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Jacques Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir (Rapport du colloque de Royaumont)

par Claude Ottmann, 19 Novembre 2020

Jacques Lacan, La direction de la cure et les principes de son pouvoir Rapport du colloque de Royaumont (10-13 juillet 1958) 1
Commentaire du Chapitre II : Quelle est la place de l’interprétation ?

Le premier rapport du colloque international de Royaumont sur « La direction de la cure et les principes de son pouvoir » publié dans La psychanalyse (vol 6, p 169) en 1961, puis dans les Ecrits en 1966, traite les questions suivantes :

  1. Qui analyse aujourd’hui ?
  2. Quelle est la place de l’interprétation ?
  3. Où en est-on avec le transfert ?
  4. Comment agir avec son être ? et se conclut par
  5. Il faut prendre le désir à la lettre

Lacan y dénonce les dérives et innovations malheureuses post-freudiennes et préconise un retour à Freud pour, de là, avancer selon ses propres innovations (notamment le rôle du signifiant) en confortant et généralisant la découverte freudienne sans la dévoyer. Nous proposons ici une lecture du second chapitre.

  1. De son tour d’horizon de l’actualité psychanalytique restitué au chapitre précédent, Lacan retient que l’interprétation y prend la moindre place et ce, non parce qu’elle serait négligée mais parce que « l’abord de ce sens témoigne toujours d’un embarras2 » : Les analystes n’ont pas réduit la place et le rôle de l’interprétation dans leur pratique, mais manifestent une gêne, comme une difficulté à définir positivement cet acte difficile qui mobilise une de leurs facultés personnelles, le sixième sens qu’il ont dû développer.

1 Note de J. Lacan « Ce rapport est un morceau choisi de notre enseignement. Notre discours au Congrès et les réponses qu’il a reçues, l’ont replacé dans sa suite. »

2 J. Lacan, Ecrits II (1966), La direction de la cure, Paris, Le Seuil, 1999, p69

Signe de cet embarras sont les précautions prises par les auteurs pour aborder l’interprétation. Ils dissèquent la parole du psychanalyste afin de séparer ce qui ne serait qu’habillage et babillage de ce qui serait l’acte noble et essentiel : la parole interprétative pure. Au point que même la mention d’un acte de résistance dans la conduite du sujet sera seulement considérée comme un dire éclairant et ne méritera pas le statut d’interprétation, tout au plus celui de confrontation.

Il faut voir les efforts de Georges Devereux pour dire par métaphore que le psychanalyste produit intentionnellement une parole ambiguë dans le but de combler un non- dit qui pourtant ne se révèle qu’après coup, et qu’à l’analysant (et seulement dans les cas heureux). En effet, seul le dire du sujet consécutif à l’interprétation offerte par le psychanalyste peut informer ce dernier de l’existence, maintenant révolue, de ce non-dit.

Alors n’est-ce pas la retenue devant le dessaisissement de sa pensée, devant la mise entre parenthèses de sa subjectivité, devant le désêtre nécessaire pour cueillir les indices présents dans l’énonciation du patient, n’est-ce pas cette résistance qui conduit l’analyste à réduire et à éloigner ces moments, en les idéalisant ?

  1. Dans cette méprise est escamotée la transmutation du sujet opérée par l’interprétation efficace, justement parce qu’elle échappe au sujet lui-même, désespérément cramponné qu’il est à l’illusion de sa permanence, alors qu’en fait il a disparu pour réapparaître autre.

Seuls les concepts lacaniens de fonction du signifiant et celui de sujet désirant qui en découle permettent l’abord de cette transformation subjective ainsi opérée, précisément parce que le signifiant en tant que concept est ce qui subordonne le sujet et, qu’en l’occurrence, un signifiant particulier le subornait avant la coupure libératrice de l’interprétation.

L’interprétation consiste donc à repérer dans la diachronie des répétitions inconscientes ce quelque chose qui manque dans la synchronie de la batterie signifiante du sujet et à l’y introduire afin que ce dernier puisse faire traduction et écriture de sa répétition qui, du fait d’être enfin écrite dans le langage, d’être symbolisée, n’aura plus à se répéter symptomatiquement. Il s’agit là de fournir au psychanalysant (comme naguère ses parents l’ont fait pour l’enfant qu’il était) les armes du langage avec lesquelles il pourra s’approprier un bout de réel en l’inscrivant dans le symbolique, c’est-à dire en ajoutant un point de capiton entre le réel et sa réalité psychique.

Faute de disposer du concept de signifiant, Edward Glover « trouve l’interprétation partout3 » quand il questionne rigoureusement son expérience, sans voir que c’est le signifiant qui se trouve à l’œuvre dans tous les exemples listés, même celui ou ceux figurant dans l’ordonnance médicale ! Ignorant de l’autonomie et du pouvoir du signifiant, Glover va à rebours au-delà de la genèse du symptôme, attribuant au sujet lui-même la formation du symptôme fondamental dont il est issu ! Dans ce dévoiement, l’interprétation analytique est homologuée à la compréhension, à la signification, et du coup se retrouve « en tout ce qui se comprend, à tort ou à raison4 ».

  1. Mais ce n’est pas ce que dit Freud et « pour se mettre à son heure, il n’est pas superflu d’en savoir démonter l’horloge5 » pour y deviner… l’engrenage des signifiants.

Car la psychanalyse lacanienne est la discipline des modes d’effet du signifiant dans l’avènement du signifié, la possibilité de créer ou de déplacer du signifié par le seul jeu des signifiants, jeu réglé par les figures principales que sont la métonymie et la métaphore. Elle est donc la seule qui permet de soutenir que l’interprétation (la proposition d’ajouter un signifiant manquant dans la batterie signifiante du sujet) peut produire un effet qui prend pour le sujet la forme d’une révélation.

La signification n’émane pas plus de la vie biologique que le phlogistique ne s’échappe des corps en combustion ; elle est le résultat d’une combinaison de la vie – les lois de la matérialité biologique- avec quelque chose qui lui est étranger, à la façon dont l’atome d’oxygène (le comburant) est étranger au corps qu’il prend en combustion. Pour la signification, le partenaire étranger et invisible est de plus immatériel : c’est le signifiant qui, dans sa fonction de maniement du signifié par la coupure et la scansion, confère à l’ordre symbolique la capacité de supporter des impossibles du réel et de l’imaginaire, tels que la négation et l’absence.

C’est encore la sagacité de Freud qui nous a livré l’épisode originel, ce premier pas vers le symbolique d’un enfant travaillé par la répétition des absences de la mère. Comment faire avec l’absence alors que rien dans le réel ne la présentifie et que le principe de plaisir et la mémoire, tous deux alliés, taraudent le trou du manque, faute de pouvoir par leur seule tension y placer autre chose qu’une hallucination systématiquement rejetée par le principe de réalité.

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Fort et Da sont dans ce cas les premiers signifiants (à la prononciation encore approximative) qui permettent par la scansion et par leur alternance d’articuler les deux états possibles du sujet – plaisir et déplaisir- face à une seule et même chose réelle : les besoins biologiques vitaux (homéostase) qui, pour un nourrisson, ne sont jamais satisfaits qu’en présence de la mère dans sa fonction de dispensatrice de soins.

Par cette activité, l’enfant montre aussi que l’objet utilisé (la bobine liée au fil) n’a pour lui aucune importance, qu’il s’agit bel et bien d’une activité symbolique et que son plaisir ne dépend pas de la qualité de la prononciation (car il ne s’adresse pas encore à un petit autre, il ne parle qu’à lui-même, ou mieux, à la cantonade, c’est-à dire au grand Autre). Ce qui importe dans cette activité primordiale, c’est le capitonnage de l’imaginaire au symbolique par la conjonction des deux alternances : perception ou non de la présence maternelle (dans le champ imaginaire donc) et scansion Fort-Da (dans le symbolique). Lacan y voit un « point d’insémination d’un ordre symbolique qui préexiste au sujet infantile et selon lequel il va lui falloir se structurer6 ».

  1. Le bien-fondé d’une interprétation se lit dans le matériel que fournit l’analysant par la suite : Qu’il soit confirmation ou dénégation, dans les deux cas il s’agit a minima d’un accusé de réception qui prouve que l’interprétation a fonctionné. C’est quand l’analyste est dévoyé par sa résistance qu’il prend la dénégation de l’analysant pour une résistance, malgré l’enseignement de Freud sur la Verneinung. « Il n’y a pas d’autre résistance à l’analyse que celle de l’analyste lui-même ». (p 72)
  2. « Le grave, c’est qu’avec les auteurs d’aujourd’hui, la séquence des effets analytiques semble prise à l’envers » : L’interprétation serait utile dans une phase préliminaire pour aider le patient à entrer dans le dispositif analytique, mais ensuite, place à un dialogue franc dans lequel « on » se comprendrait, « par le dedans », ajoute ironiquement Lacan. C’est ce qui se produit quand l’analyste, par peur de décevoir son patient oublie d’en satisfaire la demande d’analyse, parce qu’il n’a pas surmonté la relation duelle et « comment la surmonterait-il s’il en fait l’idéal de son action7 ? ». Certes, pour les psychanalystes aussi,

« primum vivere », mais faire venir un patient en son cabinet ne suffit pas à instaurer la relation analytique !

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  1. Alors le transfert devient la sécurité du psychanalyste et l’interprétation se trouve cantonnée à celle du transfert. « Je ne suis pas votre père » n’est qu’une interprétation périphérique qui rate son terrain d’action, qui ne permet pas de serrer le symptôme de plus près et ruine le bénéfice transférentiel que l’analyste qui maîtrise son art aurait pu investir dans l’opération analytique c’est-à-dire dans la réduction du symptôme. L’interprétation se résorbe alors dans le travail du transfert qui sert d’alibi à « l’insistance qui ouvre la porte à tous les forçages, mis sous le pavillon du renforcement du moi8 ». Ce qui revient à ajouter des forçages à ceux existant déjà chez le sujet, précisément ce que Freud a refusé en se détournant de l’hypnose.
  2. C’est parce qu’ils ont eux-mêmes modifié au fil du temps la séquence freudienne des effets analytiques que les post-freudiens en viennent à critiquer leur maître9. Pourtant ce dernier, dès le début de la cure et au risque de déplaire, amène le patient à un constat probablement désagréable mais nécessaire pour obtenir le déplacement subjectif de la belle âme qui vient se plaindre à lui. Il faut bien qu’elle constate et qu’elle admette, cette belle âme, qu’elle est partie prenante à son insu dans les causes de l’objet de sa plainte (c’est un premier pas vers la reconnaissance de l’inconscient et l’instauration de la relation analytique). Ainsi Freud commence par confronter l’homme aux rats à son réel afin qu’il s’y situe,

cela même si le symptôme augmente temporairement, et il oblige Dora à voir qu’elle contribue à créer la situation dont elle se plaint : Il avait constaté que c’est tout à fait autre chose que le rapport d’un Moi au monde qui est en jeu, que le transfert fonctionne et, ayant auparavant repoussé la suggestion dans sa forme hypnotique, il se retient de la réintroduire sous une autre forme.

Ce temps d’arrêt inscrit dans sa méthode lui permet de voir que c’est dans la supposition de son savoir que réside son pouvoir, et qu’il est préférable de ne pas l’utiliser à condition …de savoir s’en servir. « A partir de ce moment ça n’est plus à celui qu’il tient en sa proximité qu’il s’adresse, et c’est la raison pourquoi il lui refuse le face à face10 ».

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9 La critique de Lacan s’adresse aussi indirectement à Freud, leur maître qui n’a pas su préparer et choisir ses héritiers. Citons-le simplement dans sa leçon du 23 mars 1960 (Séminaire L’éthique de la psychanalyse) parlant de Freud dans ses fonctions de père « Aussi bien, là où il est vraiment le père, notre père à tous, le père de la psychanalyse, qu’a-t-il fait, sinon de la laisser aux mains des femmes, et peut être aussi des maîtres-sots ? Pour les femmes, réservons notre jugement –ce sont des êtres pleins de promesses, au moins en ceci qu’elles ne les ont point encore tenues. Pour les maîtres-sots, c’est une autre affaire ».

10 J. Lacan, p74. Notons que la pratique des séances par téléphone ou par l’internet imposée par le confinement sanitaire au printemps 2020 a conduit la communauté psychanalytique à constater, parfois avec étonnement, que la cure pouvait se poursuivre sans la mise en présence des corps. Ainsi se pose maintenant à elle la question

L’effet de cet effacement de l’analyste aux yeux de l’analysant est perceptible dans la hardiesse des interprétations quasi divinatoires (mantiques dit Lacan) que produit alors Freud, en ce sens qu’elles ne portent plus seulement sur le sujet mais aussi sur sa préhistoire (par exemple l’influence supposée des conditions du mariage de ses parents sur l’homme aux rats). Mais cette bizarrerie est déjà assez banalisée au moment où il dénonce le Trieb (à traduire par tendance et non par instinct, Lacan le rappelle à ce moment) pour que ce que le Trieb implique en soi d’un avènement du signifiant reste masqué. C’est pourquoi l’inventive intuition de Freud sur la cause de l’interdiction paternelle du mariage de l’homme aux rats est à la fois inexacte dans les faits car démentie par la chronologie (le patient n’était pas né au moment du pacte patrimonial et social que fut le mariage de ses parents et ce n’est qu’après le décès du père qu’il en apprend les détails par sa mère11), et vraie dans sa signification puisque le dilemme entre le « mariage d’amour » et le « mariage de raison » se trouve transposé à la génération suivante par le fait du grand Autre qui, nous le savons maintenant, dans la névrose obsessionnelle se trouve bien à être porté par un mort (ici le père).

  1. Lacan précise ici que ce n’est pas pour l’intérêt du cas ni pour l’issue de son analyse qu’il choisit l’exemple de l’homme aux rats, mais pour la façon dont Freud dirige cette cure, en distinguant les trois temps successifs et ordonnés ainsi :
    1. Rectification des rapports du sujet avec le réel,
    2. Transfert,
    3. Interprétation

et conclut : « La question est maintenant posée de savoir si ce n’est pas de renverser cet ordre que nous avons perdu cet horizon12 » d’où Freud nous appelait.

  1. C’est avec le cas du faux plagiaire présenté par Ernst Kris que Lacan veut illustrer la confusion que recèlent les innovations des post-freudiens censées normer et légaliser la poursuite de la marche freudienne. Il s’agit, nous dit Lacan, d’un « sujet inhibé dans sa vie intellectuelle et spécialement inapte à aboutir à quelque publication de ses recherches, -ceci

suivante : Si la présence du corps sensible, du corps intuitif de l’analyste n’est pas indispensable, quelle est la dimension, la « partie » de l’analyste qui est mise à contribution et qui œuvre sans être empêchée par la médiation réductrice du téléphone ou de l’internet ?

11 S.Freud, Cinq psychanalyses (2008), Quadrige Puf, 2014, p335

12 J. Lacan, Ecrits II p75

en raison d’une impulsion à plagier dont il ne semble pas pouvoir se rendre maître. Tel est le drame subjectif13. »

Melitta Schmideberg avait entrepris l’analyse de ce patient avec l’hypothèse de la récurrence d’une délinquance infantile (il volait des sucreries puis des livres ? Eh bien maintenant ce sont des idées !) Quand Kris prend la suite, c’est avec une méthode dite « de la surface à la profondeur » étayée par la psychologie de l’Ego. En « surface » il voit ce que son patient lui dit : « la compulsion à prendre les idées des autres -le plus souvent celles d’un jeune et brillant collègue (un ami intime) avec qui il passe, dans un bureau voisin du sien, des journées entières à discuter14 ». Mais l’examen d’une publication convainc Kris du contraire et « s’étant assuré que son patient n’est pas plagiaire quand il croit l’être, il entend lui démontrer qu’il veut l’être pour s’empêcher de l’être vraiment15… » c’est-à dire qu’en sa

« profondeur » il choisit de se croire plagiaire pour stimuler les défenses qui l’en empêcheront sûrement.

Fût-elle juste, la démarche de Kris laisse malgré tout voir d’une part le détour hors symbolique qu’elle emprunte pour vérifier les dires du patient (la réalité du plagiat) et pour corriger la réalité exposée par lui, et d’autre part le raccourci final qui va laisser le patient sur sa faim : lui montrer qu’il appelle les pompiers avant le début d’un feu pour empêcher un incendie ne lui fait pas comprendre qu’il est pyromane ni pourquoi il l’est, mais tout au plus pourquoi il se voudrait pompier ! « C’est ce qu’on appelle analyser la défense avant la pulsion, qui [dans le cas du faux plagiaire] se manifeste dans l’attrait pour les idées des autres ».

L’erreur est de croire en une matrice commune à la pulsion et à la défense, de croire qu’elles émanent d’un même lieu ou qu’elles sont concentriques comme dit Lacan, alors que la réponse du patient, qui a valeur d’acting out à interpréter, dit que ses idées lui viennent d’ailleurs, que ce sont les idées d’un autre.

En effet, le matériel produit à la suite de l’interprétation de Kris contredit cette dernière : ce n’est ni une confirmation ni une dénégation mais un hint (une insinuation, une allusion, une indication) qui aide Lacan à interpréter à son tour : lorgner sur les menus affichés l’annonce de son plat favori (des cervelles fraîches) au sortir de la séance, c’est chercher après le repas la moutarde qui y a manqué. Apparemment, le condiment servi par Kris n’était pas satisfaisant, il était peut être cohérent avec la réalité de l’analyste mais pas

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14 Ernst Kris, Paru dans Psychoanalytic Quarterly, XX, 1, janvier 1951, p15-30, Trad. par J. Adam

15 J. Lacan, La direction de la cure, p74

avec celle de l’analysant, qui tente alors de le faire savoir à l’analyste. « J’entérine l’acting- out comme équivalent à un phénomène hallucinatoire du type délirant qui se produit quand vous symbolisez prématurément, quand vous abordez quelque chose dans l’ordre de la réalité et non à l’intérieur du registre symbolique16 ».

Finalement, que dit le faux plagiaire avec son fantasme de comestible ? « Le patient simplement fait signe à Kris : Tout ce que vous dites est vrai, simplement ça ne touche pas à la question, il reste les cervelles fraîches. Pour bien vous le montrer, je vais aller les bouffer en sortant, pour vous le raconter à la prochaine séance17 ». En le formulant de la sorte, Lacan nous fait apparaître la valeur indicative du geste du patient, plus précisément qu’il s’agit d’un acting-out18 qui demande à être (bien) interprété. « [..] c’est ainsi que réagit la dimension propre du sujet chaque fois que l’intervention essaye de la collapser, de la comprimer dans une pure et simple réduction aux données que l’on appelle objectives alors qu’elles ne sont que cohérentes avec les préjugés de l’analyste19 ».

Nous pourrions continuer sur la voie de Kris : Peut-être le patient voudrait-il un cerveau neuf, plus performant car, comme son père, il s’est trouvé éclipsé par la brillance intellectuelle de son Grand père, un éminent savant, au point de ne plus oser assumer aucune idée ? Le cerveau performant pourrait aussi faire métaphore dans le conflit œdipien avec son père (voir le jeu « qui a le plusgros poisson ? » à l’âge de 5 ans, précisément l’âge auquel le garçon doit renoncer à la rivalité sexuelle avec le père), mais Lacan repousse cette hypothèse : « Rien à frire ! ». Et pourtant, un rêve apporté à Kris suggère un tel déplacement du sexe vers les idées : un combat entre le père et le fils où les livres sont des armes et où les livres perdants sont avalés…

16 J. Lacan, Le Séminaire, Les psychoses, Paris (1981) Le Seuil, 1981, séance du 11/01/1956, p. 93

17 J. Lacan, Le Séminaire, L’angoisse, Paris (19xx) Le Seuil, 19xx, séance du 23/01/1963, p. 69

18 Rappelons que passage à l’acte et acting out sont les traductions française et anglaise du même mot Agieren utilisé par S.Freud. J. Lacan utilise ces deux locutions pour distinguer deux évènements différents. Du Dictionnaire de la psychanalyse d’Elisabeth Roudinesco et de Michel Plon nous extrayons : « Dans le vocabulaire psychiatrique français, l’expression passage à l’acte met en évidence la violence d’une conduite par laquelle le sujet se précipite dans une action qui le dépasse : suicide, délit, agression. C’est en partant de cette définition que J. Lacan, en 1962-1963, dans son séminaire L’Angoisse, instaure une distinction entre acte, acting out et passage à l’acte [..] Selon lui, l’acte est toujours un acte signifiant qui permet au sujet de se transformer après-coup. L’acting out est au contraire non pas un acte, mais une demande de symbolisation qui s’adresse à un autre. C’est un coup de folie, destiné à éviter l’angoisse. Dans la cure, l’acting out est le signe que l’analyse se trouve dans une impasse où se révèle la défaillance du psychanalyste. Il ne peut être interprété, mais il se modifie si l’analyste l’entend et change de position transférentielle. Quant au passage à l’acte, il s’agit chez Lacan d’un « agir inconscient », un acte non symbolisable par lequel le sujet bascule dans une situation de rupture intégrale, d’aliénation radicale. Il s’identifie alors à l’objet petit a, c’est-à dire à un objet exclu ou rejeté de tout cadre symbolique. Le suicide pour Lacan, se situe du côté du passage à l’acte comme en témoigne la manière même de mourir en quittant la scène par une mise à mort violente : saut dans le vide, défenestration, etc. »

19 J. Lacan, Le Séminaire, Le désir et son interprétation, Paris (19xx) Le Seuil, 19xx, séance du 01/07/1959, p. 568

Voyons que ce seront élucubrations sans fin car fruits des préjugés et du raisonnement de l’analyste (par exemple, pour Kris, la contrainte des convenances : « cela ne se fait pas »), alors que l’interprétation analytique est locale (sur un signifiant), hors signification (l’analyste ne sait pas le sens qu’elle peut prendre pour l’analysant) et forcément équivoque (la vérité ne peut que se mi- dire).

« Vous êtes à côté » disent le plagiaire et Lacan. « Anorexie mentale » avance ce dernier, dans « son sens propre » précise-t-il : Dans l’anorexie mentale, ce n’est pas l’activité de manger ou de voler qui est refusée, niée ou interdite, mais son objet (en général la nourriture, ici les idées) qui se trouve symboliquement annulé, annulation que seul le symbolique peut opérer. « Ce dont il s’agit dans le détail, c’est que l’enfant mange rien, ce qui est autre chose qu’une négation de l’activité. De cette absence savourée comme telle, il use vis-à-vis de ce qu’il a en face de lui, à savoir la mère dont il dépend. Grâce à ce rien, il la fait dépendre de lui20 ». Paradoxalement « c’est l’enfant que l’on nourrit avec le plus d’amour qui refuse la nourriture et joue de son refus comme d’un désir »

De même, notre plagiaire « vole rien. Et c’est cela qu’il eût fallu faire entendre. Tout à l’inverse de ce que vous croyez, ce n’est pas sa défense contre l’idée de voler qui lui fait croire qu’il vole. C’est qu’il puisse avoir une idée à lui, qui ne lui vient pas à l’idée, ou ne le visite qu’à peine21 ». Ce n’est pas un cerveau neuf et performant qui est visé par la métonymie des cervelles fraîches, mais un cerveau vierge, vide d’idées car il ne peut pas assumer de faire siennes celles qui l’habitent (une sorte de forclusion de la pensée autonome, forgée par le grand-père omniscient), raison pour laquelle il dit les avoir volées.

Apparaît alors cruellement l’équivoque involontaire de Kris « Il n’y a que les idées des autres qui sont intéressantes, ce sont les seules qui soient bonnes à prendre22 ». Ni lui ni son patient savaient que l’aliénation par le langage fait que pour tous les parlêtres « Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre » et que la subornation par un signifiant peut faire que pour un parlêtre, ses idées sont les idées de l’Autre.

Ultime pique de Lacan vers Kris pour lui rappeler que la rectification subjective pratiquée par Freud « part des dires du sujet, pour y revenir, ce qui veut dire qu’une interprétation ne saurait être exacte qu’à être… une interprétation » non une hypothèse ou une déduction raisonnée. S’il faut écarter l’esprit géométrique pour l’interprétation, il faut écarter

20 J. Lacan, Le Séminaire, La relation d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, séance du 27/02/1957, p. 185

21 J. Lacan, La direction de la cure, p77

22 Ernst Kris, Paru dans Psychoanalytic Quarterly, XX, 1, janvier 1951, p15-30, Trad. par J. Adam

aussi la polarité surface-profondeur, car elle mobilise la distance et le raisonnement pour l’investigation.

C’est dans la topologie des surfaces que Lacan prendra ses référents plus tard, en particulier avec la bande de Moebius, la surface qui réunit son avers et son envers dans une face unique : exit la spéléologie !

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