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Au quarantième jour

par Yves Dechristé, 30 Avril 2020

Nous voilà au quarantième jour du confinement ! Quarante jours qui résonnent avec les 40 jours de jeûne du Christ dans le désert au cours desquels le diable vient le tenter mais il résiste. Un parallèle est fait dans le catéchisme de l’église catholique entre la tentation du christ, celle d’Adam, et le livre de l’exode dans lequel les hébreux voyagent pendant 40 ans dans le désert après avoir traversé la mer Rouge avant d’atteindre la terre promise. Le nombre de quarante jours est également la durée du Déluge pendant lequel l’arche de Noé flotte sur les eaux dans le livre de la genèse. Ou encore les quarantièmes rugissants, ces grands vents de l’hémisphère sud que doivent affronter les voiliers dans le Vendée Globe. Quarante jours d’épreuves à affronter avant d’accéder à un moment plus favorable, plus paisible, à la liberté !

En ce quarantième jour, je sors de chez moi presque comme tous les matins pour aller travailler et je suis saisi par cette sensation d’un éternel recommencement, comme « un jour sans fin », où le calme et l’horreur se mêlent. Le calme et le silence de la rue déserte, le chant des oiseaux, le parfum des glycines qui s’allie à celui des tilleuls. Et au-delà, là où je me rends, ces images de corps, immobiles sur le ventre, autour desquels s’affairent les soignants tels des cosmonautes dans leurs habits de protection au milieu d’une atmosphère empestée de virus par la mise en place des aérosols, l’absence de mots pour ces corps dont on ne sait s’ils reprendront vie.

Quarante jours durant lesquels j’ai eu à affronter les difficultés de concentration, de fatigue inhabituelle le soir.

Quarante jours sonne pour moi comme le temps venu de sortir de cette torpeur, en tentant d’avancer dans cette situation, de retrouver un peu de liberté, à sortir de l’inhibition pour associer, agir.

C’est de ce balancement entre vie et mort, comme entre yin et yang, ou clair/obscur que je souhaite parler.

La situation présente apparaît comme un forçage du réel qui nous expulse du symptôme, du fantasme, cette fenêtre à travers laquelle le sujet voit le monde. Pour en rester à la question du corps, on peut évoquer l’application du maquillage, chez une femme par exemple, qui consiste à faire disparaître le réel du corps, avec ses signes qui sont à la fois recherchés et craints, derrière une imago qui puisse venir s’inscrire dans la fenêtre du fantasme. Par cette opération, le corps devient familier, c’est rassurant, mais du même coup sa singularité disparaît au profit de cette homogénéité, cette uniformité qui est représentée. Opération délicate néanmoins pour ce qui concerne l’économie du désir, car ce corps pour susciter l’attrait, doit se distinguer, faire signe, réintroduire une part de réel mais pas trop, car s’il était excessif, il serait susceptible de provoquer l’effroi… On peut saisir ici qu’en restant dans le symptôme, le sujet est peu tracassé sur la cause du désir, il peut se soutenir dans la duplicité topologique de l’ouverture et de la fermeture, dans une forme de répétition machinale.

L’irruption de la mort dans le réel pour le sujet, d’un corps qui se découvre comme mortel, agit tel un forçage pour le sujet qui, dans l’inconscient, se croit immortel1. Le déni de la mort est une façon de soutenir l’insoutenable, qui n’est pas sans écho avec la castration, ou du moins de se soutenir par rapport à elle. Il peut y avoir là deux courants, l’un qui reconnaît la mort, l’autre qui ne la reconnaît pas instituant un clivage. La mort est là, le sujet ne l’exclut pas, mais elle est néanmoins rejetée avec la plus grande force. Ne trouve-t-on pas là une des résistances pour dans la mise en place de mesures de déconfinement souples, adaptées aux situations variées ?

Ce forçage agit telle une interprétation sauvage en imposant des renoncements impossibles à éviter. Il ne permet plus au sujet de rester dans son symptôme, il ne peut plus se satisfaire de ses petites jouissances, autrement dit il ne peut plus faire sa petite vie bien tranquille.

Le sujet se trouve expulsé de la dualité topologique qu’est cette absence de coïncidence du désir et de l’angoisse, qui se retournent l’un dans l’autre, tel que le figure le schéma de Lacan dans le séminaire L’angoisse2. Lacan parle de réversion du point d’angoisse et du point de désir qu’il situe au niveau de l’inhibition ; « Dans ce rapport polaire à l’angoisse, le désir est à situer là où je vous l’ai mis en correspondance avec cette matrice ancienne, au niveau de l’inhibition »3. Autrement dit, face au surgissement du réel, ce n’est pas tant de la survenue d’un traumatisme dont il serait le plus souvent question, mais d’une éjection du sujet de cette bande de Mœbius parcourue sur une face par le désir avec l’inhibition comme lieu du désir interdit et sur l’autre face par l’angoisse comme manifestation spécifique du désir de l’Autre. Cette éjection produit le court-circuit de l’acte qui peut être passage à l’acte ou acting out.

C’est-à-dire que ce qui apparaît dans ce temps d’invasion virale sera l’angoisse, l’inhibition ou les passages à l’acte ou acting out qui bordent le symptôme.

L’angoisse c’est le désir de l’Autre qui ne me reconnaît pas. Un signal qui avertit le sujet de ce que le désir de l’Autre est « une demande qui ne concerne aucun besoin, qui ne demande rien d’autre que mon être même, qui me met en question », « qui sollicite ma perte pour que l’Autre s’y retrouve »4. La difficulté est qu’il est dans le contexte actuel, non pas un lieu vide, mais un lieu volontiers habité par les discours politiques, scientifiques, de la santé.

L’inhibition, à laquelle j’associerais les troubles de la concentration et l’asthénie. Si pour Freud l’inhibition est celle d’une fonction à signification sexuelle, la trace d’un évitement de départ à signification incestueuse, donc interdit, elle n’est pas sans lien avec l’évitement que l’on observe à s’engager dans toute action pour un sujet bouleversé dans ses coordonnées symboliques par l’irruption du réel, peut-être pour ne même pas rencontrer ce type de questions portant sur la sexualité.

On ne pourra pas non plus minimiser le poids des discours politiques prescrivant le confinement, la restriction des libertés, la surveillance permanente pourquoi pas par le biais d’applications téléchargeables sur notre téléphone si ce n’est par la délation. Le risque totalitaire est bien présent, ce dispositif faisant penser au Panoptique de Jeremy Bentham. Ce qui nous rappelle que l’on peut mettre les gens en boîte, les ranger comme des objets, en d’autres termes, les traiter « comme une merde », sans que soit autorisé une protestation puisque c’est pour leur bien, la préservation de leur santé. De leur vie ? Mise hors-jeu de leur position de sujet, certains s’en contenteront, soulagés de leur désir. Pour d’autres, le forçage du réel joint aux discours « de protection du citoyen », peut conduire au passage à l’acte ; le sujet se barre et s’identifie à l’objet, ici l’objet anal. Freud s’était interrogé sur l’effort vers la propreté imposé par la civilisation ; « L’impulsion à être propre procède du besoin impérieux de faire disparaître les excréments devenus désagréables à l’odorat »5. Peut-être peut-on avancer ici à titre d’hypothèse que le discours qui s’adresse au moi comme perdu, associé à des phénomènes d’identification collective, n’est pas sans rapport avec cette compulsion à acheter du papier toilette de façon totalement affolante ?

Du côté de l’acting out, plus probablement du fait du confinement cette fois, on peut en rapprocher les violences conjugales dont est déplorée la recrudescence. Acting out, au sens où il s’agit d’un appel à l’Autre, qui pourrait surprendre le sujet « normalement névrosé » qui se sent menacé d’expulsion de la place d’homme à laquelle il s’essaie avec difficultés face aux contraintes imposées par l’institution politique.

D’où l’importance du transfert et de l’appui des références symboliques pour remettre en jeu la question du sujet, laissée en suspens.

1 S. Freud (1915), « Considération actuelle sur la guerre et la mort », in Essais de psychanalyse, Payot, 1996, Paris.

2 J. Lacan, Le Séminaire livre X (1962-1963), L’angoisse, Paris, Le Seuil, 2004, p. 93.

3 J. Lacan, p. 366.

4 J. Lacan, p. 179.

5 S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1973. Op. cit. p. 50.

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