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Le masque, la muselière et le voile

par Matthieu Dollfus, 19 Novembre 2020

Artigues, 7-8 novembre 2020

Sophocle écrit Œdipe dix ans après la peste d’Athènes. Son héros naît après une épidémie et va au-devant de sa tragédie sans savoir de quoi il retourne pour lui. Les oracles auront beau avoir annoncé quoi que ce soit, il ne peut comprendre quelque chose que dans l’après-coup, lorsqu’il a traversé les épreuves de sa destinée. C’est dans l’après-coup de sa rencontre avec son père et sa mère, selon son heure, qu’il réalise l’horreur et adhère à sa malédiction, au point de s’aveugler.

Shakespeare écrit Hamlet également dans un contexte de déliquescence d’un royaume. Son héros va au-devant de sa tragédie en sachant dès le départ de quoi elle est faite. Il rencontre le spectre de son père dont il apprend, dans le même temps, qu’il est mort, qui l’a tué et ce qu’il doit faire pour laver ce crime. Hamlet s’avance vers l’accomplissement de la vengeance qu’il doit relever en reculant, toujours en décalage avec son heure. C’est l’heure des autres et des événements qui le feront basculer in extremis dans l’acte qu’il doit accomplir et la mort. Il mesure dès le début l’implacable arrêt du destin. C’est la grande différence avec Œdipe1. Mais les deux sont encore dans la scène. Y sommes-nous toujours ?

Nous avançons dans la fiction-réelle d’une épidémie qui ne fait aucun million de mort comme la grippe espagnole ou la peste mais qui nous place devant le spectre de la mort comme aucune guerre ne l’a fait depuis plus de soixante-dix ans. Du moins pour les pays des blocs Europe et Amérique. Nous savons que le capitalisme comme société du tout consommable et du divertissement porte en lui le crime de notre environnement « naturel », de notre biotope. Nous éduquons ou laissons éduquer nos enfants depuis au moins une génération dans cette opinion sur la fin du dit-monde. Nous semblons savoir d’où vient l’agent destructeur actuel, le virus, et assistons à un exercice grandeur nature d’une ampleur

1 Voir Lacan, Le désir et son interprétation.

inédite de contrainte des corps et des pensées, au seul exercice de pilotage de quelques-uns, qui ont une immense responsabilité. Qui distillent sans cesse en nous le sentiment de la culpabilité de ne pas bien se comporter vis-à-vis de cette menace et donc de nous rendre agents de la menace contre la société. Ne l’est-elle pas de toute façon ? Nous risquons le passage dans l’hors-scène de sa destruction. Nous dit-on !

Phénomène qui fabrique des petits-maîtres comme les mouches en été, pullulant sans qu’on voie d’où elles arrivent. « Vous mettrez votre masque ! », entend-on dans les trains, sans bonjour ni autre civilité que la peur dans les yeux de celui qui « vous » parle.

Alors qu’il est tout-à-fait certain que la vie, comme principe indicible et irrécusable, possède, montre, vitupère un humour immémorial et décalé, nous nous mettons à être d’un sérieux qui frise la démence. « Soyons sérieux, je vous prie, l’heure est grave ! »

L’heure, son heure, l’heure de l’autre ont-elles jamais été autre chose que frappées d’une certaine gravité ? Le monde des hommes, depuis qu’il l’est, a-t-il été autre chose qu’une « branloire » pérenne ? Ont-ils, ces chers humains, fait autre chose qu’un bricolage incessant face aux adversités, contraintes, décisions, qu’ils soient là ou non, qu’ils le veuillent ou non, qui s’érigent devant les possibilités de leurs choix ?

Cette belle, très belle idée2 que la fiction opère dès le commencement de la phrase nous pousse, sans cesse, à même penser que nous sommes responsables de ce qui nous arrive. Ce pourrait être même un des critères de la possibilité d’entrer en analyse. Se sentir concerné par ce qui advient mais surtout dépassé par ce qui m’arrive3.

Nous savons-croyons-savoir que nous allons mourir. Nous savons-croyons-savoir par quel agent l’extinction des possibilités d’existence des hommes est rendue possible. Nous savons-croyons-savoir qu’il faudrait faire des choix qui, a minima seulement, retarderaient l’échéance. Nous sommes les témoins auditifs et oculaires, et dans l’immédiateté du temps, du drame de notre presque impuissance à acter ces choix. Nous nous agitons tout de même pour dire, déclarer, bricoler des ordres contradictoires. Nous analysons en même temps que nous le vivons le drame de notre finitude qui ne cesse de nourrir la comédie et la tragédie du chœur humain qui chante le refrain d’Œdipe à Colone : « Qu’il aurait mieux valu ne pas naître ! »

Et finalement quoi ? Est-ce une répétition d’un scénario connu de toujours ? Qu’y a-t- il de neuf au fond ? Peut-être ces mots entendus par des enfants, des petits-enfants : « On ne

2 Cyrielle Weisgerber et le ou les notions de mythes.

3 Martin Roth et les indications et contre-indications de la psychanalyse.

va pas chez les grands-parents parce que vous pourriez les tuer !4 » ? Pour savoir ce que cela va fabriquer dans l’inconscient de ces chers petits, il faudrait pouvoir tenir jusqu’à la génération de ceux qui auront le pouvoir dans trente ans. Ou celle d’après.

« Il est urgent de réfléchir » aurait dit sans cesse Lacan. On lui fait peut-être dire beaucoup de choses. Comme tous ceux, inclassables, qui parlent pour ne pas mourir et surtout s’entendre. C’est tout de même assez sage. Le bolide est lancé. Il est évident que sans frein, il aura du mal à s’arrêter de lui-même et de la volonté de son créato-conducteur.

Sommes-nous arrêtés dans nos confins par cette soi-dite pause imposée du confinement ? On entend beaucoup de plaintes sur les diktats de ceux qui les imposent. Beaucoup d’injustices contradictoires s’étalent sous nos yeux dont la plus grande pourrait être l’obscène santé qu’affichent presque sans mot couvert les Gatsby ultra puissants du marché noir moderne – la grande distribution sur le net et en réel, les McDonalds ouverts et passons- en.

Le peuple ou le quidam souffre en silence. Pourtant, à l’aune de ce qui entoure chacun d’entre nous, en tout cas le rédacteur de ces phrases, on constate aussi que cette situation ressemble à s’y méprendre à de grandes vacances, un peu spéciales, où – mis à part ceux qui n’ont ou n’auront plus rien dans le ventre ou plus d’entours, ils doivent être des multitudes mais on les entend pas – le sentiment de responsabilité fond comme neige au soleil, la vacuité du sens de nos actions libèrent des « à Dieu vat ! » – cher à tout aventurier qui s’aventure ?

Les jeunes adultes sont entre eux dans le va-et-vient de la nuit, à ruser plus ou moins prudemment avec la maréchaussée qui n’en peut mais de contrôler tout le monde. Ils travaillent aussi à leur désir. Les afficionados des réunions Zoom également. Ils se régalent à s’entendre parler et se regarder en même temps sur leurs écrans dans un temps où il ne restera bientôt plus que la voix et une image pixélisée pour relationner, avec un « animateur » qui contrôle les entrants. Les pulsions intriquées du corps dans le réel s’amenuisent à ne devenir que d’une seule teneur. Les analystes en exercice constatent la fin d’un mouvement et un épuisement nouveau à se soumettre à ce régime unique de la voix. Nous habituerons-nous à celui-ci ?

« Dans le noir, je te vois mieux quand tu parles », dit, quelque part, un enfant à Freud. Aux confins de la nuit, y a-t-il encore une voix qui me parle ? Il s’agit de cela. Dans le jour, les voies de la fiction soutiennent une raison qui peut encore faire résonner un désir de vivre. Dans la nuit et ses songes, de quelles voix s’agit-il ?

4 Jean-Richard Freymann.

Le triptyque qui – me ? – soutiendrait chez Freud la voie qu’il a ouverte serait le rêve, la sexualité et la mort. On ne peut pas dire qu’on entende souvent parler des trois pieds de cet étrange tabouret. Y compris dans les cours du quasi-dernier DU de France où l’on parle encore de psychanalyse5. Où on la transmet comme on donne du goût, de la saveur à un savoir6 qui est mis sous le tapis dans la sphère institutionnelle et en sort partout ailleurs. Faute à nos pères psychanalystes qui ont trop profité de leur pouvoir sans veiller à le conserver ? Ou sagesse indicible que tout passe et se transforme ? Le rêve serait-il de l’ordre du masque ? La sexualité relèverait-elle de la muselière et la mort du voile ? Aborder la question sous cet angle offre une hypothèse qui ne tiendra peut-être pas la route au long court mais permettra d’évoquer quelques traits de ce qui tient l’illusion que nous soyons ou que nous ayons tout de même quelque chose dans le dire de la phrase-fiction.

Le masque – oui on sait !, personna en latin – va devenir le signifiant de l’élection collective d’une protection magique contre la menace qui traîne depuis la Chine jusqu’au confins de la terre et se développe en Europe comme le fléau d’une incompressible menace ou aubaine contre la démocratie7. Si l’on tient donc le masque du côté de la menace, nous retrouvons bien la menace ou le complexe de castration, dans son versant masculin. Une aide contre la menace de se faire castrer pour de bon, – entendons-là disparaître –, un moyen de se prémunir du sourire ou de la grimace de l’autre ou de cacher les siens ? Où la distinction même de sa facture devient un infime signe de singularité. Le commun des humains ayant des masques industriels qui représentent déjà, dit-on, une catastrophe écologique (500 ans à se biodégrader), à l’instar des plastiques de l’Antarctique. C’est aussi un étrange élément de vêture unisexe. Tous les humains sont masqués. Pas seulement les femmes musulmanes ou hindous. Les hommes, dont la menace principale et presque concrète de l’enfance pèse sur le signe extérieur de sa prétendue virilité, à savoir son pénis – le rendant par là même comme une sorte de réduction d’humain à l’« âme-kiki » – sont ramenés sans échappatoire, comme l’autre moitié de l’humanité depuis assez longtemps, à faire avec et « à la fermer ». Sage décision au fond ! Ils peuvent râler et suffoquer. Ils sont tenus au même régime que celui qui est habituellement réservé aux femmes.

Muselière disions-nous. C’est une image qui rapidement a traversé l’esprit. Il est entendu à tous les étages de la société, des restaurateurs aux services de préfecture, qu’ordres

5 Ce n’est pas un tacle mais l’élément d’un témoignage sur l’inhibition qui reste la nôtre de revenir sans cesse sur ce qui fâche et fait l’ombre, donc la lumière, de notre passion de l’ignorance de ce qui nous constitue.

6 Même origine des deux mots.

7 « Qui depuis l’antiquité a toujours revêtu la figure d’une femme battue », dit une vieille et érudite archéologue entendue un jour lors d’une émission de France Culture intitulée : « La mort de Socrate ».

et contre-ordres affluent de manière désordonnée au gré d’une rhétorique guerrière émanent d’un Conseil National de la Défense qui fait ce qu’il peut mais n’engendre pas moins une impossibilité de regarder, dire et agir autrement que par l’obéissance de la pensée au « c’est comme ça, ça va passer, pensons à autre chose ! ». Oui mais à quoi ? À faire l’amour ? À s’aimer sur le net ? À désespérer d’amour ? À passer à l’acte ? Quelle est la puissance de ceinture de chasteté qui se cache derrière cet ustensile qui pointe l’impossible partage d’un dire serein ? Un chef d’entreprise entendu dans l’entourage rapportait son essai d’organisation d’une réunion sur les méfaits du masque sur les écoliers – dont son enfant qui avait converti la contrainte en saignements de nez abondants au bout d’une semaine. Il déclarait, malgré son expérience « managériale » et le soutien de quelques-uns, qu’aucune

« espèce de solution et décision raisonnable n’avait pu être prise ». La confusion totale avait régné entre les participants, pris chacun dans leur doxa – opinion – individuelle.

Et le voile alors, lui qui appartenait et appartient encore à l’image du temple, de l’autel, des prêtres, des prêtresses et à la sphère de la féminité ? Si nous ôtons le voile, nous prenons le risque de mourir ou faire mourir l’autre. Que cache et révèle le voile ?8 Assurément il érotise l’objet. Est-ce à dire qu’il entretient un imaginaire du côté de la pulsion de vie alors qu’il désignerait la mort derrière l’érection impossible d’un symbole, d’une identité qui reste indéfiniment indéfinissable ?9 Doit-on glisser, cesser de glisser vers ce qui serait le royaume d’une identité qui ne pourrait se dire ? Peut-on se laisser à penser que le voile sur la féminité dont on ne peut presque rien dire, est la condition même de notre inconnaissance ? Faut-il aux humains jouer la mascarade perverse d’un « j’en sais quelque chose ! » pour que s’éteigne la crainte de rencontrer ce qui n’est pas nommable ?

Il semble que tous les groupes humains a minima aient vêtu les sexes des hommes et des femmes. Même revêtu, un pénis ne peut se cacher. Même dévêtu, un sexe de femme ne peut se montrer. À moins de verser dans le gynécologique ou l’abîme pornographique où la tentative de tout dévoiler jusqu’à la chair intérieure est un râle de morts-vivants à la surface du ciel.

Ai-je vraiment voulu flinguer mon père et baiser ma mère ? Être ou ne pas être ? Voir ou ne pas voir ? Être un homme ou une femme ? Devenir une femme et non le succédané d’un homme ? … Sont-ce des questions encore à l’ordre du jour ?

8 Guillaume Riedlin (et Jean-Richard Freymann …) et les dénis de la castration et de la réalité.

9 Voir ce livre magnifique et dense de Serge André « Que veut une femme ? » de 1985, (à peine quatre ans après la mort de Lacan), Folio, réédité en 2005.

On nous demande de rester masqués, de ne pas parler et d’accepter le voile. Comme dernier rempart avant la mort. C’est une farce. Je ne peux me départir de cette phrase. Même si, avec Freud, entre autres, je peux dire que je sais que l’existence n’est pas un conte de fée, qu’il n’y a pas « d’instinct et de tendance », « d’impulsion instinctive », de « pulsion » vers le bien10. Il n’y a qu’un travail sans fin et jamais achevé pour parler, construire et sublimer les pulsions de la destrudo qui broie sans cesse l’effort de civilisation et de lien de l’autre.

Il y a peu, un homme ami m’a dit sa foi en l’amour : « Nous sommes des prisonniers volontaires qui avons accepté d’expérimenter un voyage de retour vers le royaume qui est amour, une sorte de voyage que nous aurions déjà fait, en fait. Seul l’amour permet se voyage. » Délire sympathique ? Métaphore de l’acceptation d’un irrécusable qui nous soutient ?

J’emploierais pour ma part le verbe poëin, créer, qui nous a donné poésie. Le mythe de l’origine n’est pas à creuser, n’en déplaise aux mauvais curieux. Un créateur suppose dans le langage courant une origine. Nous ne sommes créateurs que lorsque nos mains nous aident à comprendre, un peu, ce que nous trouvons. Lorsque « les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux11 ». Là, pas grand-chose de romantique et surtout de complice avec ceux qui mettent la mort dans les cartes de leur jeu12.

10 Voir Sigmund Freud, 1920-25, chapitre 5 de « Au-delà du principe de plaisir », qui ne voit « aucune raison de ménager cette illusion bienfaisante ».

11 René Char, Les chants de la Balandrane.

12 Lucien Israël, « Parlez-moi d’amour », DVD disponible sur demande à la FEDEPSY.

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