Cette affaire d'épidémie renvoie à une sorte d'arbitraire du réel, où chaque jour chacun peut s'interroger : Vais-je aujourd'hui quitter le navire de la vie ? Ai-je serré les mauvaises mains ? Ai-je pris le souffle (non pas du divin) mais du malheur ? Vais-je rencontrer l'enfant qui va m'épidémiser ? Y aura-t-il de la place pour me réanimer ? Serai-je entouré par ma famille confinée ? Et ciel ! À quel moment le nuage de la « maladie » et de la mort va-t-il s'éloigner ? Va-t-on m'oublier eu passage ?
J'ai eu la chance pour l'instant de pouvoir consulter par téléphone, d'utiliser WhatsApp, Skype, d'échanger avec des amis et j'ai été frappé par le pouvoir du téléphone, par cet amour d'un « Dire » qui vient nous rappeler que vous êtes encore en vie.
Mais quoi qu'il en soit l'amitié vient à garder une portée considérable. L'idée de solitude vient à reprendre une grande importance dans un mélange terrorisé de craintes et de méditation.
Chacun compte sur ses proches et à chaque moment « kommt die Ungeheuere Frage » (là vient la question cruciale) : « Sera-t-il touché ? » - « Sont-ils encore vivants ? » - « Que sont-ils devenus ? »
Ceux qui ont déjà fréquenté la proximité de la mort par des maladies ou par des coups inouïs du destin connaissent ce sentiment du rescapé à la fois heureux de vivre (encore !) et d'avoir échappé à quelque chose d'indéfinissable.
Très honnêtement nous avons peur pour ceux qui ne peuvent pas se confiner, nous angoissons pour ceux qui n'ont rien à manger et nous affolons pour tous ceux des « quartiers » qui doivent être dans une situation indescriptible.
Dans mon entourage – quelles que soient les générations – je repère ceux qui ont une « formation politique », ceux qui vont au-delà d'eux-mêmes et angoissent pas seulement pour leurs « confinés » mais pour tous ceux qui ne peuvent pas se confiner... ceux qui ne peuvent pas se masquer... ceux qui sont dans la rue... ceux qui vont mourir par l'absence des gens de la cité.
J'ai déjà dit dans mon article précédent que le Verbe est vital, que l'entourage est crucial, même s'il est parfois détestable. Mais contrairement à ce que l'on nous dit, on découvre par moment avec joie la, ou les personnes avec lesquelles on a été confiné. Tout n'est pas violence, cruauté, claustrophobie... on apprend souvent à découvrir l'autre ou, l'on peut être joyeux de ne pas avoir à fréquenter et à rencontrer l'autre... chut !
On a par moment le loisir de bien saisir ce que Jacques Lacan dénomme « le temps pour comprendre » : une sorte de retour vers ce que Freud dénomme « la libido narcissique »1 à ceci près qu'il ne s'agit pas du narcissisme secondaire, on tente à ces moments-là de reprendre les racines de son narcissisme en défaillance et en constitution.
Et je trouve le plus souvent que les analysants (par téléphone) y gagnent par des questionnements sur leur ancrage et sur les arêtes de leur mythologie singulière.
Je dirai qu'avec mes jeunes collègues nous avons bien fait de choisir pour le prochain congrès de la FEDEPSY le thème : Traumatismes, mythes, fantasmes ! Nous avons été des devins à la mode de Tirésias et j'en viens à me prendre pour un augure !
Avec le Coronavirus nous sommes partis pour de nouvelles mythologies, il va falloir que les psychanalystes lisent dans les boules de cristal de la jeunesse en devenir. Il va falloir s'expliquer, pour l'avenir et faire retour à la Mythologie « classique » mais avec de nouvelles lectures. Il ne suffira pas de reprendre « Le stade du miroir », « Le complexe d'Œdipe », « La métaphore paternelle », un « Moïse considéré comme Égyptien d'origine »... il va falloir se creuser pour saisir à quel point la « psychologie collective est devenue mondiale », il arrive même que l'on tente de réhumaniser le monde. Qu'on essaie de donner la parole non pas seulement aux religieux, aux devins et aux politiques, mais aussi aux grands docteurs, aux scientifiques, aux urgentistes, aux réanimateurs.
Et le constat doit se faire, la conflictualité réapparaît : ils ne sont pas d'accord et on attend avec angoisse que les « nuages » de l'épidémie nous abandonnent. Et pour combien de temps ? Guillaume Riedlin nous avait prévenus : jusqu'à quel point les statistiques sont-elles une science ?
De ce point de vue-là, ces imbroglios m'ont poussé à faire retour aux tragédies et aux mythes. Là, je n'ai pas été déçu ! Peut-être est-ce une bonne manière d'être rescapé en retournant vers l'antiquité et les folies de son origine et ce qu'il reste de sa culture.
Exemples :
- Œdipe-roi est tout à fait prêt à punir le responsable de la Peste, même si c'est lui-même ! Étrange cette affaire meurtrière et incestueuse : Œdipe est certainement dans les mécanismes de l'inconscient mais il est aussi dans une inconscience redoutable. Il ne sait pas qu'il tue son père et il ne reconnaît pas sa mère (cf. les commentateurs). Regardez les
augures d'avant lui, ce n'est pas pour rien que son nom porte l'appellation de « pieds enflés » !
- Dans Œdipe à Colone (dans Sophocle, Théâtre complet, p. 264) Œdipe sait tenir compte de son expérience.
- Antigone : « prête l'oreille. Je vois s'avancer un groupe d'hommes âgés : sûrement ils viennent voir où tu es assis ».
- Œdipe : « Je me tais, cache-moi seulement dans les bois, à l'écart de la roue, que j'entende ce qu'ils disent. Pour agir avec prudence, il faut savoir écouter ».
Quelle dignité maintenue !
- Étrangers... : « et je vous dis : puisse le misérable avoir votre respect ! »
Et aujourd'hui, l'heure actuelle n'est pas aux regrets, mais qu'allez-vous faire de vos erreurs commises ? Comment se détacher des actes aberrants que l'on a pu commettre ? L'analysant est-il quelque peu en position « d'Œdipe à Colone » ? Comment refaire jaillir ses oublis lointains pour faire naître un autre type d'oubli... ?
Autres exemples :
- Je ne sais pas comment j'avais oublié la descendance d'Œdipe qui pourtant a valu beaucoup de débats (et scissions) à l'EFP et provoqué bien des échanges autour d'Antigone. Reportez-vous, en ce qui concerne la « frérocité » à la « sistérité » à Sophocle et à Antigone où se déroule la succession d'Œdipe et les drames particuliers qui vont s'opérer pour chacun des enfants d'Œdipe.
Nous suivrons la prochaine fois les échanges entre Antigone (p. 69) et Ismère à propos du combat meurtrier entre Étéocle et Polynice (morts dans leur duel). Et où l'on voit s'interposer Créon qui est d'accord d'ensevelir Étéocle « selon le rite » et Polynice où il défend par édit qu'on l'enterre et qu'on le pleure... » p. 70.
Conclusion provisoire
Dans notre climat de contention actuel où l'on ne sait pas comment décontentionner les différentes générations, il faudra oser aborder comment, dans la structuration des petits enfants, vont circuler les questions de dettes et d'amour ?
Nous pourrons pour cela faire retour au « Marchand de Venise » et savoir qui va payer la « livre de chair ».
1S. Freud, Introduction au narcissisme