Un topos sur l’inconscient
ouvrage d'Alain Connes et Patrick Gauthier-Lafaye (Odile Jacob, Paris, mai 2022)
Ce livre est l’histoire d’une rencontre entre un mathématicien, Alain Connes, et un psychanalyste et qui n’ont pas eu peur d’échanger, sans parti pris, des idées sur leurs disciplines et ont rapidement dû constater qu’existaient de nombreux points de convergence entre elles.
En rapport avec l’écriture d’un nouveau livre, je me trouvais à Cerisy-La-Salle pour assister à un colloque ayant pour thème : « Les autres noms du temps ». Ce colloque m’a donné l’occasion de rencontrer Alain Connes, qui faisait partie des intervenants, et de lui poser une question, à mes yeux essentielle, permettant d’imaginer un avenir à la psychanalyse : existe-t-il ou pas l’équivalent du Nom-du-Père en mathématiques, garantissant qu’une équation n’est pas folle ? « Oui, les mathématiques archaïques » me répondit-il aussitôt. À ma demande, il m’expliqua longuement ce qu’étaient ces mathématiques archaïques.
Le Nom-du-Père/les mathématiques archaïques, une conversation commençait, qui dure encore. Puis j’ai eu l’occasion de lui demander ce qu’il pensait de l’écriture des formules de la sexuation telles que Lacan les a établies dans son Séminaire « Encore ».
À la suite de la publication du livre de Bricmont et Sokal Impostures intellectuelles, Alain Connes avait l’idée, partagée alors par beaucoup de scientifiques, que l’enseignement de Lacan relevait plus d’un phénomène de mode intellectuelle dépassé, sans doute amusant pour ses adeptes, que d’une authentique pensée rigoureuse.
Pourtant il a bien voulu les étudier et m’a répondu quelque temps après que ces formules n’avaient pour lui de sens que si on pouvait lire la partie droite, celle du féminin, en utilisant la logique intuitionniste. Comme je ne comprenais pas, il m’a expliqué longuement ce qu’était cette logique. Pour cela, il est parti d’exemples simples de situations dans lesquelles intervient la logique intuitionniste.
Ainsi, dans la logique classique, la négation de la négation d’une proposition équivaut à la proposition de départ. Mais dans la logique intuitionniste, il n’est plus vrai que la négation de la négation d’une proposition soit équivalente à celle-ci. Elle l’inclut mais peut être strictement plus grande ! Étonnement de ma part, mais il m’en fit une démonstration mathématique à la fois simple et brillante qui ne pouvait qu’emporter l’adhésion.
Pour donner un sens à la partie droite du tableau, m’expliqua-t-il, il fallait utiliser la logique intuitionniste et l’appliquer à Φ ! Et l’on voit immédiatement que la proposition « non-non Φ » est plus grande que Φ ! Cela me permit de comprendre plus profondément et en logique (c’est là le point intéressant, car il permet d’éliminer l’abord idéologique sur le sujet !) ces énoncés de Lacan : « La femme n’existe pas » et « il n'y a pas de rapport sexuel » ou le concept de « jouissance Autre » qui appartient au féminin.
Comprendre en logique, répétons-le, ces équations nées de l’observation clinique fine qui était celle de Lacan, ne garantit pas d’entendre vraiment cette clinique mais c’est, à minima, nous permettre de la penser à partir d’une base solide qui nous impose de ne pas dévier dans des dérives oiseuses, fussent-elles jugées par nous plus séduisantes ou plus acceptables. Tenant compte de cette logique intuitionniste et de ses conséquences possibles sur l’idée que nous nous faisons de l’inconscient, notre conversation s’est poursuivie et, très naturellement, Alain Connes en est venu à me parler des topos de Grothendieck dans lesquels les deux logiques, la logique classique et la logique intuitionniste, sont à l’œuvre. Mon ignorance sur le sujet étant d’emblée annoncée profonde, il se mit en devoir de m’expliquer cette découverte des topos par Grothendieck, au moins par rapport à ce qui lui paraissait pouvoir m’être utile en fonction de ce que je lui racontais de notre façon de « théoriser » notre clinique. Il l’illustra en utilisant l’image, très parlante et permettant facilement d’en avoir une représentation mentale, de « la scène » et des « coulisses ».
Les nombreuses discussions que nous avons eues à ce sujet nous ont fait proposer la formule : « l’inconscient est structuré comme un topos » comme complétant et développant celle de Lacan : « l’inconscient est structuré comme un langage ». Cette proposition n’est pas une révolution mais permet, peut-être, qu’évolue notre idée de l’inconscient. Une connaissance minimale de ce qu’est un topos de Grothendieck, qui n’est pas un « produit dérivé » de la topologie, nous permet de penser de façon autre que celle utilisée habituellement les problèmes posés par certaines manifestations de l’inconscient. Insistons sur le fait que notre façon « classique » d’analyser ces manifestations, sans perdre de sa pertinence en ressort au contraire aiguisée.
Notre proposition vise donc à compléter notre compréhension de l’inconscient en étendant son domaine et, me semble-t-il, en rejoignant le plus profond et le plus révolutionnaire de la pensée freudienne. Les topos de Grothendieck, en permettant d’adopter des points de vue relevant de logiques différentes à l’œuvre dans ces topos apportent ainsi un éclairage nouveau sur certains problèmes récurrents qui se posent à nous dans notre pratique. Mais n’est-ce pas ce que Lacan et plus encore Freud nous ont toujours appris : avoir un regard neuf et aussi éclairé que possible sur l’inconscient et ses manifestations ?
Bien sûr, pour faire connaissance avec ces topos et éviter l’accusation de syncrétisme qui disqualifie aussitôt les psychanalystes dès qu’ils empruntent des idées à d’autres domaines que celui qui leur est arbitrairement adjugé, il convient de le faire avec un mathématicien très à l’aise dans ce monde des topos et désireux de partager son savoir avec nous. Cela demande un vrai travail de sa part et du nôtre, tant il est rare que nous ayons une culture mathématique et logique au niveau qu’exige ce monde des topos… qui est pourtant celui que nous fréquentons tous les jours.
Au courant de cette difficulté qui peut sembler majeure, cela n’a pas découragé Alain Connes qui a utilisé des trésors de pédagogie pour nous faire partager son enthousiasme concernant les topos de Grothendieck et ainsi nous aider à mieux comprendre certaines idées exprimées par Lacan.
De là est né À l’ombre de Grothendieck et de Lacan.
Patrick Gauthier-Lafaye – 15 juin 2022