Petit essai pour le séminaire de Corpo Freudiano (Paris) du 21 mars 2021
« Le temps de chaque jour est élastique. Les passions que nous ressentons le dilatent, celles que nous inspirons le rétrécissent et l’habitude remplit le reste1. »
Marcel Proust, A la recherche du temps perdu
Article « Passion » dans Le champ de dictionnaires
L’étymologie selon Bloch/Warburg (qu’affectionnait tant Lacan)2
Article très court. Cite Saint-Léger (Xe) et surtout Montaigne (1538). Passion au sens de souffrance ; référence à la passion du Christ. Une première fois au XIIIe du latin de basse époque, passio et passionalis « qui a subi une souffrance physique ». Jusqu’au XVIe. Alors que les sens parallèles apparaissent à partir du XVe.
Absence du mot chez Laplanche-Pontalis3
L’apport Freudien (Sous la direction de Pierre Kaufmann4)
L’article de l’ouvrage est le plus dense des quatre compulsés.
« … Tension entre désir et intensification des émotions … mise en scène dramatique … du pathos. Débordement du moi … expansion narcissique ou menace de dissolution … (tension) entre moment de fascination (de capture) et du destin qui fait signe… voir énamoration, transe, excitation, rencontre sidérante, pari du joueur, obstination du collectionneur… ».
« Comme la pulsion, la passion est situable à la limite du psychique et du soma. … réactivation d’expériences primordiales … cause de désir et d’angoisse … (liés) à l’avidité des premiers soins. … C’est en même temps un sujet qui souffre en son corps, aliéné par un discours : c’est la « passion des signifiants » dit Lacan. Inscription dans l’inconscient de la part de jouissance perdue. … intrication de la vie et la mort.
Objet d’une ou de la passion : subit les mêmes tiraillements entre idéalisation amoureuse ou rejet haineux ; l’enjeu qu’il fixe reste l’identification et ce qui pourrait combler le manque ou garantir l’existence du désir de l’Autre. La passion devient tiraillement entre quête de certitude et refus de savoir concernant la faille subjective que recouvre un tel besoin.
Conflit particulièrement tendu dans les formes pathologiques de la passion où l’être hanté par le vide se consume dans la destructivité. Le manque devient blessure narcissique et la personne tente une annulation de la perte (initiale et momentanée). D’où la nécessité qu’un lien fusionnel s’établisse, présent encore là où l’angoisse persécutive apparaît et que ce lien est fui ou attaqué. L’amour se transforme et se maintient alors dans la haine. Dans le bain de l’altérité insupportable et de la confusion dangereuse, l’autre n’est atteignable que dans la violence. A l’extrême, la preuve de la certitude passionnelle ne peut se maintenir que dans le sacrifice d’un des deux protagonistes.
Pacification de la passion : si la fascination et les figures du destin ne tourne pas vers le tragique, d’autres routes sont possibles au-delà de l’impasse répétitive. « Décider entre dominer ses passions pour se plier à la réalité ou se préparer à les défendre contre le monde extérieur est l’alpha et l’oméga de l’expérience de la vie. » S. Freud, La question de l’analyse profane.
Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch5
Evoquent dès l’introduction de leur article la notion de « modalité particulière de rapport à l’objet… » … « de la passion du collectionneur au délire passionnel » … « signe de force ou faiblesse chez les philosophes ». Puis ils inspectent le terme ou concept chez Freud et Lacan.
Freud
Source : Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (voir la recherche passionnée de l’enfant Léonard) ; La question de l’analyse profane (voir phrase citée plus haut) ; Pour introduire le narcissisme (théorisation plus précise de Freud, le choix d’objet par étayage et celui d’objet narcissique dans la vie amoureuse, « débordement du moi sur l’objet » ; suppression des refoulements et restitution des perversions, notion d’idéal sexuel, rapport avec l’idéal du moi et la recherche de ce qui y manque, …
Lacan
Evocation d’une clarification théorique de Freud ; Lacan différencie passion narcissique et passion de l’être. Dans cette dernière, Lacan distingue les trois passions humaines de l’amour, la haine et l’ignorance où la notion de l’autre est centrale – voir Werther de Goethe et St Augustin. Toutes les passions auraient en commun la quête de l’origine ( ?). Du côté de la passion narcissique, celle de l’Un – référence à objet perdu, sublimation et élévation à la dignité de la chose, etc. pour tenter d’abolir la division du sujet, y compris dans un « toujours plus de sacrifice et de souffrance ». Du côté des passions de l’Être, déploiement (dans la cure) du rapport à l’Autre, où le sujet peut repérer la cause du (de son) désir dans le procès suivant : d’abord « ignorance des voies de son désir » qui ouvre à la possibilité du transfert (« crédit fait à l’autre ») ; dans lequel le patient peut s’engager « dans le défilé des signifiants » où il peut arriver à distinguer « la faille de l’Autre et/ou la haine de l’objet », accepter sa division, se dégager de l’image narcissique et de l’illusion de l’Être de l’objet a cause du désir » et accéder au « voile de l’incomplétude, seule « origine » à laquelle un sujet puisse accéder ».
Débat ou dépliement personnel
Billet d’humeur joyeuse et un peu persiflante
Les dictionnaires ne me sont jamais apparus « marrants et utiles » avant cet exercice…
Parcourir le Bloch/Warburg à l’ombre « rassurante » de Lacan – j’habite en Lozère sous la can (« tcham », petit causse, grand champ) dite de Ferrière ou de l’Hospitalet – qui est un ouvrage facile à transporter et parcourir, de 1932 et nous plonge dans un temps où il semblait possible de faire quelque chose avec trois mots écrits, sans subir l’inlassable pulsion de la toile pour découvrir le dernier article qui va bien sur la question qu’on travaille.
La somme qu’est l’apport freudien est déjà d’une autre utilité pour les « spécialistes » de la psychanalyse.
En 1967, Laplanche et Pontalis (parmi les plus brillants auditeurs et « élèves » de Lacan) ne disent rien de la passion. Pour rappel, Lacan meurt en 1981.
Dans notre contemporanéité, Chemama et Vandermersch, n’hésitent plus dans un décorticage un tantinet plus « verbeux » ou conceptuel qui aboutit à une notion tout-à-fait proche de théorie-logique négative, apophatique, de la mystique chrétienne orientale : « le voile de l’incomplétude » et le non-dicible du désir – ils ne parlent certes pas de Dieu !
Je me permets cette incise un peu provocatrice car les chrétiens sont en plein carême précédant leur façon de fêter Pâques et le Bloch/Warburg évoque précisément la passion christique pour illustrer ce que ce mot a comme rapport avec la souffrance physique mais également spirituelle (ou psychique…)6.
Amour, Passion, Désir
Voilà les trois mots et leur ordre avec lesquels Paolo Lollo m’a relancé par mail en m’épaulant tout en s’informant de savoir si je n’oubliais pas (ou ne faiblissait pas devant !) la tâche dans laquelle je me suis engagé pour le séminaire du 21 mars. Jour du printemps !
Où je comprends en écrivant que Paolo a non seulement une ouverture à l’autre tout- à-fait rare mais aussi de la suite dans les idées : j’ai l’impression (mais je n’ai pas dû consulter le programme ?!) qu’après avoir parlé d’amour, puis de passion, nous aborderons le désir…
Quelle belle trilogie, ou triptyque si nous voulons restés dans l’athéisme déontologique de la psychanalyse ! C’est comme cette histoire de mystère et d’énigme. Il y a des moments où il faut choisir entre les fonctions de moine-poète et d’analyste-enquêteur.
L’amour raisonnable et raisonné est peut-être subtile, doux, « piège dans lequel tout le monde tombe et seule raison de vivre7 », sublimatoire, « dépassement des motions pulsionnelles orientées vers le souhait de jouissance8 », « passionnant mais pas passionné9 ». Il n’en reste pas moins indéfinissable, comme tout concept ouvert, non cernable. Et surtout, le versant plus bouillant de l’amour n’est jamais loin – Marivaux écrit en 1730 Le jeu de l’amour et du hasard ; certains contemporains se régalent d’une série télévisée (à l’eau de rose ?) Les feux de l’amour. C’est un peu gentillet en comparaison de Tristan et Iseult mais ça frétille quand même.
A contrario, le concept de passion semble l’être, définissable. Il est du côté de la dissociation, du sulfureux, du brûlant. Il est d’abord en rapport avec la souffrance. Souffrance physique, puis souffrance de l’âme – les femmes âment l’âme dit Lacan dans Encore10. Il est en rapport avec un dérèglement de l’humeur, une exagération. En particulier dans l’appréhension de ce que nous nommons depuis des décades maintenant, l’objet. Tout semble être objet en psychanalyse. Comme pour nommer et s’affranchir du rapport-collé aux choses, à la chose ?
La passion relèverait d’un rapport déréglé, souffrant, fiévreux aux objets (voir le collectionneur donjuanesque passionné de femmes ou le ferroviaire passionné de locomotives, selon le goût ou le pouls) et derrière, à l’objet primordial, avec une notion de débordement (du moi). Le Christ souffre jusqu’à la mort dans la fièvre de la vraie liberté, de la vraie foi, du vrai rapport au père, du vrai chemin de vie. Les amants Roméo et Juliette, pour ne citer que ceux-là, souffrent jusqu’à la mort, leur impossible amour réel dans la réalité sociale.
Du coup, la passion vient toucher là les rives de l’impossible. On parle, les amis moines comme les amis psychanalystes, de pacification des passions. Comme s’il y avait de la guerre là-dessous. D’un autre côté, comment imaginer vivre sans passion ? Serait-ce l’état de normopathie que l’on nous vend volontiers dans les émissions de télé-achat du matin, à propos d’aspirateurs ou de tables de relaxation ?
Peut-on dire qu’un amour dépassionné laisse la place à un désir non préhensif, ouvert ?
Les jeux de la médaille et du triptyque ?
Nous voudrions conclure ce bref travail sur la passion sur le rapport entre signifié et signifiant. Face d’une même médaille ? Et avant cela remercier Paolo Lollo de nous avoir proposé et confié cet essai.
La psychanalyse est ou bien peut être dite comme le chemin qui récolte, agrège, nettoie, enfile comme des perles, la danse des signifiants – pour grande partie équivalente chez Lacan au « représentant de la représentation », Vorstellungsrepresantanz, de Freud, idiôme particulièrement long à dire ! – pour trier, tamiser et jeter au rebus tous ceux qui ne pèsent pas pour laisser advenir, bon grain de l’ivraie, celui qui domine les autres. Nous parlons bien là de signifiant-maître inconscient qui aide à révéler le fantasme inconscient du sujet (de l’inconscient) qui est aussi fantasmatique que réel. Quand on l’a trouvé, un autre se met à briller ou sourdre…
Dans cette parole évoquée plus haut « l’amour est passionnant mais pas passionné », nous avons l’expression même du rapport signifié/signifiant, être/étant, manifeste/latent, etc. Il est passionnant de vivre. Il est dangereux (pour soi et l’autre) de vivre passionné.
La quête de l’Être – où Heidegger (dernier philosophe métaphysicien dit Giorgio Agamben11) a mis en valeur son génie unique mais n’a pas pu cacher sa petitesse d’homme12 – nous apparaît comme un leurre devant l’étant, le devenir, l’acceptation de non-préhension- possession de la chose. Et les quêteurs de l’être sont souvent les plus terrifiés, du coup haineux et assassins, devant ceux qui se contentent du devenir de l’étant. Et nous ne sommes pas nous-même libéré de la quête de l’être. C’est comme le moi, nous n’arriverons pas au paradis totalement nettoyé de notre moi imaginaire et ses manteaux égotiques13.
René Major dit quelque part que la pulsion d’emprise, pouvoir et maîtrise est celle qui chapeaute toutes les autres. La quête de l’être pourrait renvoyer à cette question de maîtrise alors que celle de l’étant ouvrirait au royaume de l’accueil et du partage ?
Dernier contrepoint : amour-passion-désir (Paolo Lollo) ; réel-symbolique-imaginaire (Jacques Lacan) ; marcher-jeter-sauter (Jacques Schotte) ; corps-âme-esprit ( ?) ; rythme- trope-toucher traversant (Démocrite) ; frapper (un tambour ou avant d’entrer) – danser (seule ou avec une belle fille) ; toucher en traversant (écrire) … on doit pouvoir jouer à l’infini au jeu des triptyques. C’est passionnant !
1 Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, volume I, édition de la Pléiade, Paris, 1954, p. 612.
2 Oscar Bloch et Walter von Warburg, Le dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, Puf, 1932- 2002.
3 J. Laplanche, J.-B. Pontalis (sous la dir.), Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1967.
4 Sous la direction de Pierre Kaufmann, L’apport Freudien, élément pour une encyclopédie de la psychanalyse, Bordas, Paris, 1993.
5 R. Chemama, B. Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Larousse, 2003.
6 C’est un thème en soi-même. Un grand maître de Strasbourg, Lucien Israël (mort en 1996), dit à plusieurs reprises de Freud qu’il a, comme le Christ, en allant moins loin, œuvré pour sauver le père.
7 Lucien Israël, encore, dans Parlez-moi d’amour, 1994, CD disponible chez érès et FEDEPSY.
8 Paolo Lollo lors de la dernière séance du séminaire sur l’amour.
9 Jean-Richard Freymann, maître de Strasbourg, lors d’une séance du séminaire FEDEPSY « Mythe, trauma et fantasme ».
10 Jacques Lacan, Le Séminaire livre XX (1972-1973), Encore, paris, Le Seuil, 1975.
11 Dans L’ouvert, de l’homme à l’animal ou L’Aperto, l’uomo e l’animale, Payot, Paris, 2006.
12 Propos de Rudolph Steiner, mort en 2020, entendu dans une interview de lui sur Heidegger par un journaliste qui voulait l’enfermer sur les adhésions borderline du génial philosophe.
13 Jacques Lacan, le Séminaire livre II (1954-55), Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978.