Que se passe-t-il quand le discours ambiant répond à une injonction dominante ? Quels effets sont repérables lorsqu’une uniformisation des discours diffuse subrepticement ? J’esquisserai une réponse parmi d’autres. Pour cela, je tente de maintenir le fil tiré jusque-là, celui de la sidération. Décidément le terme prête encore à confusion : il ne s’agit ni de peur, ni d’effroi, ni de traumatisme collectif. La sidération peut se manifester par de la peur, de l’effroi, ou un traumatisme de société1. Mais elle n’est pas ces phénomènes, elle relève d’une dynamique psychique. Éventuellement la conception proposée résonne avec le traumatisme freudien. Elle n’est pas uniquement passivité mais contient en germe l’activité. Exception faite des situations où elle entraîne la mort, elle génère un changement d’état. Elle est donc plus proche du devenir que de l’être. Il s’agit d’un mouvement issu d’interruption d’un schéma discursif mental singulier auquel l’individu fait recourt pour interpréter le monde environnant. La sidération est donc proche de la confusion en tant qu’elle procède d’une perte de repère. La provenance de la sidération est plurielle : il peut s’agir d’un affect, d’une pensée incidente, d’une parole qu’on nous adresse, d’une agression, d’une catastrophe vécue etc. Ainsi, la gamme de la sidération est étendue : du murmure intérieur au cri de l’assassiné en face de nous. La manière qu’a le sujet de s’arranger de la perte de repère engendrée importe plus que l’événement déclencheur. Que la reconstitution survienne immédiatement après l’événement ou des années après est une autre affaire qui pose la question suivante à l’analyste : comment s’embarrasse-t-il du temps ? Analyse finie ou analyse infinie ? Envisager une durée déterminée peut faire résistance à la perlaboration de certains traumatismes. Inversement, envisager une durée infinie peut également empêcher le travail affectif du souvenir. Une solution réside peut-être dans le fait que l’indéterminé n’est pas l’infini. La question n’est de savoir si une analyse se termine ou pas à un moment donné : qu’elle débute, signe qu’elle se terminera. La potentialité d’une fin n’est-elle pas un prérequis à un début ? Autrement dit, c’est le rapport à la perte, à la castration de l’analyste qui est ici à la question.
Cette question relative à l’appréhension du temps à venir par l’analyste m’en évoque une autre que je ne fais que signaler : l’analyste fait-il des pronostics ? Qu’est-ce qu’une parole portant sur l’avenir venant d’un analyste ? Quel effet peut avoir une parole d’un analyste visionnaire ? Est-il encore analyste lorsqu’il profère cette bénédiction/malédiction ? Le pronostic ayant un fort pouvoir performatif, le risque « pygmalien » n’est-il pas tout aussi fort ? L’acte analytique est à mon sens a-pronostic et porte sur le présent qui décolle de la parole pronostique si prompte à toujours se précipiter.
Revenons à la sidération. L’une de ses manifestations est l’effet qu’engendre la voix surmoïque. Expérience quotidienne du névrosé qui s’arrête devant l’injonction interdictrice de la loi surmoïque. Alors qu’il vaque à ses plaisirs, l’individu est rappelé à l’ordre par la grosse voix. Il jouera à s’y soumettre, à la transgresser, la détourner etc. Conflit freudien fréquent. Mais, comment le sujet en analyse s’arrange-t-il de cette injonction ? Le symptôme est une voie de compromis tentant de ménager la chèvre et le chou. Mais quand les associations relâchent le nœud symptomatique, apparaît alors dans l’écart de l’injonction surmoïque et la réponse symptomatique une place à un scénario fantasmatique. Si le symptôme ne précipite pas une réponse pour soulager l’exigence sévère du surmoi, le sujet aura peut-être la chance d’entendre qu’il se place comme objet répondant à cette intransigeante exigence. C’est cela que j’ai appelé question-réponse et qui gagnerait en compréhension à se nommer « mystère singulier ». Mystère plutôt qu’énigme car l’énigme se résout et que le mystère garde un point irréductible à une résolution. Singulier car ce que réclame la voix surmoïque ainsi que la manière d’y répondre d’un sujet est relatif à son histoire. L’histoire est ici à entendre comme agencement singulier d’une parole dans son rapport à l’Autre.
Donc, face à une forme de rappel à l’ordre menaçant que peut représenter la voix du surmoi, le sujet peut entendre l’écho de la loi de l’Autre qui ne le laisse pas tranquille. En fonction de l’intégration de cette loi, il y répond de différentes manières : fasciné et persécuté, donc médusé comme réponse psychotique ; soumis mais trouvant un détournement payé de culpabilité dans le champ de la névrose ; niant la loi et retournant la sidération sur l’autre dans la relation perverse… Poursuivons ici en nous occupant principalement de la réponse de soumission. Mais n’oublions pas que celle-ci est souvent teintée et tentée par les autres modes.
Soumission à quoi ? Si la position de soumission prétexte n’importe quel message « autoritaire » venant de l’extérieur pour lui faire porter le rôle du surmoi, n’oublions pas que cette position est avant tout soumission à l’Autre de notre propre discours inconscient. Oui, l’individu est objet d’un discours ambiant, ou plus précisément il se fait l’objet d’un discours ambiant. Le discours ambiant actuel, surchargé de morale, de devoir et de prescription, réveille et double le message surmoïque. L’individu s’y soumettant, n’est pas tant l’objet de ce discours ambiant, que l’objet de la place qu’il lui donne. Je suis l’objet de mon propre discours. Certes ce discours – ou plutôt ce disque-court pour le dire avec Lacan (au sens où il court et au sens où il est court, très court) – peut-être emprunté à l’autre environnant. À l’instar de l’enfant qui intègre et fait sien progressivement les discours dans lesquels il a baigné, l’adulte dans certaine situation répète ce qu’il entend autour de lui. Cette répétition n’est pas toujours fruit d’un choix volontaire et réfléchi, mais peut très bien être l’expression d’une contagion insidieuse. Le ton grave et monocorde, les avis allant tous dans le même sens, l’uniformité des discours présentés aux 20h en sont des exemples. Mais la cure d’un adulte l’amène à entendre le discours qu’il a fait sien et par lequel il se détermine tout comme il a été en partie déterminé enfant par ce discours. Il s’aperçoit qu’il n’est pas seulement déterminé par ce discours et confiné à cette place. En effet, il n’entretient pas avec ce discours un rapport d’appartenance : il n’appartient pas tout à fait à ce discours et ce discours ne lui appartient pas totalement. Peut-être que le « moi », lui, est déterminé par ce discours, mais le sujet se découvre en position d’extraterritorialité vis-à-vis de cette place assignée. L’extraction de cette assignation est parfois extrêmement coûteuse. Elle requiert une forme de destruction du fantasme de l’autre, ou de quelques autres. Cette destruction va de pair avec la dite traversée du fantasme. Elle ne se fait pas sans une perte du confort (confort qui peut être parfois mortel) qu’apporte la bulle du fantasme de l’autre. Parfois, l’individu se voit contraint de choisir la mort plutôt qu’affronter la mort de ce fantasme. Plutôt qu’abîmer le fantasme de l’autre qui l’assigne à une place d’objet, il détruit cet objet en se tuant. La dimension agressive est bien présente mais ne peut pas s’assumer en se confrontant discursivement à l’autre. Plus la désignation de votre place dans le fantasme de l’autre est hermétique, plus la mobilisation de cette place est dangereuse. D’être de manière prépondérante l’objet d’un fantasme, ou l’objet d’une demande ou l’objet d’un désir, n’entraîne pas les mêmes enfermements. Ici l’autre est avant tout l’autre ayant eu le rôle maternel, paternel, couple parental, mais s’élargit ensuite. Disons la place que vous occupez dans le discours inconscient de l’autre qui vous introduit puis vous transmet le langage. Cette place assignée renvoie au concept clinique d’« enfant merveilleux » de Serge Leclaire2.
Donc le discours que je tiens peut être une manière d’entretenir la place d’objet que le moi se donne dans le fantasme. Ici, le fantasme est à concevoir dans sa formule étendue : dans son rapport à l’Autre 3 . En effet, il se constitue dans ses rapports aux dires (demandes, fantasmes, désirs) des autres évoqués. Je tiens un discours qui me maintient à une place d’objet. Ici, nous apercevons que le sujet s’illusionne objet. La position d’extraterritorialité du sujet est voilée. L’individu se fait objet et croit à cette position d’objet car il (le moi) n’entend pas qu’il (le sujet) sous-tend activement cette opération. L’individu se croit passif, voire victime, d’une situation qu’il décrit et dont la description entretient activement la position décrite de passivité.
La dimension de fantasme apparaît dans le fait non d’être l’objet du discours, mais dans le se faire l’objet par un discours4. Nous retrouvons cette dimension fantasmatique dans l’appropriation du discours environnant actuel : se faire confiner, se faire interdire, se faire dépister, etc. L’intégration du fait « confinement », du fait « interdiction » peut se faire par le fantasme, situé ici entre injonction surmoïque et symptôme. Je me fais l’objet d’un discours qui me fait. Fascinant façonnement par les faits ! N’oublions pas qu’il « n’y a pas de faits, seulement des interprétations »5, c’est-à-dire un discours qui fait le fait. Le sujet se fait représenter par un objet – un fait – dicté par l’Autre. Par l’Autre familial, par l’Autre sociétal, etc. L’Autre familial peut être perçu par l’enfant qui le reçoit comme une demande à laquelle il tentera de répondre. Il s’y aliénera comme objet tout en s’en séparant comme sujet. Il vit cette expérience de manière divisée et voile cette division par un symptôme. La répétition de cet embarras se déroule dans un scénario qu’il répète (que les protagonistes soient les mêmes ou différents). La manière dont il se fait objet du scénario est proche de la manière dont il se fait objet de la phrase représentant ce scénario. Tout se déroule comme s’il était déterminé par ce discours : il se détermine donc objet de ce destin dicté par l’Autre.
L’analyse initie un enrayement de la répétition en déstabilisant le statut d’objet : il ne provient plus seulement de l’autre, du monde environnant, comme l’individu souhaitait le croire jusque-là, mais le sujet participe à sa mise en place et à son entretien aliénant. Ici revient l’indépassable pertinence du questionnement de Freud : quelle est ta part dans le désordre dont tu te plains ? L’enrayement analytique est une contre-voie qui se dessine en négatif de la voie tracée par le destin esquissé par le fantasme. Cette voie ne répond plus à l’attente de l’autre, ou plutôt supporte de ne plus essayer sans cesse d’y répondre. L’analyse ne vous débarrasse pas du fantasme mais vous enseigne une voie propre pour le traverser et le retraverser suivant l’appel d’un désir.
Qu’est-ce qui rend un discours propice à être intégré à la recette d’un fantasme ? Son statut de contrainte et sa dimension d’injonction qui le rend proche d’un message surmoïque. Tout comme la répétition contraint le sujet à une position d’objet, le discours aliénant contraint l’individu à la soumission. Qu’il s’y oppose ensuite n’enlève pas la réaction première de soumission. Les injonctions sanitaires actuelles ont ce statut : elles sont prescriptions par une autorité. Ces prescriptions se transforment souvent en lois, rendues possibles par l’état d’exception6. L’autorité et la loi emprunte le ton de l’autoritaire surmoi. La loi d’exception qui impose du jour au lendemain une restriction forte peut faire écho avec l’arbitraire et intransigeant surmoi qui impose une loi. La contrainte intérieure (surmoïque) peut ainsi renforcer la contrainte extérieure (étatique). Les deux voix se confondant et se renforçant, la voix désirante est réduite au silence. Soumission. Sauf si d’autres voix se font entendre et encouragent à une sortie de la position de soumission. L’écoute de l’analyste autorise le déploiement d’une contre-voie. Antigone est étymologiquement celle qui s’oppose à ses origines. C’est donc bien en rapport avec ses origines qu’elle trace une voie singulière, mais cette voie n’est pas inscrite dans ses origines. Cette voie du désir, singulière à chacun, perce la place concoctée et confinée par la loi d’un autre. Précisons que le respect de la loi n’est pas synonyme de soumission. En effet, Kant7 distingue bien un usage de la raison qui respecte la loi, l’ordre social, et un autre usage qui s’ajoute au premier, le double : cet usage questionne cette loi, cet ordre apparent, et en propose une critique.
Lors d’un chamboulement des repères (moïques, familiaux, sociaux, professionnels, politiques, etc.) l’individu peut se sentir perdu. Il se raccroche alors à la place qu’on lui dicte, qu’on lui attribue : confiné, héros, etc. Les diagnostics médical, psychiatrique, psychologique viennent également souvent à cette place. Or, la prescription médicale ne diffuse-t-elle pas fortement aujourd’hui dans le champ politique ? On assiste peut-être à une certaine médicalisation du politique8. Donc cette place assignée par une parole faisant autorité, si elle canalise un temps l’angoisse, va vite devenir oppressante et elle-même angoissante car elle oblige l’individu à répondre selon ce qui est attendu de lui. Ou plus justement, l’individu use de cette nouvelle loi pour s’y soumettre (et peut être s’alléger d’une contrainte surmoïque). Il répond en se soumettant à quelque chose qui rappelle une position infantile. Qu’il réponde est parfois caché par l’apparente passivité de la soumission subie. La soumission n’est que sa réponse. Affirmer qu’il est uniquement objet de cette soumission est nier le sujet. Le rapport de chacun à l’autorité est à nouveau au-devant de la scène. Comment t’arranges-tu de la loi qui t’assigne à une place d’objet ? Tu es ceci, cela… La soumission à cette injonction est déjà voilement de la question : quel rapport entretiens-tu avec la parole qui nomme ? Et, en creux, l’autre question : comment t’arranges-tu de la part silencieuse qui ne nomme pas ?
Te destineras-tu à la mission qui t’a été confiée par l’Autre envahissant ? Ou t’en détourneras-tu en répondant à l’appel de l’Autre désirant ?
Désidere-toi !
1 Le traumatisme soulevé par une société donnée n’est pas indépendant des discours relatifs à cette société (culture, politique, religieux, scientifique etc.). L’expression d’un traumatisme dit collectif varie selon les mœurs d’une société. Voir : Vivre avec les catastrophes de Yoann Moreau.
2 Serge Leclaire, On tue un enfant.
3 On retient souvent la formule « simplifiée » de Lacan, $ poinçon a pour parler du fantasme en oubliant qu’il a étendu cette formule : ($ poinçon a)A
4 Se faire comme verbe pronominal privilégié de l’expression de la pulsion : voir séminaire 11 de J. Lacan
5 Friedrich Nietzsche
6 Voir Giorgo Agamben, l’État d’exception. L’état d’exception a pour caractéristique une fusion entre pouvoirs exécutif et législatif.
7 Emmanuel Kant, Réponse à la question : qu’est-ce que l’Aufklärung ?
8 Formule empruntée à André Comte Sponville.