, elle aussi à la radio, sur les possibilités de « lutter, de contourner toutes ces formes d’empêchement ». Elle affirmait avec force la nécessité de « se réapproprier les lieux publics », afin de perpétuer un « geste démocratique de base ».

Le forum est peut-être le lieu où justement, faute de pouvoir supporter au sein de nos clivages subjectifs des lignes de discours trop divergentes, celles-ci peuvent se faire entendre sous la forme d’une cacophonie vivante.

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