La scientificité de la psychanalyse est une question qui a suscité, et suscite encore, d’importants débats. On se souviendra qu’en 2013, Moustapha Safouan dans son livre La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause[1] y avait apporté ses réflexions et des prises de position tranchées à ce stade de son parcours. Questionné de façon plus précise à propos d’une éventuelle distinction entre psychanalyse thérapeutique et psychanalyse didactique, il évoquait que la question du désir qui se situe là serait venue à Lacan à un moment où il voulait une transmission scientifique de la psychanalyse, à une époque où il croyait que la psychanalyse était transmissible scientifiquement. On comprendra mieux sa déception quant aux résultats attendus de la passe, dont la procédure visait à la production d’un savoir sur « le désir qui fait l’analyste ». Que cette expérience soit un échec, au sens de l’échec de l’attendu d’un savoir sur un désir, ne veut pourtant pas dire que le désir de l’analyste ne réponde à un certain nombre de critères pour dire qu’une analyse a un peu été opératoire et qui font partie de critères éthiques.
Lacan avait un rêve, un rêve éveillé comme nous tous, au sens d’une réalisation d’un désir : un vœu, un Wunsch. C’est le rêve du psychanalyste en mathématicien[2]. Il semble bien qu’il avait l’ambition d’extraire du discours analytique quelque chose qui aurait à voir avec les réels mathématiques. Il s’était ainsi rendu familiers certains objets topologiques (bande de Möbius, cross-cap, bouteille de Klein, nœuds borroméens etc.) et les maniait très bien mais de manière intuitive. Il a eu l’espoir de pouvoir transférer les propriétés que l’on pourrait démontrer sur ces objets dans le discours analytique et il y a cru suffisamment pour consacrer les dernières années de sa vie à la pratique des nœuds. Avec ses mathèmes, ses diagrammes, sa topologie, ses nœuds borroméens, visait-il de mettre le réel de l’inconscient en formules ou en symboles, visait-il un réel qui pourrait s’écrire, s’inscrire et se lire dans une transmission totale ?
Son rêve fut un pari en acte pour lequel il a payé de sa personne et de sa jouissance, de la souffrance de l’inventeur, et de ses symptômes. Son rêve n’était cependant pas logiciste, au sens de la logique classique, bien loin de Frege et de son idéal de langue parfaite débarrassée de toute équivocité où chaque concept aurait une dénotation univoque.
Après la césure que constitue le séminaire XI où la question du réel s’affirme de plus en plus à partir du réel pulsionnel, on assiste à l’émergence d’un nouveau discours. Et ce, pourrait-on dire, avec un nouvel amour, un nouveau transfert, pour un nouveau type d’Autre, qui s’articule à la visée de Lacan d’un au-delà de la traversée du fantasme en fin d’analyse – l’analyste en tant qu’il produit un discours ouvre par ailleurs de nouvelles perspectives du côté d’une appréhension de la fin d’analyse comme création d’un nouveau discours.
Dès le Séminaire XII, il s’attachera, entre autres, à montrer que la logique du signifiant, défini comme étant ce qui représente le sujet pour un autre signifiant (par opposition au signe), ne peut pas relever de la logique classique qui se fonde sur trois piliers, dont l’un d’eux est le principe du tiers exclu qui fait partie de la logique depuis Aristote. Pour le dire rapidement, ce principe du tiers exclu affirme la disjonction : une proposition P est vraie ou fausse, sans qu’il y ait la possibilité d’une position tierce entre les deux, c’est pour cela que l’on parle de tiers exclu. Autrement dit : pour toute proposition P, P est vraie ou (non P) est vraie. Il est aussi équivalent à l’implication de la double négation : non (non P) revient à P que l’on note en écriture formelle : ¬ (¬P) P.
Ce formalisme a ses limites, on le sait, ne serait-ce qu’en parcourant brièvement l’histoire des mathématiques. Il a, en son temps, donné lieu à une abondante littérature, à commencer par le célèbre échange de lettres entre Russel et Frege, concernant ce qu’ils appellent « La contradiction » : paradoxe de l’ensemble des ensembles qui ne s’appartiennent pas eux-mêmes, qui va provoquer un véritable séisme et faire vaciller les fondements de la théorie des ensembles ; paradoxe du menteur et leurs variantes, qui se développeront par la suite jusqu’aux théorèmes d’incomplétude de Gödel. On pourra se référer à ce sujet à Jean-Yves Girard dans son cours de logique Le point aveugle, tome 1, septembre 2006 qui a le mérite d’avoir réuni sous un formalisme unique les diverses formes que prend ce qu’on peut désigner à juste titre comme un « trou du symbolique ».
Lacan s’orientera vers la logique intuitionniste (qui récuse le tiers exclu) dont nous pouvons déjà trouver les prémisses chez Kronecker lorsqu’il résiste à la théorie des ensembles de Cantor et sa découverte fondamentale selon laquelle il existait deux types d’infini au moins, le dénombrable et le continu. Plus tard, la logique intuitionniste s’affirmera davantage au début du XXe avec la découverte des antinomies (contemporaine de la découverte de l’inconscient par Freud) qui sembla donner raison à Kronecker, et avec la position de Brouwer qui, contrairement au formalisme de Hilbert, soutiendra que la théorie mathématique relève du langage – nécessairement ambigu dit-il !
La position de Brouwer semble en effet pouvoir nous donner quelques accès précieux aux questions logiques que Lacan soulève dans le Séminaire XX, Encore. Lacan connaissait l’intuitionnisme de Brouwer et il s’est manifestement appuyé sur certains résultats intuitionnistes pour écrire ses formules de la sexuation et avancer ses hypothèses sur la fonction phallique Φ(x)[3], mais sans s’y arrêter davantage dans la suite de son enseignement.
Pour en revenir à la logique du signifiant à laquelle nous convoque Lacan, elle semble bien être du côté de l’intuitionnisme, en ceci qu’elle récuse le tiers exclu et nous préserve de toute constitution d’un espace littéral biface (non mœbien,).
Pour Jean Brini (physicien et psychanalyste), il est important d’insister sur le tiers cas, récusation du tiers exclu, débusqué par Brouwer dans les mathématiques de l’infini car il dépasse largement la logique mathématique pour s’appliquer aussi bien partout où des ensembles infinis sont en jeu, et tout particulièrement dans le domaine de la logique du signifiant. Partout où une logique binaire est à l’œuvre – c’est-à-dire quand même en bien des points de notre espace social et culturel – nous pouvons soupçonner et donc tenter de repérer une utilisation abusive du principe du tiers exclu qui conduit, comme on le sait, à la haine, au racisme sous toutes ses formes et à la destruction.
Après la célèbre affaire Sokal et Bricmont qui a pour origine la publication du livre Impostures intellectuelles, un grand nombre de scientifiques, notamment des mathématiciens, partageaient l’idée que Lacan n’était qu’un histrion farfelu au style baroque, jouant de toutes les ressources de la langue, loin de la réduction que demanderait une mathématisation. Son enseignement était alors perçu comme quelque chose qui relève davantage d’un phénomène de mode intellectuelle que d’une authentique pensée rigoureuse.
Un dialogue reste toutefois possible et souhaitable. La très récente publication du livre À l’ombre de Grothendieck et de Lacan – Un topos sur l’inconscient en est une illustration. Cet ouvrage est un dialogue issu de la rencontre lumineuse entre Alain Connes (mathématicien, professeur au Collège de France, membre de l’Académie des sciences, Médaille Fields en 1982) et Patrick Gauthier-Lafaye (psychanalyste et psychiatre à Strasbourg).
Je tiens ici à remercier chaleureusement Patrick Gauthier-Lafaye qui a immédiatement accepté avec grand enthousiasme de nous présenter ci-dessous cet ouvrage. Je profite encore de cette occasion pour inviter toutes les personnes qui seraient intéressées par ces questions à se manifester de façon à pouvoir organiser une réunion de travail avec Patrick Gauthier-Lafaye, et Alain Connes qui serait disposé à venir à Strasbourg.
- M. Safouan, La Psychanalyse. Science, thérapie – et cause, Vincennes, éditions T. Marchaise, 2013. ↑
- J.-A. Miller, « Un rêve de Lacan », Le réel en mathématiques. Psychanalyse et Mathématiques, Agalma, 2004. ↑
- J. Brini, « Topologie et logique, Remarques à propos de la fonction Φ(x) », La revue lacanienne, Toulouse, érès, 2008. ↑