Ce texte s’inscrit dans la continuité des élaborations proposées jusqu’alors. Les événements autour du Covid-19 ont été l’occasion de préciser certains points cliniques. Cette période a été féconde : qu’est-ce qui s’est révélé à vous ? Qu’est-ce qui s’est révélé de vous ? Ces questions qui interpellent le singulier – c’est notre champ premier de travail – peuvent s’étendre au collectif. Nous ne cessons d’être à l’interface du solitaire et du solidaire telle que l’énonce avec force Camus dans le Discours de Suède, à l’occasion de la réception du prix Nobel : solitaire mais solidaire mais solitaire mais solidaire mais etc. D’autre part, ces points cliniques ne sont ni totalement actuels ni entièrement inactuels. La psychanalyse ne peut pas être précipitée par une actualité qui empêche la réflexion. La réflexion implique une dimension temporelle, une durée au sens bergsonien, c’est-à-dire une continuité-discontinuité, une élaboration rythmée par une scansion. Sans coupure il n’y a pas de retour réflexif possible. Mais ce retour n’équivaut aucunement à une prise de distance, à un détachement du sensible. Il y a réinvestissement du sensible à partir du verbe, bien que celui-ci, s’élançant un temps, a miroité un détachement du sensible, du corps, c’est-à-dire d’un corps habité par, et abritant, le verbe.
Si la psychanalyse ne peut pas se concevoir comme un tout présent, elle n’est pas non plus hors actualité. Une parole détachée de tout actuel, si tant est que cela soit possible, ne relève pas du discours analytique ni du discours de l’analyste. La psychanalyse est actuelle ET inactuelle. Le discours analytique se situe dans cet entre-deux, se situe de cet entre-deux. Plus précisément encore: il relève du passage de l’un à l’autre. L’acte analytique permet ce passage. Le passage n’est pas un état, il est un devenir. Un pied dedans, un pied dehors. Il existe un autre élément déroutant qui illustre cette position impossible et pourtant nécessaire : la mort. Dans l’équation, un des termes est la mort. Cela participe du fait qu’analyser soit un métier impossible. La mort, ou plutôt ce qui s’y rapporte. La pulsion de mort n’est-elle pas intriquée à la pulsion de vie ? Ou encore : peut être avez-vous entendu Lucien Israël dans la vidéo Parlez-moi d’amour où il rapporte le seul conseil qu’il s’avisait de donner : ne mets pas la mort dans ton jeu. Pour cela il relate une histoire illustrative. Je vous laisse vous y référer. Son interlocutrice l’interroge alors : qu’est que cela veut dire ? Et lui de répliquer : faire comme si elle n’existait pas. Pour les citations exactes je vous laisse retrouver le passage – je n’ai depuis le lieu où j’écris ce texte pas accès au DVD. J’ai eu plusieurs discussions autour de ce passage avec des collègues et chaque fois que je l’évoquais il y avait quelqu’un qui avait le souvenir d’avoir entendu autre chose que moi. Peut-être est-ce encore aujourd’hui le cas ? ! J’avais pour souvenir d’avoir reçu comme message de ne pas prendre en compte la mort car nous n’avons pas de poids sur elle : elle survient là où on ne l’attend pas, alors à quoi sert sans cesse de l’anticiper pour lui échapper ? Et plusieurs collègues avaient retenu exactement l’inverse : de ne pas faire comme si elle n’existait pas. De la considérer, de la prendre en compte. L’art équivoquant de la réponse d’Israël laisse donc place à plusieurs messages – chacun reçoit le sien sous forme inversée. Reste que l’idée de la mort est là. Et qu’elle nous questionne ! S’agit-il de la prendre en compte ou de ne pas la prendre en compte ? Peut-être est-ce alors une question d’affinité de croyances... ou parfois de circonstances ! N’empêche qu’elle est là, comme point énigmatique avec lequel il faut bien se débrouiller. Nous n’aurons pas le mot de la fin, et pourtant il s’agit de conclure... Conclure c’est oser, c’est poser une parole qui réactive, qui réaffirme la Bejahung. C’est dire oui au oui et le tenir.
Revenons à ce quatrième terme chez Lacan qu’est la mort. Il permet aux autres de circuler. Revoyez pour cela Le mythe individuel du névrosé. Ce quatrième terme, déjà présent très tôt dans l’enseignement de Lacan, ne le quittera pas. Ce quatrième terme, cette place organisatrice, fait mythe chez Lacan. Toute son œuvre met en forme ce quatrième terme qui échappe toujours. L’échappée, le hors-parole, reste pourtant en rapport avec la parole, articulée à elle. Le réel, l’imaginaire et le symbolique voient leurs ronds de ficelle former un autre rond où l’objet a trouve sa place. Plus tard ces trois ronds de ficelle ne tiendront que par un quatrième qui n’est autre que leur nouage, etc. Lacan ne cesse de signifier l’énigme que cette Chose, ce quatrième, représente. Voilà le mythe gigantesque qu’a construit Lacan : le mythe du Manque. Vous manquerez à le dire. Mais l’usage du terme de mythe est ici abusif, car cette élaboration a fonction de mythe, mais n’en a pas la forme narrative.
Notre actualité ne propose pas de récit racontant une histoire admise par la majorité. En cela, il n’y a pas de mythe contemporain. On peut cependant repérer des éléments aux fonctions mythiques. Extraire du discours ambiant des éléments ayant des fonctions communes avec le mythe ne constitue pas un nouveau mythe. Il manque l’essentiel : la mise en forme narrative des thèmes mythiques, l’organisation en récit. Je soutiens que c’est l’absence d’explicitation sous forme de récit qui pousse ces éléments qui relèvent du fantasme à chercher un ancrage dans la réalité. Autrement dit, c’est l’absence de reconnaissance de ces éléments qui amène un individu, voire une société, à résoudre les questions que comportent ces éléments, et qui sont insolubles, dans la réalité. Tout se passe comme si une reconnaissance était nécessaire et que l’absence de reconnaissance symbolique de ces éléments pousse à la recherche d’une reconnaissance dans la réalité. Cette reconnaissance ne pouvant avoir lieu, car elle est déplacement – elle se porte, se déporte, d’un objet symbolique à un objet de la réalité, il y a fixation au sens freudien –, l’individu cherche à tout prix à lui donner corps dans la réalité. En vain. Pensez aux histoires d’incompréhension dans un couple qui poussent à l’acte, aux histoires de méconnaissance mutuelle dans un couple qui confinent chacun de plus en plus dans sa vérité qu’il cherche à faire reconnaître à, puis contre, l’autre. Chaque partie se sent lésée et demande reconnaissance. L’appel et la déchirure sont tels souvent que l’histoire fait recourt à un tiers pour réduire le fossé creusé. Alors lorsqu’il n’y a pas de reconnaissance possible, la justice et le jugement deviennent les seuls recours. Voilà en résumé trop schématique, le parcours d’une négation d’existence symbolique qui cherche absolument un ancrage et le cherche alors dans le concret de la parole de l’Autre qui est bien souvent représentée par le Juge. Il en va ainsi de mésententes croissantes dans le couple avec des divorces impossibles, des mésententes éducatives avec des gardes d’enfants qui ne cessent pas de ne pas se stabiliser, mais aussi des symptômes que portent certains enfants, symptômes témoins de non-dits familiaux, d’héritages pipés, de dettes insues etc. Ainsi souvent ce qui est craint ou souhaité dans le fantasme, faute de reconnaissance de ce fantasme, se voit trouver une réalisation dans la réalité. Voilà la tragédie du fantasme nié. L’autre voie, proposée notamment par l’analyse, est la mise en récit de ce fantasme, son élaboration en passant par le transfert, sa mythification, pour en reconnaître la fiction et éviter par là sa « fixion » pour le dire avec Lacan. Voilà l’un des enjeux de la reconnaissance de l’existence symbolique en analyse.
Appelons ces éléments extraits du discours ambiant (rencontre des discours sociétaux, culturels, politiques, scientifiques etc.) mythologies actuelles. Nous empruntons ce terme à Barthes. Ces mythologies à l’instar de celles de Barthes mettent en avant des traits de société tellement visibles que nous ne les voyons plus et leur écriture les révèle et leur donne consistance. Mais nous quittons également Barthes pour montrer combien ces mythologies répondent à des fantasmagories culturelles entretenant la fantasmagorie de l’individu et déniant les fantasmes singuliers. Voilà la thèse clinique.
Précisions ces termes. Tout un chacun peut se surprendre par moments en train de se raconter une petite scénette imaginaire qui lui donne souvent une place de héros. Chacun son héros : être aimé(e), adoré(e), puissant(e), super séduisant(e), super soignant(e), celui (celle) qui réunit etc. Appelons fantasmagorie, cette scénette imaginaire et consciente. Mais qu’est-ce qui anime ce besoin d’y recourir ? Pourquoi faire exister cette image revalorisée ? Justement quelque chose a besoin de revalorisation. C’est que ces fantasmagories sont sous-tendues par leur négatif : ne pas être aimé(e), détesté (e), impuissant(e), repoussant(e), délétère, destructeur(-trice) etc. Ces messages s’entendent souvent dans des moments de fragilité pour une personne. Il prête alors à l’autre cette pensée la qualifiant. Ou encore cela lui vient comme pensée incidente : je suis nul, inutile, repoussant, rejeté etc. Ces messages jaillissent du préconscient, pourrions-nous dire freudiennement. Ce sont autant de prétextes à la consultation. Ce sont également des résistances à la consultation car l’individu n’est alors pas sans savoir qu’il prend part à la position qu’il dénonce. Il apparaîtra alors dans la cure la dimension fantasmatique de cette position. C’est la formule de Lacan qui l’énonce le plus justement, d’autant plus qu’il propose cette formule à propos des pulsions qui se prolongent dans le fantasme (le fantasme pouvant être conçu comme nouage de pulsions partielles). Se faire. Se faire rejeté, détesté, impuissant, battre, etc. Le se faire exprime la participation active du sujet dans la position dont il se plaint. Il ne sait pas qu’il est sujet se prenant pour l’objet. La dimension active du sujet se voile derrière la passivité de l’objet. Jeu de cache-cache où l’apparition et disparition du sujet s’habillent d’un scénario imaginaire, ritualisant le rapport à l’objet. Vous retrouvez ici la formule du fantasme de Lacan. C’est ce rapport du sujet à l’objet qui fonde la nécessité fonctionnelle du fantasme, justement du fait qu’il ne fait pas totalement rapport. Lacan les mettra en relation à travers l’opération d’aliénation/ séparation. Il y a fondamentalement un point d’écart qui détache irrémédiablement le sujet de son objet. C’est cette division, cette faille qu’habille le fantasme inconscient et que la fantasmagorie consciente tente de réparer. Le fantasme prend en charge le double drame du destins des pulsions : elles ratent leur objet et ne se rejoignent pas en pulsion totale, elles restent partielles. En cela la théorie des pulsions fait mythe pour la psychanalyse. Elle dit quelque chose de l’unité perdue qui n’a jamais existé.
L’origine, thème de la mythologie par excellence, est ici encore appelé. Je ne reviendrai pas sur les développements que nous avions proposés ailleurs. Résumons : l’origine comme unité ne peut être qu’exprimée dans un après-coup qui se réfère mythiquement à cette origine et la fonde rétrospectivement. Ce n’est que l’acte de division qui permet d’établir une unité antérieure. Cette division est donc première. Chaos contenait déjà la faille depuis laquelle se sépareront ensuite les éléments ; le Tohu Bohu premier est énoncé seulement secondairement après l’annonce de la création ; le Big Bang n’est le point de fondement de l’univers qu’en tant que point le plus lointain auquel il est possible de remonter, etc. Chaque fois que nous parlons, l’origine est réactualisée mais essayer de la définir serait ne pas reconnaître sa dimension mythique et nous serions dans le passage à l’acte, dans la réalisation du fantasme que je dénonçais plus haut.
Notre temps de conclure est donc en continuité moebienne avec cette origine. L’analyse gagne à ce que l’analyste ait deux oreilles ! Le présent échappe et pourtant l’analyste écoutant la diachronie d’une histoire interpelle le sujet dans la synchronie des mots qui le constituent. À l’instar de l’affaire sur la mort évoquée plus haut, ma place est inconfortable : ni totalement dans l’actualité ni dans sa négation. Qu’est-ce qu’entraîne le collage à l’actuel, aux discours ambiant ? Le passage à l’acte. Car le fantasme est nié. Adhérer totalement à un discours c’est prendre ce discours pour un fait. Ce discours dit la vérité. On oublie qu’on y croit. « C’est la vérité » est une assertion qui n’a pas les mêmes effets que de dire : « je crois que c’est la vérité. » Un discours qui se présente comme énonçant la vérité – le discours des informations médiatiques est souvent construit ainsi – pousse à croire en cette vérité en oubliant justement la dimension de croyance. Nous retrouvons ici une variante à ce que je dépliais plus haut sur l’oubli de la dimension fantasmatique. Vous adhérez à un discours sans percevoir que vous y croyez. C’est la généalogie de ce discours qui est niée. Un discours a une histoire, est une histoire. Ce discours est une construction, provient de quelque part et ce fait n’apparaît pas dans son énonciation. Mais la provenance n’est pas totalement énonçable : rappelons-nous, l’origine est mythique. Cette négation d’anamnèse d’un discours entraîne parfois sa précipitation dans la nécessité de sa réalisation. Qu’est-ce à dire ? C’est l’oubli de sa dimension de narration, de fiction (au moins partielle) qui engendre un « besoin » de concrétiser ce discours dans des faits. Freud nous a montré que ce qui n’est pas remémoré se répète. Ici ce qui n’est pas remémoré c’est la construction d’un certain discours. Par exemple d’entendre « il faut dénoncer les abus sexuels » et prendre cette parole sociétale comme un impératif universel et l’appliquer coûte que coûte peut avoir des effets embarrassants. J’ai eu plusieurs demandes d’expertises pédopsychiatriques pour évaluer des situations (« victime » ou « accusé » supposés) où un enfant de six ans a été touché par un autre enfant de sept ans. Et la confusion des langues de l’enfant et l’adulte, associée au discours de société actuel de « balance ton porc » peut mener à une démarche en justice avec demande d’expertise de ces deux enfants car on n’y comprend rien. C’est parfois, et je dis bien parfois, l’effet d’une dimension fantasmatique niée quelque part comme nous l’avons vu plus haut (le plus souvent c’est un parent qui nie un fantasme qui le concerne, mais cela peut être dans d’autres circonstances un nouveau visage du refus de l’existence de la sexualité infantile). Je ne mets aucunement ici en question le bien-fondé du combat mené pour une justice et une équité plus grande dans notre société. J’insiste sur le fait qu’un certain discours sociétal lorsqu’il se détache du contexte dans lequel il est né et évolue, dans lequel il entretient son sens et sa raison d’être, peut s’agglutiner avec les fantasmes des individus et évincer la dimension fantasmatique. Non pas la faire disparaître mais la pousser dans l’oubli. Ce n’est vraiment pas difficile car elle est déjà habituellement oubliée. C’est justement ce qui fait le fantasme. L’analyse est la mémoire de ce qui s’oublie. C’est cet oubli qui sur le plan individuel (et probablement aussi sur le plan collectif) entraîne une nécessité de réalisation, de rendre concret le fantasme. Plus les dimensions symbolique et imaginaire sont oubliées, plus sa nécessité de concrétisation est appelée. Dans les pas de Freud, l’analyste est là pour permettre le rappel, à celui qui vient le voir, de la part qu’il a dans ce qui lui arrive et notamment sa part fantasmatique qui entretient ce qui lui arrive. Le passage de la réalité au fantasme est un pas essentiel chez Freud. La réalité n’est pas pour autant niée, dévalorisée, etc. Elle n’est simplement pas le focus de l’analyste, qui tourne son oreille ailleurs. Cet ailleurs est si peu audible, car on n’en veut rien savoir, que dès qu’il est soulevé il engendre des attaques souvent violentes à l’encontre de celui qui ose le rappeler.
L’acte analytique réintroduit un espace dans le discours que nous portons, le discours alentour dans lequel on a baigné et qu’on a fait sien. À partir de cette coupure peut se faire entendre le sujet qui n’est plus écrasé par ce discours. Il peut dès lors se frayer une voie, essayer de se débrouiller avec ce méli-mélo intérieur/ extérieur qu’est le langage. C’est valable pour le discours dans lequel il a évolué enfant et ça continue à être valable pour le discours qu’il entend adulte. Lorsque la dimension fantasmatique présente dans le discours d’un parent pour son enfant est refusé, cela engendre souvent des passages à l’acte de l’enfant : il n’a plus un espace pour soi où il peut respirer. Le passage à l’acte peut très bien être entendu ici comme la réalisation du fantasme. Il est très fréquent de rencontrer des situations (dans ma pratiques aux urgences pédiatriques notamment) où le passage à l’acte de l’enfant est réalisation d’un fantasme d’un parent, voire du couple parental. Ces passage à l’acte ne sont pas à entendre uniquement comme tentative de suicide, ou agressivité, ni lesdits troubles du comportement, mais comme une mise en acte, une réalisation du fantasme de l’autre (être battu, être d’un autre sexe, être le coupable, être le rejeté, etc.). Quelle condition à ce passage d’un imaginaire signifiant de l’un à la réalité agissante de l’autre ? Justement lorsque la dimension de fantasme est refusée chez l’un. Lorsqu’il ne veut rien en savoir. L’opération du pédopsychiatre peut consister à réintroduire cette espace en permettant au parent de simplement entendre que c’est lui qui « souhaite inconsciemment » cela pour son enfant et que c’est donc en partie son « problème » et non simplement celui de l’enfant. Voilà un petit exemple d’un collage où le fantasme en étant oublié se précipite dans la réalité.
Dans les champs sociologique et politique j’en proposerai un autre aux sociologues et éthiciens qui me diront si l’objet d’étude peut-être retenu. La science pouvant réaliser de plus en plus de possibilités qui n’étaient jusqu’alors que du domaine de la science-fiction, par extension du fantasme, que faire de l’effective possibilité de leur réalisation ? Qu’en est-il de l’interdit de réalisation des possibles sur le plan collectif ? Comment les politiques et la justice peuvent se positionner ? Si le complexe d’Œdipe porte en soi des fantasmes constituant une subjectivité (meurtre du père et coucher avec la mère), il porte également l’interdit de sa réalisation. C’est ce qui fait précisément les fonctions du fantasme : nouer ensemble des pulsions, substituer à leur satisfaction réelle une satisfaction imaginaire, limiter cette satisfaction par le scénario tissé d’un symbolique issu de l’histoire singulière d’un individu (nœuds de l’enfance qui se réactualisent). L’avancée de la science permet le passage de la science-fiction à la réalisation de son contenu. La fiction est abandonnée au passage. C’est la dimension fictionnelle qui est laissée pour compte : précisément ce qui faisait de la science-fiction un équivalent de mythe. Dans la réalisation du fantasme c’est le fantasme lui-même qui est évacué. Ou peut-être que c’est quand le fantasme n’existe pas que la mise en acte est de mise ? C’est pourquoi l’analyste est encore là pour nous raconter des histoires. Et non pas des histoires à dormir debout, mais des histoires performatives, c’est-à-dire qui réveillent le rêve !
Lorsque le désir du rêve oublie sa dimension de rêve, alors l’exigence à ce qu’il se réalise, car c’est ce qu’on lui doit, est de mise. Deux destins de cette réalisation : l’acte qui est une sortie du fantasme et la déception accrue avec ce qui s’ensuit...
Donc deux thèses :
- Le discours promu dans notre société est un discours qui encourage la promesse de jouissance et non sa limitation. Les mythes, s’ils flattent la personnalité à différents points de vue, amènent en contrepartie une limitation à la toute-puissance et rappellent constamment le caractère limité de l’être humain. En cela les mythes proposent à la fois une métaphore de la volonté de puissance d’un individu et sa non-réalisation. Alors que le discours dominant promeut principalement le droit à la puissance et non sa limitation. Cette limitation si elle est de mise pour le scientifique, se perd quand la recherche scientifique est récupérée par le discours sociétal (passant avant tout par les médias). Le discours du mythe, dans sa dimension de métaphore soutenant l’homme dans sa castration, n’est donc plus porté par la société (c’est-à-dire par le discours de la majorité). Il est tenu par des minorités (certains analystes, philosophes, critiques etc.)
- Cette promotion de la fantasmagorie (voire différence avec le fantasme ci-dessous) (toute-puissance, toute-jouissance, toute-licence, postvérité, tension vers l’immortalité, élimination de la mort, transparence, libre choix des enfants, etc.) augmente la négation de fantasme qui la sous-tend et donc accentue le refus de l’irréductible division intrinsèque au fantasme (pas de fusion sujet/objet). Ce refus entraîne souvent un retour, d’autant plus massif qu’il est non reconnu, dans la réalité de la limitation que contient le fantasme. Peuvent s’ensuivre la frustration, la haine, le rejet à l’extérieur de la cause de la souffrance, de l’échec, la destruction de l’autre ou de soi, etc.
Après ce long détour, revenons donc à notre propos de départ où nous proposions que la psychanalyse ne se situe ni totalement dans l’actuel ni totalement dans l’inactuel. De ne s’occuper que de l’actuel nierait la dimension de construction d’une fiction re-présentant le fantasme dans le transfert. Concrètement c’est l’interprétation sauvage, boucher une demande qui tente de se préciser, agir dans la réalité du patient, etc. Il est certain que ces actions peuvent parfois être salvatrices, mais ce n’est plus le champ de la cure analytique (l’acte analytique en situation d’urgence, en situation d’avis de liaison, voire d’expertise, etc. – thème que nous pourrions travailler prochainement : l’acte analytique dans la pratique hors cure ?). Par ailleurs, de refuser l’actuel serait nier l’Autre qui est retravaillé sans cesse par l’évolution du langage.
L’acte analytique évite justement ces deux écueils : la précipitation et l’inaction. Alors comme s’en sortir ? Lacan propose de « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque1 ». La formule est heureuse : rejoindre évoque l’action d’aller vers, sans forcément y arriver; et l’horizon n’est jamais atteint. Nous avons donc là le devenir du sujet désirant qu’interpelle l’analyste. Quant à la « subjectivité de son époque », la formulation reste énigmatique, mais retenons tout de même l’association moebienne du singulier et du collectif. Évidemment le langage en est l’expression la plus primaire et la plus persistante tout au long de la vie singulière et de l’histoire collective.
Voyons de plus près cette association oxymorique. Mais quel rapport entretient le singulier avec le collectif ? Le malaise dans la culture est réactualisé à chaque époque.
Nous avons montré ailleurs2 combien, par exemple, le discours sur la famille dans notre culture alimente un imaginaire dont la fonction principale est de pallier à la blessure narcissique d’incomplétude. Le discours qui se développe dans le champ social est un discours qui impacte l’imaginaire du sujet. Il alimente les reliefs de la structure. Là réside l’erreur de Deleuze et Guattari3 quand ils disaient que le psychotique délire le monde. Le monde n’est que la texture du texte délirant. Revenons au névrosé, ou plutôt aux traits névrotiques quelle que soit la structure de l’individu. Il s’emparera du discours dans lequel il baigne pour donner corps à son symptôme. Le discours ambiant ne performe pas le symptôme, il est tout au plus activateur de résistance supplémentaire. Mais ce que ces résistances, quand elles ne sont pas entendues par un analyste, entraînent à la génération suivante est une autre affaire. Activateur et alimentateur de résistances : oui car il donne à manger aux compensations imaginaires qui voilent et entretiennent le voile de la division du sujet. Le discours ambiant peut encourager la jouissance imaginaire.
Il y a donc des discours sociétaux qui alimentent les résistances, voire les réticences, qui favorisent le déni, non pas en le créant mais en donnant un motif tout prêt que peut utiliser le déni. Ainsi, le refus d’une castration inévitable pourra très bien se parer de discours capitaliste pour tendre à toujours plus, à plus de possession et donc ne pas reconnaître la limite que rencontrera toujours l’être parlant. Ou bien, la blessure narcissique d’incomplétude, autre versant de la castration, se verra réparer « illusoirement » par l’idée répandue d’un homme augmenté, à la fois plus puissant et à la fois vivant plus longtemps. L’immortalité est une promesse actuelle qui a déjà connu ses heures de gloire à des époques dites plus croyantes. Mais quelles croyances l’ont remplacée ? Comment ces croyances portent-elles l’homme ? L’aident-elles à faire avec sa division et son inévitable limitation ou au contraire l’entretiennent-elles dans une illusion d’un changement radical possible ? Je ne répète ici que ce que j’ai déjà dit plus haut. Quel est l’avenir des illusions actuelles ? Le risque encouru est la chute narcissique en même temps que la chute de l’idéal. C’est bien sûr le moi idéal qui chute depuis son piédestal imaginaire. La chute est d’autant plus violente que l’idéal du moi a été négligé. Vous connaissez la distinction que fait Lacan entre ces deux fonctions, l’une imaginaire et l’autre symbolique. Disons-le simplement : plus je refuse de sentir la limitation de mon être en recourant à un imaginaire compensateur (le délire en est un autre dans un autre champ ; l’usage d’un objet réel dit toxique encore un autre), plus je rejette l’instance transmise qui me limite mais qui permet de supporter cette limite également (idéal du moi). Plus je rejette, plus le retour est brutal quand il survient. La clinique en témoigne constamment : la mal-nommée psychosomatique, le passage à l’acte sur soi ou autrui, voire la perversion (déni de la castration). On connaît les dégâts. Le discours d’une société donnée peut donc stimuler certaines fantasmagories qui n’aident pas l’individu à faire avec son vécu de sujet limité.
D’autres discours, au contraire, porte le sujet et l’aide à faire avec. À faire avec sa condamnation symptomatique, faire avec son être incomplet, faire avec l’éternel retour de sa situation de sujet divisé... L’une des formes de ces discours est le mythe. Tous les grands mythes porte le sujet à pouvoir supporter sa condition. Et cela, non pas en la déniant mais en l’entendant. Toujours partiellement, à moitié, de travers. Je ne retrouve pas dans notre société de mythe majeur de la sorte. Il semblerait que les discours dominants soient plus enclins à pousser à l’illusion d’une jouissance à venir, c’est-à-dire d’une complétude. Ce qui ne veut aucunement dire qu’on jouisse effectivement. La débandade menace l’individu sans qu’il s’en aperçoive comme une Epée de Damoclès.
Nous ne sommes pas foutus pour autant. La société, si elle ne promulgue pas un mythe porteur au premier plan, n’empêche cependant pas qu’ils continuent d’exister dans les coins. Au ban des discours dominants. La psychanalyse est l’un des plus grands mythes porteurs que le XXe siècle ait vu naître. À l’instar des grands mythes, elle persiste car justement elle peut se réactualiser selon la clinique qu’elle rencontre. Elle se réactualise à travers les analystes qui continuent d’en porter les histoires et de les raconter, de travailler sa théorie. Ici la pratique ne se distingue pas de sa théorie. En cela la psychanalyse n’est pas scientifique. Ne pas appartenir à un certain registre de vérité, celui de la science actuellement paradigmatique, n’équivaut aucunement à une disqualification. Bien au contraire, la parole analytique fait entendre un autre registre de vérité. Ce registre a des logiques propres qui font la force du discours analytique et participe du fait qu’il se fait toujours entendre. Ça continue !