Je me souviens d’un jeune psychiatre dont les premiers mots furent : « Si je viens chez vous, c’est parce que je pense que vous êtes juive, ou tout au moins votre mari et cela fera enrager mon père qui est un profond antisémite. »
Dans ce même registre, un autre médecin ayant déjà fait un malencontreux parcours avec une Madame Tartempion : « Avec vous j’ai de l’espoir : Lévy, c’est comme Freud. »
Je fus immédiatement frappée par l’incidence, l’importance du nom, du prénom aussi.
« Je cherchais une psychanalyste et j’ai été sensible à votre prénom. Le même que ma sœur aînée avec laquelle je me suis mal entendue et que j’aime pourtant. Je voudrais bien me réconcilier avec elle et avec moi-même dans ce que je ressens. »
Une autre jeune femme avait été touchée par mon prénom Nicole qui lui rappelait une très chère amie d’enfance et de jeunesse, qui l’avait abandonnée et qui ressentait une trahison dont elle ne s’était jamais remise. D’emblée c’est comme si – au-delà du contenu– j’avais entendu ce propos comme une mise en garde, une crainte ou une prière de ne pas « l’abandonner à mon tour ».
Un jeune homme, de façon plus légère (apparemment) me dit : « J’habite dans votre quartier, pas besoin de voiture. – Mais vous conduisez. – Oui, mais je me cond (…) je conduis mal. » Cet accroc de langage n’a évidemment pas été pointé dans l’instant, ni par lui, ni par moi, mais il sera beaucoup question de sa « mauvaise conduite » dans la suite de la cure…
Je pourrais encore multiplier les exemples, mais ceux-ci suffiront pour le moment. Ce qui m’a interrogée et intéressée, c’est le rapide surgissement de ce qui paraîtra le noyau essentiel. Et ce dès la première rencontre avec le psychanalyste. Comme quoi celle-ci aurait déjà fait l’objet d’une réflexion préalable. Car je ne peux penser qu’on aille chez un psychanalyste sur un coup de tête, comme cela, subitement. Il s’agirait d’un « pré-transfert » dont a traité le Pr Lucien Israël alors qu’il était chargé de l’expertise psychiatrique d’un détenu dans le cadre des tribunaux. Et cet homme lui disait : « En cellule, dans mon désarroi et mon espoir, c’est comme si je vous parlais déjà. »
Lors des entretiens préliminaires, où il ne s’agit certes pas d’un interrogatoire, il me semblait nécessaire de récolter quelques précisions sur la biographie, la situation familiale, l’histoire personnelle, professionnelle… Et là aussi je fus surprise. On apprend souvent beaucoup plus que ce que l’on croyait, à ce qui pourrait paraître une simple question, une mise au point.
Par exemple :
« Depuis quand êtes-vous mariée ? – Depuis quinze ans… Si je l’ai épousé c’est que j’attendais un enfant de lui. Mais on ne s’est jamais entendu et peut-être vais-je divorcer. C’est aussi pour cela que je viens vous parler, pour voir plus clair en moi. »
« Vous me dites que vous êtes étudiant : en quoi ? – En psychiatrie… Je suis occupé à rédiger ma thèse mais je n’arrive pas à terminer… Il me tarde pourtant d’être médecin et quelque part j’en ai peur… Peur des responsabilités... »
« Avez-vous des frères, des sœurs ? – Non, je suis enfant unique… Ma mère m’a toujours surprotégée et j’ai beaucoup de mal à me déprendre d’elle. »
À une jeune fille : « Vous m’avez déjà dit quelques mots de votre mère, et votre père ? – Mon père… Ce n’était pas mon vrai père. Je ne l’ai appris que tardivement… Comme vous voyez, je suis rousse, la seule de la famille… Je me suis toujours demandé pourquoi, d’où je venais… Un jour ma mère m’a un peu raconté. Une très brève rencontre avec un homme qui ignore qu’elle a eu un enfant de lui, moi. Elle aurait voulu avorter, mais son mari a voulu qu’elle le garde… J’aime mon père, qui m’aime aussi… Mais je voudrais bien savoir qui est mon père de sang, le rencontrer, ça m’obsède. J’y pense tout le temps... » Un très long travail lui aura été nécessaire pour renoncer à faire vivre ce passé et à pouvoir jouir du moment présent.
(Tous ces petits points de suspension se veulent témoins de mon écoute silencieuse, toute attentive à laisser venir…)
Ce qui me frappe c’est l’importance de ces premiers entretiens qui se vivraient par le futur analysant comme une véritable décharge, un soulagement. Ou qui, dans les cas cités plus haut – « me réconcilier avec ma sœur… voir plus clair en moi... » – peuvent augurer comme d’un programme, un désir, un espoir qui, au fil du temps de ce travail, ont pu se réaliser…
Ces premiers entretiens peuvent, ou doivent aussi avoir une fonction de diagnostic. N’étant pas psychiatre, il m’avait semblé indispensable, avant de m’installer en cabinet libéral, de me former tant soit peu au diagnostic des diverses pathologies mentales. On ne prend pas n’importe laquelle en analyse, ni à tout moment… Si bien que j’avais fréquenté cours et présentations de malades à la clinique psychiatrique, à la policlinique, afin d’apprendre à différencier les névroses des psychoses. Et je sais gré aux Professeurs Israël, Ebtinger, Kammerer et Singer – auxquels je rends hommage – qui m’ont ouvert leurs services. De cet enseignement précieux j’en ai fait l’expérience dans quelques cas.
Je pense entre autres à une dame très agitée, se levant sans cesse, arpentant le bureau, blême, échevelée, au discours incohérent qui dépassait de loin mon entendement. Un deuxième entretien, au même déroulement, m’avait confirmé ce que je supposais : elle délirait. Et sans hésiter je lui avais expliqué que n’étant pas médecin, je lui conseillais d’aller plutôt consulter un psychiatre, qui, pour la soulager, lui prescrirait peut-être aussi des médicaments. Ce qu’à mon étonnement elle avait très facilement accepté, sereine, me demandant de lui en indiquer un. La suite, je l’ignore.
Me revient aussi le souvenir, lors d’une cure analytique, d’un moment de bascule chez un jeune homme très abattu, qui décompensait, perdait le sens des réalités. Là aussi mon intervention avait été bien reçue. Il avait été hospitalisé un court moment en clinique psychiatrique, puis suivi par un médecin en privé et avait repris un peu plus tard son analyse avec moi.
Je me souviens aussi d’un entretien avec une dame qui avait fait des études de lettres, de psychologie, se targuant d’être une « intello », qui d’emblée me disait qu’elle ne venait pas pour une thérapie ou analyse, ce qu’elle avait déjà fait, mais « pour en savoir plus sur les mécanismes psychiques, le surmoi, la libido, le refoulement... ». Je lui avais dit que la théorie n’était pas dans mes cordes (!) et n’avais pas cru bon de pointer plus avant sa réticence à parler d’elle-même. D’autant que cette personne me paraissait de structure très rigide. Et de plus, elle m’était peu sympathique… Ai-je eu tort ou raison ? Il faut parfois faire confiance à ce que l’on ressent… ou pressent… qui serait peut-être aussi un élément de diagnostic…
Lors des entretiens il arrive que l’on pose des questions, comme relance ou demande de précisions. Tout en sachant, adage connu, qu’à questions on n’obtient que réponses. Voire ! Car c’est par l’effet que certaines questions produisent une surprise, un étonnement, une suspension, qu’après coup on peut repérer qu’elles ont eu un impact.
Un étudiant me disait lire beaucoup, surtout de la poésie… et qu’il écrivait aussi… « Avez-vous déjà publié ? – Oui, dans de petites revues d’étudiants, mais sous un pseudo- nyme. – Pourquoi ? – Mon père et mon grand-père sont des poètes reconnus. Jamais je n’arriverais à leur cheville. Mieux vaut ne pas m’y risquer... » Au fil du temps des séances, le risque d’autres choses aussi, dans d’autres domaines, avait peu à peu pu se dire, s’éclairer. Sa vie s’était allégée. Et ce « publier », dont je ne soupçonnais nullement les effets, avait ouvert une voie, une voix, vers une liberté… Une autre question fut : « Avez-vous déjà été amoureuse ? » À ce propos je me souviens, comme si c’était hier, de la première fois il me semble où la pensée de cette question m’est venue. C’était il y a plus d’une cinquantaine d’années, dans le bureau du Pr Lucien Israël alors situé au service 64. Un petit bureau, tous en blouses blanches, tassés tant bien que mal. Il m’avait été proposé – ce qui était un euphémisme – de recevoir la malade qui allait venir. C’était une jeune fille qui parlait très peu, tête baissée, avait l’air ailleurs, comme étrangère à ses propos. Et puis, une bascule, un virage s’est produit lors de l’irruption de ma question : « Avez-vous déjà été amoureuse ? » Un regard, elle était là, elle pouvait dire quelque chose : elle avait eu, comme on dit, un chagrin d’amour, un deuil à faire. Elle a eu envie d’en parler un peu.
Cet entretien a-t-il eu des effets sur elle ? Je l’ignore car, à cette époque, cette pensée ne m’était pas venue à l’esprit, trop contente de m’être – pas trop mal – acquittée de la tâche confiée par Lucien Israël. Mais qu’au moment de l’entretien cette question ait eu des effets, ça ce fut ma surprise. Et que l’auditoire fut également surpris de cette question la redoubla encore. L’inattendu était de tout côté. Mais c’est peut-être du côté de la jeune fille que ça l’était le moins. J’aurais presque envie de dire que c’était, sans qu’elle le sache, une question attendue, puisque le temps d’un moment, fût-il bref, elle lui a rendu la parole possible. (J’ai appris récemment que cette question – « avez-vous déjà été amoureuse, amoureux » – serait habitude. Oserais-je penser en avoir été l’instauratrice ? ! …)
Rares sont ceux qui n’ont pas été amoureux, d’une maîtresse d’école, d’une petite fille aux tresses blondes, d’un acteur, d’un parent, d’un partenaire… Amours qui ont laissé des traces. Mais certains s’en garderaient bien… Avoir été amoureux, c’est-à-dire être capable de l’être, de s’y risquer. Serait-ce le critère de l’indication d’une analyse possible ?
Mais il me sera aussi arrivé dans ma pratique de provoquer des incidents : une interprétation trop hâtive, au mauvais moment… Ou une phrase mal dite.
À un jeune homme : « mais qu’est-ce qui vous empêche, ou vous empêcherait de vous opposer à (ce qu’exige) votre père ? » À la séance suivante il était arrivé totalement bouleversé, pour chuchoter, en sanglots, que dans l’entre-temps il était passé à l’acte et avait tabassé son père… Ma phrase était incomplète, j’avais omis le « ce qu’exige »… Les effets auraient pu être dramatiques… Mais c’était peut-être nécessaire pour lui d’en passer par là. Et en effet, dans la suite, ils ont pu se parler, le père n’était pas si obtus que le fils le croyait, lui- même était plus détendu et leur relation n’a pu que s’améliorer. Soulagement de part et d’autre… Et je dirais même des trois côtés : du père, du fils et… de l’analyste ! Puisse-t-il en être toujours ainsi ! Car dans le déroulement d’une cure, il peut aussi y avoir des suicides… Je n’en ai heureusement jamais connu…
C’est la raison pour laquelle, jeune analyste ou ayant pris de la bouteille, voire confirmé par une École, il est nécessaire et recommandé d’aller « en contrôle », c’est-à-dire en parler, en référer à un tiers, un autre analyste. Car la déontologie la plus élémentaire impose de connaître et reconnaître ses limites. D’oser faire son propre bilan… On a toujours à apprendre, à évoluer et on n’est pas analyste une fois pour toutes, ni dans tous les cas, ni en toutes circonstances.
La fonction du « contrôleur » est connue, qui par son écoute aidera l’analyste à prendre conscience de ses préjugés, de ses faux-pas, de son implication personnelle, des achoppements de son inconscient… Car l’analyste qui croirait la psychanalyse une panacée, ou se vivrait comme tout-puissant dans sa fonction ou dans son être, est un imposteur, un usurpateur… Dangereux… Si bien que je tiens à souligner combien l’intervention d’un contrôleur peut avoir des effets, non seulement pour l’analysant, mais certainement aussi chez l’analyste, dans le déroulement de la cure avec son patient.
Comment conclure ? En rappelant qu’en parlant on ignore comment cela sera entendu, et les effets. Telle par exemple ma question « avez-vous déjà publié ? », en elle-même sans efficacité dans un autre contexte, mais ayant marqué une analyse par toutes les ouvertures qu’elle y a créées.
Et il arrive souvent d’entendre quelqu’un vous dire : « un jour vous m’avez dit... » et d’en être tout à fait ahurie, de ne pas s’y reconnaître pour un sou, passé le premier « Pas possible ! Une telle banalité, ou une telle platitude ». Et de s’étonner que cela ait ouvert le chemin. Et ce n’est jamais par ce qu’on aurait cru, dans un bref instant de fierté, être une magistrale interprétation magistrale ! Nous voilà à notre tour plongés dans l’effet de surprise de notre intervention. Juste retour des choses…
Cet écrit prendra fin en citant ce propos de Jacques Lacan, riche d’enseignements1 :
« En aucun cas une intervention psychanalytique ne doit être théorique, suggestive, c’est-à- dire impérative. L’interprétation analytique n’est pas faite pour être comprise : elle est faite pour créer des vagues. »
1 J. Lacan, « Conférences et entretiens à la Yale University », 24.11.1975, Scilicet 6/7.