Bruno BEUCHOT est psychologue clinicien au Centre Psychothérapique de Nancy, et exerce la psychanalyse en libéral. Il a été chargé d’enseignement à la faculté de médecine de Nancy ainsi qu’à l’Institut Régional de Travail Social de Nancy. Des articles et interventions jalonnent son parcours depuis plusieurs décennies.
Charlotte for ever
C’était au temps où Serge Gainsbourg chantait Charlotte for ever (au début des années 80). Je la revois encore, le geste ample, le cigarillo à la main, citant Freud d’une voix tonnante dans sa critique de La naïveté du comportementalisme[2] et dessinant, au tableau d’une salle de l’Institut Goethe de l’Université de Strasbourg, son schéma des actes[3], un pentagone, produit de L’entraînement mental, avec en son centre un personnage à la Chelon coupé en deux à hauteur de ceinture, pour représenter la division subjective du sujet entre le comportement (les phénomènes de surfaces visibles) et la structure…
Elle nous enseignait cela : alors que les vieux livres de psychiatrie étaient jadis remplis de paroles de patients, ceux que l’on trouvait aujourd’hui étaient remplis de statistiques et de diagrammes pseudo-scientifiques. Le DSM 5, (à l’époque ce n’était encore que le DSM 4) et son système de classification consolident l’insistance sur le trouble de surface et sa visibilité. Ce paradigme[4] comportemental, triomphant de nos jours, fondé sur le trouble, mène à la disparition de la distinction entre symptôme et structure ! De sorte que, tout aspect de la condition humaine pouvant devenir un trouble, le sujet devient moins une personne à écouter qu’un objet à traiter… La spécificité de son histoire étant souvent évacué, au profit des caractéristiques comportementales externes. Les symptômes sont comptabilisés plutôt que de se demander comment le patient les traite alors qu’il s’agirait plutôt de faire émerger la logique de ce que les sujets disent de leur expérience, le traitement devant s’adapter à la singularité du patient. Dès lors, le diagnostic clinique ne saurait se poser seulement sur les comportements extérieurs et les caractéristiques de surface mais, au contraire, il doit se fonder sur la façon dont le langage les articule. Le diagnostic ne peut être posé à partir d’une classification externe du comportement mais uniquement à partir de ce que la personne a à dire de ce qui se produit dans sa vie en prenant au sérieux la position qu’elle tient dans son propre discours[5].
À cette époque, son premier livre, La vieillesse : une interprétation psychanalytique, n’avait pas encore paru. Pour illustration de cet enseignement de Charlotte Herfray qui fait encore effet je vous transmettrais un cas qui m’a été exposé lors de séances de supervision au cours de l’année 2008 et qui relate le suivi psychologique[6] d’une femme de 70 ans, enfant durant la Seconde Guerre mondiale. Vieille dame chez qui nous avons découvert que sous ses T.O.C faisaient retour, au soir de sa vieillesse, avec son cortège de manques et de pertes, les frontières de l’aube de son enfance…
C’est son médecin généraliste qui nous l’avait adressée[7] devant les limites de son traitement antidépresseur[8].
La première partie de ce travail intitulée « Le malheur du chien : histoire de la maladie en forme d’obsession » sera consacrée à la description clinique de la maladie de Mme M avec un souci d’une sémiologie de l’obsession et de son évolution basée sur une clinique de la langue, qui à l’époque enseignèrent peut-être à l’apprentie psychothérapeute qu’il ne fallait pas confondre les formes de surfaces symptomatiques (obsessions, phobies) avec ce qu’il en est de la structure tant en matière de diagnostic que de traitement… Dans la seconde partie intitulée, « Travail d’interprétation et construction théorique » je tenterai de repérer, chemin faisant, la mise en scène de sa relation aux différents protagonistes de son histoire et les frayages de son obsession avec les événements cruciaux de son existence.
Quelle fut l’histoire et quel aura été le destin de la petite enfance jusqu’à la « vieille dame aux chiens » de cette femme ? Dès lors, il s’avèrera que le traitement de l’obsession du chien au-delà d’un diagnostic préalable de T.O.C passera par l’analyse d’un objet, peut-être signifiant phobo-mélancolique d’une position dans l’existence ?
« Le malheur du chien » : histoire de la maladie en forme d’obsession
Idée fixe et stratégie d’évitement
Lors de sa première rencontre, la psychothérapeute en herbe note : sa présentation coquette, et malgré son âge, on la croirait issue d’une illustration d’un roman d’enfance de La Comtesse de Ségur : blonde, les cheveux bouclés et le visage angélique d’une petite fille modèle qui n’aurait pas vu passer le temps, un visage souriant, mais un regard triste (?). Elle parle d’une voix très douce mais paraît, par instant, absente à elle-même.
D’emblée elle exprime une souffrance intense et des idées qui l’envahissent : « Je me sens paralysée par des idées qui m’obsèdent : je suis envahie par cette impression que le chien de mon nouveau voisin souffre et cela m’empêche de vivre… ». Je lui demande alors de me préciser en quoi peut bien consister cet « empêchement de vivre » ? Elle commence par évoquer ses angoisses recrudescentes à la tombée de la nuit, entre chien et loup : « Depuis l’arrivée de ce nouveau voisin… et de son chien… je me suis sentie très mal, vous ne pouvez pas savoir à quel point… depuis je ne peux plus rien faire et je n’ai envie de rien… j’ai même cessé mes activités : yoga et club de marche. ».
De sorte que pour tenter de résoudre la question de la vue et l’entente du chien sous son aspect pratique elle demande à son mari d’abord de déménager[9], puis à défaut de réaménager les pièces de sa maison : d’une part la pose d’un store occultant la vue du chien et d’autre part l’installation d’un double vitrage pour faire écran aux sanglots du même chien[10]… Cependant elle ne semble pas tout à fait persuadée de l’effet thérapeutique d’un tel réaménagement et me pose la question suivante : « Vous croyez que cela va changer quelque chose pour moi ? »
Un traitement spontané ?
Auparavant, elle avait déjà tenté de remédier à ses « idées obsessionnelles » très envahissantes, en prenant soin, des chiens de son voisinage : « Pour cela, j’ai fait connaissance avec mes voisins afin de leur demander la possibilité d’aller promener leurs chiens deux fois par jour aux mêmes heures : 10/12-14/16. » De surcroît, son intérêt particulier pour le bien-être des chiens l’amène jusqu’à s’engager (sur le mode de la formation réactionnelle ?) à la SPA afin de défendre leur cause. Pourtant, elle se refuse, paradoxalement, à adopter un chien pour elle-même, craignant d’être assujettie à son manque : « Comment être sûre qu’ils ne manqueront jamais de rien » insiste-t-elle[11]. Dans cette configuration tout semblait se passer comme par un traitement spontané de son symptôme, si on peut dire. Madame vivait dans une relative sérénité domestique avec rémissions de ses obsessions.
Or, l’apparition de ce nouveau chien génère subitement une recrudescence des idées obsédantes sous forme d’inquiétudes quant aux conditions de vie du chien de son voisin. Jusqu’à la mener à un certain apragmatisme : elle délaisse les tâches domestiques et surtout des troubles anorexiques importants au point que le tableau clinique actuel montre une altération de l’état général avec une perte pondérale de 5kg en un mois. Par la suite, Mme M nous apprendra que cet état n’est pas nouveau mais évolue depuis une quinzaine d’années.
Un épisode clinique inaugural avec hospitalisation
Lorsque je lui demande des précisions, Mme M revient sur cet épisode inaugural dont elle garde un souvenir terrifiant : « J’étais proche de la mort. À l’époque mon corps parlait pour moi ». Il y a 14 ans (en 1994) à la naissance de ses idées obsédantes, déjà relatives au chien, elle a souffert d’une grave altération de son état général pendant 18 mois avec perte de sommeil et de l’appétit associés à une chute pondérale conséquente. Elle délaissait alors ses proches, famille et amis, s’isolait des jours entiers, n’accomplissait plus aucune tâche domestique et n’éprouvait plus aucun intérêt pour un quelconque loisir, de tel sorte que la vie lui semblait insipide et sans goût… Tout ceci la conduisant jusqu’à une hospitalisation… en réanimation. Elle fut alors corsetée pour son maintien corporel alors qu’elle ne pesait plus que 40 kg... Ses muscles ne pouvaient plus la soutenir. Le pronostic vital était engagé. Suivront quelques semaines d’hospitalisation en médecine interne avec à la sortie la nécessité d’une réadaptation fonctionnelle à la marche durant 8 semaines. Une prise en charge psychiatrique, qu’elle débutera en fauteuil roulant s’en ensuivra durant deux ans…
Mais elle précise « qu’aujourd’hui c’est encore pire, ma souffrance ne se voit pas. Mon mari ne sait pas pourquoi je viens vous voir, si je lui disais il me traiterait de folle, je sais que c’est bête mais je n’arrive pas à chasser ces idées… je ne pense qu’à ça : Le chien souffre… et je ne peux rien faire… ».
Ainsi, si son corps parlait bien à sa place dès l’épisode inaugural, dans cette logique on peut en venir à se demander à la place de qui ferait-elle parler la souffrance du chien d’en face ? Y aurait-il un lien en miroir entre les souffrances de son corps et les affres supposées du chien qui la renvoient à une impuissance obsédante et une impression folle « de ne pouvoir rien y faire »[12] ?
Les échos d’une scène traumatique ?
Je tente alors de la faire revenir sur les circonstances de naissance de ses idées obsédantes à cette époque et cet état critique[13] : « Cela a commencé avec l’installation de gitans sur un terrain vague près de chez moi, ils vivaient envahis de chien qu’ils maltraitaient régulièrement, je ne supportais plus de les voir et je m’inquiétais de savoir s’ils avaient assez à manger… »
Que pouvait-il y avoir d’insupportable pour elle dans la vue de ses chiens ? Une impression d’abandon ? Impression sous-tendue par une inquiétude pour leur supposée carence de soins et privation de nourriture ? Puis, elle surenchérit : « Un chien est venu mourir près de chez moi après avoir été battu par ces gitans ». De sorte que j’en viens à me demander si ce n’est pas cette scène d’agonie qui vient se constituer pour la patiente en scène traumatique et donner consistance à la « Grande obsession du chien[14] ». Obsession qui serait alors formulée dans le style d’un fantasme fondamental : « Un chien est battu à mort[15] » ?
Ainsi, je m’interroge sur le fait que cet énoncé pourrait condenser les questions de Mme M. Dans la première scène, la question portait sur son impuissance devant les chiens privés de nourriture, tandis que la seconde portait sur la question de la vie et de la mort du chien. L’énoncé de ces scènes ne sont-elles pas pour elle une façon d’articuler la question de la vie et la mort ? Cette question est-elle structurale, à la manière de l’obsessionnel, « Suis-je vivant ou mort ? » ou une question conjoncturelle relative à ses angoisses de vieillissement et son cortège de menaces ?[16]
Au travers de cette conduite d’évitement ne nous faudrait-il pas interroger l’insupportable sur lequel elle jette un voile : qu’est-ce qui est en jeu pour elle dans le regard du chien et sa tristesse supposée ? Est-ce littéralement « un regard de chien battu » ? Cette métaphore courante passe-t-elle dans le Réel de quelque chose de non symbolisé en rapport avec le chien battu à mort ? Est-ce un retour du refoulé ou au contraire un point de mélancolie abyssale ?
Mais au-delà va se poser la question de comment l’amener à parler de son histoire et de sa subjectivité au travers ou au-delà de cette idée fixe ? L’idée de « chien d’en face » serait-elle une niche de surdétermination signifiante ?
« La vie de chien du père » …
Quand je lui fais préciser les traits de son apitoiement pour les chiens, elle en vient à me dire : « c’est la tristesse que je ressens dans leurs yeux et leur regard m’afflige. » Ce trait « tristesse dans le regard » se retrouve dans la suite de ses associations, dans sa façon de parler de « la vie de son père », qu’elle va qualifier à son insu de « vie de chien ». De sorte qu’au travers du regard du chien, entre en scène par réflexion son propre regard sur la vie de son père. Elle poursuit ses propos teintés d’ambivalence : « Mon père disait qu’il préférait les chiens aux humains… il n’aurait jamais pu faire de mal à un chien[17]… ».
C’est donc sur le chemin de la quête du regard du père qu’elle rencontre le chien pour lequel celui-ci avait les « yeux de Chimène ». N’est-ce pas cette préférence, ce qu’elle suppose d’un choix d’objet chez le père (à son détriment ?) qu’elle reprend à son propre compte dans son symptôme ? Ainsi, ce symptôme ne constituerait-il pas aussi les traces d’identification au père ? Là où un père « ne ferait pas de mal à un chien », elle, ne se consacre-t-elle pas au « Souverain Bien » du chien[18] ?
La petite enfance du père commence sous le signe, selon elle, d’une scène domestique dramatique. Âgé de 2 ans il reçoit accidentellement une casserole d’eau bouillante sur la moitié de son corps, le torse et les membres inférieurs. À 5 ans, il se retrouve orphelin, chien perdu sans collier[19]. De plus, jeune homme, il est fait prisonnier de guerre en Allemagne, et puis enfin, après son retour, est atteint de tuberculose. Il en résulte qu’immédiatement ses enfants sont placés en foyer par précaution sanitaire. Ainsi, Mme M précise sur cette période difficile : « J’ai très mal vécu cette année, je n’avais aucun contact avec ma famille. »
On pourrait s’interroger sur l’exactitude de cet enchaînement de faits divers familiaux, reste cependant que c’est sans doute la version qui lui en a été transmise par son père et qui constitue alors peut-être son « Mythe individuel du névrosé[20] ». Ainsi, ce père aimé puis haï, est présenté comme meurtri dans sa chair, jusqu’à en provoquer le décès de ses parents par culpabilité, puis orphelin maltraité par son oncle paternel, enfin prisonnier de guerre… et pour finir bourreau de son enfance… Mme M ne nous raconte-t-elle pas là le chemin de croix de son père telle une passion christique ? Quelle pourrait-être la fonction de la mise en scène de ce Père humilié ? Le rendre plus humain au-delà des aboiements éducatifs et de sa férocité quotidienne qu’elle nous décrira par la suite[21] ?
Les retrouvailles du prisonnier de guerre
Elle en vient à me parler de son enfance et des retrouvailles avec son père, après trois ans d’emprisonnement de guerre en Allemagne alors qu’elle avait 5 ans : lors de son retour elle se souvient qu’elle lui dira un étrange « Bonjour monsieur ». Puis elle parle de sa joie de le retrouver. Que s’est-il passé pendant ces trois années d’absence du Père ? Interrogeons-nous avec la patiente sur le vécu de la mère et la fille durant ces années noires ? (Cette fois ces souvenirs vont être l’occasion pour elle de travailler la question de la privation et de la frustration… Privation et Frustration, lit d’une revendication et d’une dépression relative à la mère…
Une position dépressive de la mère durant la petite enfance de la patiente ?
Autrement dit comment la mère vivait-elle cette expérience, pendant la guerre, de l’absence du mari et du père auprès d’elle et ses enfants ? Dans quel désarroi de Mère courage cela la laissait-elle ? Qu’en transmettait-elle, à son insu à ses enfants, de cette expérience d’absence, de perte, d’éventuel deuil anticipé ? Est-ce cela qu’elle relève quand elle se plaint que sa mère ne s’occupait pas d’eux ?
En effet, elle se plaindra souvent d’un manque de soin et d’hygiène maternelle : « Ma mère ne faisait rien pour nous : nous n’avions jamais de vêtements, ni de ce qu’il nous faillait comme affaires scolaires. Je craignais le regard des autres, j’étais sale et couverte de poux et j’avais très peur qu’on le découvre surtout lors des visites du médecin scolaire… mes vêtements étaient sales et pas reprisés, ma mère laissait le linge plusieurs jours sans le rincer, elle le laissait pourrir…. Nous rentrions de l’école sans espérer avoir un goûter… il nous fallait nous-mêmes préparer le repas du soir. »
Ainsi, au cours des années de guerre, notre patiente ne se trouvait-elle pas sans recours sous le soleil noir d’une mélancolie maternelle ? Était-ce uniquement la conséquence de l’emprisonnement du père ? Ces souvenirs n’évoquent-ils pas comme l’arrière-fond de son épisode anorexique et cachectique, où la patiente se retrouve dans un état de déprivation analogue ? De sorte qu’aujourd’hui, quand elle se plaint elle-même de son apragmatisme, n’est-ce pas l’écho lointain de la difficulté de vivre de sa mère dans les années noires de sa petite enfance ? Dès lors sa nostalgie du père, son deuil impossible, n’est-elle pas celle que la mère a éprouvé dans ces années de Hilflosigkeit ? Alors, même si ce père était bien représenté dans la parole de la mère, (ce qui exclurait une occurrence de forclusion du Nom-du-Père ?) comment y était-il présent, sur quelle tonalité ?
Elle insiste : « Maman l’aimait, c’était son homme et elle aurait tout fait pour lui… mais elle ne nous protégeait pas de sa dureté. » Cette dureté du père, c’est ce qu’elle en retient par la suite, pour lui vouer une haine passionnée, le retour d’emprisonnement loin d’être un motif d’apitoiement de sa part, se développe une haine-amoration à son égard : « Je le haïssais et j’avais envie de le tuer. »
La jeune fille et son père
Qu’a-t-il bien pu se passer entre cette joie des retrouvailles et cette haine passionnelle qu’elle constitue par la suite ? Comment le désamour pour son père s’est-il opéré au cours de son enfance ? « Mes parents tenaient un commerce, je devais les aider, le matin avant de partir à l’école et le soir dès mon retour. Mes résultats scolaires étaient catastrophiques mais j’ai tout de même mon certificat d’études. »
En dépit de l’obtention de ce sésame elle déplore qu’elle fut dans l’obligation de se vouer exclusivement au commerce familial, obtempérant sans rechigner aux injonctions du père et dans le silence de la mère : « Quand j’ai eu l’âge, mon père m’a demandé de faire le service du Café, je devais toujours avoir un visage souriant sinon il me réprimandait sévèrement et j’avais très peur, il lui arrivait de m’humilier devant les clients… j’avais honte… j’entends encore ses hurlements. »
Elle relate son désir de quitter ses parents pour échapper à l’autoritarisme du père, elle projette de vivre chez son oncle maternel, où elle fait « des séjours de ruptures ».
La patiente va apporter spontanément deux récits de rêves dans notre travail.
Rêve de l’avortement : d’où viennent et où vont les enfants ?
« J’étais enceinte, je veux avorter alors je pars la nuit à la recherche d’un médecin que je ne trouve pas, je veux rentrer chez moi mais c’est impossible, il n’y a plus de moyen de transport pour me ramener chez moi. »
À partir des associations sur ce rêve, en passant de « l’attente de l’enfant » à « sa mort » dans l’avortement elle en vient à évoquer le décès d’un puîné lors de sa petite enfance : « J’ai perdu un petit frère à l’âge de 18 mois, il était malade, je ne me souviens plus de son nom, mais je vois encore sa chaise vide ». Notons l’identification « j’ai perdu » et non pas « ma mère a perdu » ; ce rêve permet dans notre travail de lever un coin de refoulement sur cet événement tragique de la vie familiale.
Lieu ou motif du refoulement que la patiente métaphorisera même un peu plus tard par le retour d’un autre souvenir : « Ma mère avait rangé dans un placard les vêtements du bébé mort. Ce placard devait rester fermé à clé, mais j’étais attirée par ce qu’il y avait à l’intérieur. Un jour j’ai voulu l’ouvrir, ma mère s’est mise en colère. Je ne comprenais pas… il ne fallait pas en parler. »
Puis, nouveau témoignage de la levée progressive de ce refoulement lorsque la patiente relate la retrouvaille du prénom de ce frère : « J’ai rencontré une personne qui m’a rappelé le prénom de mon petit frère décédé, il s’appelait Roland… mais je n’ai plus de souvenirs de lui. »
Justement la levée progressive de ce refoulement et le progrès de la cure ne pourraient-ils avoir désormais avoir pour nom « Roland » ? À la suite de cette séance, elle précisera : « Je me suis sentie très mal vendredi soir, en passant devant chez mon voisin j’ai entendu le chien sangloter, pleurer… j’ai passé un week-end difficile… »
Tendons l’oreille… l’angoisse surgit au travers de quelque chose d’entendu : « j’ai entendu le chien pleurer… ». Freud souligne justement quelque part que le « fantasme est une combinaison de choses vues et entendues ». De sorte que, n’y aurait-il dans cette insistance de l’entendu un fantasme à débusquer ? Que signifierait cette attirance morbide pour « les pleurs » et cette pitié exacerbée pour « le chien battu à mort » ?
Au travers de ces sanglots de la détresse de qui pourrait-il s’agir en vérité ? De sa propre mère endeuillée ? Des pleurs supposés de l’enfant agonisant ? De son Hilflosigkeit passé qui s’actualise ?
Le chien qui pleure s’il réveille des tendances maternelles ne réveille-t-il pas aussi la question de la perte de l’objet ? Plus précisément, la chute d’un objet du fantasme maternel ? Peut-être les sanglots du deuil obscur de Roland du côté de sa mère ? Ne touche-t-on pas là in fine au point de mélancolie de la patiente et à son propre statut d’enfant imaginaire dans le désir de l’Autre ?
En conclusion, au-delà, mon attention aux propos de la patiente recueillis dans une clinique de la langue et du signifiant m’a amené à entendre quelque chose sur La vie de chien du père présenté comme le Cerbère de l’Enfer de sa petite enfance. Pour en arriver à cette scène traumatique formulée dans l’énoncé : « Un chien est battu à mort ».
Ensuite, les ramifications de cette cristallisation signifiante nous ont porté à revenir sur l’éventuelle position dépressive de la mère de Mme M durant sa petite enfance : l’absence d’un mari prisonnier de guerre, son retour sous le signe d’un autoritarisme abusif et stakhanoviste, le deuil de l’enfant mort à 18 mois, les conditions de vie difficiles pendant la guerre puis dans l’air de famille de la vie commerciale d’un petit café restaurant qui se superposent…
Tristesse, privations, frustrations qui à la question structurale du manque chez la mère enchevêtrent la petite et la grande histoire des conjonctures, contingences et nécessités…
Ainsi, sous le signe du Chien ne retrouve-t-on pas toutes les fonctions et métaphores maternelle, paternelle, fraternelle encore à l’œuvre aujourd’hui dans son engagement pour la cause des chiens ? N’est-ce pas en quelque sorte, « l’os à ronger » aux frontières de l’aube de son enfance qui l’occupe au soir de sa vieillesse ?
En effet, la vieillesse avec son cortège de manque et de pertes[22], comme nous l’a appris Charlotte Herfray dans son livre, ne réveille-t-elle pas cette idée de Vie de chien de son enfance placée sous le signe de l’absence et de la maladie du père, de la tristesse et du deuil de la mère, des privations et frustrations (surtout orales) diverses de l’époque ? Les manques actuels liés à la vieillesse ne réveillent-ils pas cruellement les manques et privations de cette époque ? Comment continuer aujourd’hui à soutenir ce corps et ses manques au regard de l’Autre ?
Comment, en effet, quand sa propre mort se rapproche inéluctablement au travers de la vieillesse, la question de la mort réelle de Roland fait retour et questionne la survie de l’enfant imaginaire qu’elle fut dans le fantasme endeuillé de sa mère ? Et dès lors, comment laisser tomber cette représentation[23] par laquelle elle est comme tenue en laisse ?
Ainsi, au travers de ce qu’a pu être pour sa mère le deuil de Roland, « un chien battu à mort », ne tente-t-elle pas d’accomplir le deuil de l’enfant imaginaire qu’elle aura été dans le fantasme de sa mère… peut-être dans les « yeux de chien battu » de sa mère ?
- Psychanalyste, psychologue clinicien à Nancy, ancien chargé d’Enseignement à la Faculté de médecine de Nancy. ?
- Le comportementalisme dans sa naïveté qui ne fait que mettre en évidence le désir de se débarrasser du psychisme une bonne fois pour toute… écrit Freud dès 1925 dans la Selbstdarstellung. ?
- Charlotte Herfray, « Pour une théorie de l’Acte », dans La psychanalyse hors les murs, Paris, Desclée de Brouver, 1993. ?
- Voir Stuart Kirk et Herb Kutchins, The selling of DSM, The Rhetoric of scienin Psychiatry New York, 1992. ?
- Voir à ce sujet la magistrale analyse et synthèse de Darian Leader in What is madness ? Hamisch Hamilton, Londres,2011. (traduction française aux éditions Stylus, 2017, pp.50-54). ?
- Durant environ six mois à raison d’une séance hebdomadaire. ?
- Adressée par son médecin traitant, visiblement inquiet, Mme M alors âgée de 70 ans (née en 1938) est mariée et mère de deux fils de 45 et 42 ans, grand-mère de quatre petits-enfants, et se présente pour « avis psychiatrique » et « suivi psychologique », selon le courrier du médecin qui précise : « Altérations psychologiques avec troubles du sommeil, questionnement permanent et état pseudo-dépressif. Elle souffre de symptômes de la lignée névrotique allant en s’accentuant : pensées obsédantes, crises de panique sur fond de désintérêt, perte de l’élan vital, pessimisme avec tendance à l’isolement, enfin réveils précoces avec ressassements monoïdéiques ». ?
- Atarax et Séropram. ?
- Rêve de déménagement et cohabitationQuelque temps plus tard, l’idée du déménagement revient sous forme de rêve : « On déménage pour s’installer chez ma belle-mère … Mais c’est bête les rêves, on ne passait pas par la porte mais par les fenêtres, on tendait des fils qui s’effilochaient peu-à-peu… »Ce désir de déménagement concerne-t-il seulement cette difficulté actuelle ou ne serait-il pas le retour d’un vœu ancien lié à ses conditions de vie insatisfaisantes à une certaine époque de sa vie familiale ? Elle en profite, effectivement, pour se plaindre de sa situation d’hébergement, fruit d’un arrangement problématique : « Ma maison a été achetée par mes beaux-parents à la mort du beau-père, ma belle-mère vient rejoindre la vie de famille en habitant notre domicile. De ce fait je ne me sentais pas vraiment chez-moi. » La patiente souffrait en silence de cette situation : « Je supportais mal la présence de ma belle-mère mais je ne disais rien parce que je me sentais redevable de la forte contribution de mes beaux-parents dans l’acquisition de notre maison. » Cette cohabitation durera jusqu’à la mort de la belle-mère, qui durant toutes ces années supervise la vie de la maisonnée : « Ma belle-mère s’occupait de tout et me chapeautait dans mes tâches quotidiennes auprès des enfants, avec l’aval et le consentement de mon mari… Je me reproche désormais de n’avoir pas tenu tête à ma belle-mère, à l’époque cela ne se faisait pas... »Au-delà des us et coutumes d’une époque utilisée comme alibi, ne retrouve-t-on pas là, à travers ses accusations retournées contre elle-même une difficulté pour notre patiente de se positionner et prendre la parole pour les enjeux de son existence en osant affronter l’Autre ? Dès lors, comment cette femme pouvait-elle se situer avec cette belle-mère qui lui ravissait son mari et ses enfants ? Avec la complicité du mari ? Que restait-il dans cette relation de couple ? La patiente n’y trouvait-elle pas un étayage maternel qui lui aurait manqué par ailleurs ? ?
- Autant d’aménagements des différentes modalités symptomatiques d’arrangement à l’égard de la pratique de cette idée fixe, autant de stratégies de recherche et d’évitement d’un objet « phobique » ou envahissant ? ?
- Au travers de cette attitude quelque peu paradoxale la patiente ne nous indique-t-elle pas son rapport au manque, sinon son envers, un fantasme de complétude : « Il ne faudrait manquer de rien pour vivre… ou plutôt survivre » ? ?
- Peut-on parler à cet endroit d’identification au chien et surtout que supporterait-elle ? ?
- Ce que l’on pourrait peut-être appeler son « laisser tomber la vie » où l’on pourrait faire un rapprochement entre la névrose obsessionnelle et la mélancolie… ?
- Comme Freud parle de « La grande obsession des rats » à propos de Ernst Lanzer. ?
- Freud, S. « On bat un enfant (1919) », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973, p.219. ?
- Herfray Ch., La vieillesse en analyse : une interprétation psychanalytique, Paris, Desclé de Brouwer,1988. ?
- Ce constat nous rappelle une réplique de Zampano à la mère de Gelsomina au début de la Strada de F.Fellini, alors qu’elle l’interroge sur la possibilité d’apprentissage de sa fille auprès de lui : « j’arrive même à l’apprendre aux chiens… ». ?
- Dans ses énoncés n’interroge-t-elle pas à travers le manque d’humanité supposé de son père son manque d’aménité à son égard ? Ce qui convoque immanquablement l’entrée en scène du Père imaginaire : « J’entends encore sa voix, je suis encore sous la crainte de la présence de mon père. » ?
- D’après la patiente, cet accident traumatise ses parents : « Ma grand-mère en serait morte de chagrin et de culpabilité deux ans plus tard… puis le grand-père fut terrassé par une crise cardiaque deux ans plus tard. » ?
- Lacan, J. Le mythe individuel du névrosé (1952) Paris : Seuil, 2007. ?
- Ne se fantasme-t-elle pas en quelque sorte en « psychothérapeute du père » en faisant remarquer qu’elle aurait souhaitée lui poser des questions sur cette souffrance et les avatars de son histoire ? À cette étape de nos rencontres j’en viens à me demander si elle ne s’adresse pas à travers le travail qu’elle entreprend avec moi. Ne serait-ce pas une voie d’un transfert paternel ? En effet, n’est-ce pas là une façon de reprendre une conversation interrompue avec le père ? Le transfert, tout en s’adressant au sujet supposé savoir ne s’incarne-t-il pas aussi dans les autres interlocuteurs du passé ? ?
- Voir la sublime illustration dans le film de I. Bergman, Les fraises sauvages. ?
- S. Leclaire, On tue un enfant, Paris, Seuil, 1975. ?