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Improvisation libre – et préliminaire – sur un « savoir clinique »

par Cyrielle Weisgerber, 22 Avril 2020

Mon rapport au savoir n’a jamais été simple. Très bonne élève longtemps – celle qui sait dire au prof ce qu’il veut entendre… – lorsque cela a lâché, cela (une analyse a quelques effets), lorsque cela a lâché j’ai été bien empêtrée face à la question du savoir.
Empêtrée doublement – dans le champ analytique le savoir n’est pas révéré, mais questionné, reconnu et mis à distance dans son versant de connaissance paranoïaque (au fond c’est un délire que de croire savoir), déjoué sur son versant de prise de pouvoir, jouissance indue, articulé sous forme de « savoir-faire », technique plutôt que science (technè, artisanat, art…).

Il y a quelques jours, après la première consultation d’un jeune homme, je me disais pourtant que nous nous soutenons d’un certain savoir, un savoir sur la clinique, un savoir entendre la clinique. Un « savoir-entendre » qui se construirait comme un savoir-faire, qui se construirait à travers la pratique – doublée de l’étude et de la transmission.
Ce n’est pas une découverte, cela, mais je le reformule tel que cela s’est formulé pour moi : il me semble que ces moments de pensée éclairants « pour soi », peuvent être éclairants pour d’autres, du moins je l’espère.
Il est besoin d’un « savoir clinique », me disais-je – le jeune homme avait parlé longuement, son monde commençait à se dessiner autour de moi qui l’écoutais, vastes échafaudages complexes, j’essayais d’en entendre la trame, de repérer les poutres et piliers, et soudain cauchemars terrifiants – sans une forme de « savoir-entendre cela » on se noie dans l’angoisse, ou prend ses jambes à son cou.
Et ce n’est qu’un exemple rapide et « simple ».

J’aimerais préciser quelques traits de ce « savoir clinique ».
Je commencerai aujourd’hui par une improvisation libre sur une question venue comme une inspiration – autres traits à suivre.
Une question, qui me vient autour de ce savoir sur la clinique… est-ce que c’est de la poésie ? Entre le poète qui crée et le psychanalyste qui entend, est-ce le même mouvement ?
La poésie invente une forme de la vérité de l’être humain. Le poète crée une certaine forme, qu’il ne choisit pas. Une forme de la vérité humaine.
Le psychanalyste, lorsqu’il entend, entend la forme que prend la vérité de l’être humain pour la personne qu’il écoute. Une forme, cette forme-là précisément, celle qui dépend de l’analysant – et de l’analyste, aussi...
Dans le mouvement de l’analyste qui entend une certaine vérité, dans le mouvement du poète qui crée une certaine vérité, quelque chose se rejoint.
Le poète crée une certaine vérité qui s’impose à lui – on appelle cela l’inspiration. Le poète n’invente pas n’importe quelle vérité, il ne peut pas les inventer toutes, il ne les choisit pas. La vérité qu’il invente dépend de lui – « qui il est », dépend de la matière qui frémit pétille se tord bouillonne en lui.

J’écris « la vérité », je devrais écrire « une forme de la vérité de l’être humain, une forme particulière, singulière ».
La vérité (« une forme de la vérité ») qu’entend le psychanalyste dépend de celui qu’il écoute, l’analysant, est celle de l’analysant – la matière qui frémit pétille se tord bouillonne en lui. Dépend de celui qui écoute, aussi, de sa façon d’écouter, se construit aussi dans la façon de l’entendre. Dans ce mouvement de pouvoir entendre une forme de la vérité, qui ne fait toujours que se mi-dire, quelque chose de similaire au mouvement du poète. Tendre l’oreille vers la vérité de l’autre qui parle, tendre l’oreille vers la vérité qui s’écrit, tendre la plume vers la vérité qui s’écrit, le même mouvement, je veux dire, même forme de mouvement, même envolée.

Il y a comme de la magie dans la vérité indicible qui se signifie, et s’entend – ce n’est pas de la magie, c’est de la technique, relisons Freud1, relisons Lacan2, c’est un certain « savoir clinique », ou « savoir entendre » ?
Comme il y a comme de la magie dans la rencontre impossible pourtant rendue « possible », ou plutôt « réalisée » malgré son impossible, « incarnée » un instant : un doigt tendu de l’un vers l’autre3, et de l’autre vers l’un, nous allons nous toucher, nous nous touchons nous touchons presque ne pouvons pas nous étreignons, magie de la rencontre alors qu’impossible de la rencontre – incommunicabilité et solitude radicale de l’humain. Nous nous manquons toujours nous ratons toujours nous méconnaissons toujours, solitude radicale – pourtant les doigts se sont touchés les mains se sont frôlées, la parole de l’autre m’a fait trembler de sa vérité, les corps les pensées se sont enlacés, magie douceur incandescence douleur, une rencontre.

Je mélange les registres dans ce dernier paragraphe, entendre l’autre dans le cadre d’une analyse et la rencontre de l’autre hors analyse : ce qui concerne le cadre d’une analyse : « ... la parole de l’autre m’a fait trembler de sa vérité... ».

*****

Post Scriptum : le premier aspect de mes réflexions sur « un savoir clinique » aura été : entendre une forme de la vérité qui se signifie, est-ce de la poésie ? L’un des prochains aspects sera peut-être : il est besoin d’une certaine construction des connaissances cliniques : pour ne pas nous perdre et errer sans fin dans les mondes érigés par la parole de nos analysants, il nous faut avoir repéré quelques rouages de la psyché, disposer d’une cartographie des rouages de la psyché. Serions-nous alors... entre poésie et savoir ?...

1 S. Freud, La technique psychanalytique, PUF, 1953.

2 J. Lacan, « Variantes de la cure-type », dans Écrits, Éditions du Seuil, 1966.

3 Je me rappelle, l’image des doigts tendus l’un vers l’autre : Lacan utilise une métaphore de la main tendue vers la flamme pour parler de l’amour (dans le Séminaire Le transfert, 1960-1961). Un écho à l’une de nos thématiques actuelles, « amour et transfert » (J.-R. Freymann, Amour et transfert, Éditions Arcanes-érès, 2020).

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