Au regard de l’évolution contemporaine des discours et des mécanismes psychiques, j’aimerais ici insister sur un point qui me semble particulièrement important. Tout un ensemble de discours collectifs avancent de nos jours que la psychanalyse sous sa forme actuelle serait « dépassée » – souvent pour justifier sa minoration institutionnelle. Or cela ne me semble pas juste.
En effet, s’il s’avère que la psychanalyse a pu souvent être dénaturée et devenir dogmatique, et ainsi perdre en créativité, cela n’est heureusement pas toujours le cas. Elle existe aussi de nos jours sous une forme rigoureuse et créative (ce qui est la même chose). Dans ce cas-là, je dirais qu’elle se centre sur la création d’un lien de parole qui crée la situation analytique en tant que telle[1]. Sous cette forme, la psychanalyse élabore sur les critiques qui lui sont adressées. De plus, elle remet au travail ses apports, afin de prendre en compte les subjectivités sous leur forme contemporaine.
Dès lors, la psychanalyse a une très grande efficacité subjectivante, comme nous le constatons en pratique. Pour peu que le processus analytique se mette en place, du fait d’un positionnement fécond de l’analyste, dans le sens de la création du lien de parole et de la situation analytique. Bref, la psychanalyse en soi n’est pas « dépassée », et il s’agit de mieux la faire connaître sous sa forme véritable, créative.
Dans ce cadre, la minoration institutionnelle actuelle de la psychanalyse acquiert à mon sens la signification suivante. Il s’agit, dans les institutions, d’empêcher le lien de parole nécessaire au sujet, ne pas laisser exister la parole, et particulièrement pas le lien de parole ni la parole sous leurs formes psychanalytiques. Ce afin que la psychanalyse ne risque pas de sortir les sujets et les institutions de leurs routines, ni d’un ennuyeux confort. Ce confort étant lié à une logique d’adaptation et de sécurité, et au déploiement désubjectivant de la compulsion de répétition, qui vont de pair. Bref, la psychanalyse est institutionnellement souvent mise de côté pour ne pas qu’elle risque d’apporter du nouveau au niveau du lien de parole, et dès lors ni subjectivement ni collectivement.[2]. Voilà à mon sens la principale raison de la minoration de la psychanalyse. Ce même si, en même temps, la forme dénaturée, dogmatique, qu’elle peut prendre, la dessert. Cela, bien sûr, il faut aussi le constater.
Sur le fond, nous avons affaire au malaise dans la culture sous sa forme contemporaine. Tel que je l’appréhende : nous avons affaire aux forces subjectives et collectives allant contre la subjectivation et contre le lien de parole et la parole en général. Ce malaise dans la culture, la psychanalyse permet de l’appréhender de manière tragique.
Il reste qu’au regard de ce que nous dit la tradition philosophique, ce rejet de la parole et du lien de parole, que nous constatons aujourd’hui, n’a rien de nouveau. Déjà, Levinas, en 1961, dans Totalité et Infini, posait les questions vertigineuses de l’« antilangage » et de la dystopie d’un « monde absolument silencieux ». En effet, considérant que « le monde est offert dans le langage d’autrui » – dans le lien de parole avec l’autre –, Levinas repérait déjà dans nos sociétés une tendance vers le déploiement de l’« antilangage », du « monde absolument silencieux ». Ici, dit-il, « l’interlocuteur a donné un signe, mais s’est dérobé à toute interprétation »[3] – et à tout lien de parole.
Et j’aimerais en ce point insister sur le rejet du geste d’interprétation, alors que l’interprétation introduit du subjectif, du singulier, puisque le sujet s’y autorise de sa propre lecture, de sa propre parole, du lien de parole, marqué par la séparation, qu’il a avec l’autre.
Ici, nous dit encore Levinas, dans ce monde absolument silencieux, règne le « pur spectacle », la « pure objectivité », qui en son fond est un rire « ricanant », et qui relève du sarcasme et non de l’humour, un « rire qui cherche à détruire le langage »[4]. En termes psychanalytiques : ici se déchaîne le surmoi en ce qu’il enjoint le sujet à se taire, à ne déployer ni parole ni lien de parole[5].
Plus encore, Foucault, en 1971, avançait que, derrière la prolifération apparente des discours de surface, « il y a sans doute dans notre société (…) une profonde logophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contre cette masse de choses dites, contre le surgissement de tous ces énoncés, contre tout ce qu’il peut y avoir là de violent, de discontinu, de batailleur, de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnement incessant et désordonné du discours »[6]. Le coup de génie de Foucault étant de montrer que cette logophobie trouve largement sa source dans les institutions, dans la manière dont les institutions en Occident sont historiquement construites et envisagées.
Ainsi, ces deux grands philosophes, de deux manières différentes, ont repéré dans l’histoire de nos sociétés occidentales le rejet de la parole – et du lien de parole –, que Foucault a situé au niveau institutionnel et collectif[7]. Et nous pouvons constater de nos jours le fait que cette logophobie et ce rejet du lien de parole se déploient de manière encore plus extensive qu’à leur époque, particulièrement dans ce que l’on appelle le champ du soin psychique.
Rien d’antimoderne dans mon propos. Dans l’histoire de l’Occident, la logophobie est plus ou moins dominante suivant les époques, cela fluctue. Plus encore, c’est à mon sens en bonne partie la logique institutionnelle, liée aux relations de pouvoir dans les institutions, qui déploie cette logophobie, réprime la parole et le lien de parole. De plus, cette logique institutionnelle logophobe, existante à l’époque de Lévinas et de Foucault – et de Lacan –, s’est bien depuis (et comme à d’autres époques) étendue, s’en prenant aux niches qui existaient à leur époque.
Ainsi, l’accélération de nos rythmes d’existence[8], liée à cette logique institutionnelle, arrive dorénavant souvent (pas toujours heureusement) à imposer une accélération de notre relation au langage, un court-circuitage de la parole, à empêcher toute durée permettant le parole et lien de parole – et le sujet se constitue dans le lien de parole.
Et face à cette logophobie et ce défaut de lien de parole[9], lorsque, dans la cure, l’analyste pose un lien de parole et qu’il donne la parole à l’analysant, il arrive régulièrement (pas toujours bien sûr) que la parole surgisse, spontanément, et que, dans la cure, pour peu que l’analyste se positionne en ce sens, il soit possible d’en faire une demande au sens psychanalytique.
Plus encore, le phénomène contemporain du défaut et du rejet de lien de parole dans les institutions, je crois que c’est quelque chose que beaucoup de nos contemporains appréhendent. Avec la dite « crise du Covid », s’est en effet à mon sens révélé au grand jour le fait que les institutions contemporaines rejettent le lien de parole. Et cela est maintenant allé si loin en ce sens que, par contrepoint, contradictoirement, les demandes de parole, de lien de parole, affluent. En effet, culturellement, il faut à mon sens noter qu’une bonne partie de nos contemporains refusent la logophobie, refusent le défaut de lien de parole. J’en veux pour preuve les éléments suivants. Avant tout, les demandes aux « psys », et particulièrement aux psychanalystes, affluent. L’intérêt en France pour la série « En Thérapie », malgré ses imperfections, témoigne aussi de cela. Plus encore, les nouvelles formes de problématiques discursives et psychiques liées aux revendications sociales contemporaines sous leurs formes collectivement ouvrantes[10], comme elles le disent d’ailleurs souvent, relèvent aussi régulièrement, au niveau subjectif comme au niveau social, d’une demande de parole et de lien de parole. Et ces demandes de parole et de lien de parole étayées sur ces revendications sociales et politiques, peuvent, si elles se déploient dans la cure, être écoutées de manière psychanalytique. Et ainsi elles peuvent être déplacées du social au subjectif. Sans que cela annule la fécondité de ces revendications en termes de reconnaissance sociale et politique. Juste, la psychanalyse se situe sur un autre plan, plus lié à la parole subjective, plus lié au un à un du lien de parole, que le plan de la reconnaissance sociale et politique. Partant, elle essaie dès lors de faire entendre les questions de la parole subjective et du lien de parole dans le social et dans le politique, afin d’ouvrir ceux-ci dans ce sens.
Bref, parmi différents facteurs contemporains expliquant les formes nouvelles de mécanismes psychiques et de discours, pèsent à mon sens particulièrement : le fait que le lien de parole est empêché dans les institutions, du fait de la logophobie qui y règne le plus souvent (pas toujours heureusement) ; mais aussi l’appréhension de nombres de nos contemporains concernant ce défaut de lien de parole et cette logophobie. C’est un point important à relever cliniquement il me semble, pour nous positionner dans le bon sens. En regard de cela, si l’analyste se concentre sur la création d’un lien de parole – qui est donc souvent souhaité –, et ainsi sur la création de la situation analytique, eh bien les choses peuvent s’ouvrir, et même s’ouvrent assez régulièrement.
Pour ma part, je vois dans les nouvelles formes de discours et de mécanismes psychiques, une nouvelle forme de demande[11], et même une nouvelle forme de possibilité de demande. À mon sens, cela implique, du côté du psychanalyste, une forme renouvelée de l’écoute analytique[12], centrée sur la création du lien de parole. Sous sa forme créative, centrée sur la création du lien de parole, et plus encore – comme la psychanalyse permet de le constater et de l’éclairer – sur la création du lien symbolique entre l’analysant et l’analyste, et donc sur la création de la situation analytique, eh bien la psychanalyste a une grande efficacité subjectivante.
La question est alors de savoir comment l’on peut envisager cette question de la création du lien – symbolique – de parole, et de la situation analytique. C’est de cette question dont je traite dans le texte suivant, comme j’y traite plus en profondeur notre situation discursive et psychique contemporaine.
- Voir particulièrement JRF, Naissance du désir ; Eloge de la perte*** ↑
- Sur ce point, ce que dit Israël n’a pas pris une ride L. Israël, Boiter n’est pas pécher*** ↑
- E. Levinas, Totalité et infini, p. 90-94. ↑
- E. Levinas, Totalité et infini, p. 90-94. ↑
- Tel que le psychanalyste Didier-Weill, d’ailleurs en lecteur de Levinas le montre A. Didier-Weill, Les Trois temps de la loi ; Qu’est-ce que le surmoi ? ↑
- M. Foucault, L’ordre du discours, p. 92-3. ↑
- C’est une longue histoire que la haine du langage et de la parole : pour des éléments concernant cette question, voir l’admirable ouvrage du linguiste allemand J. Trabant, Humboldt ou le sens du langage. ↑
- B. Stiegler, H. Rosa***, coreen*** ↑
- Sur cette question du lien de parole et du défait de lien de parole, je suis aussi marqué par les travaux de Winnicott, que j’élabore de manière personnelle. Winnicott parle pour sa part de déprivation*** ↑
- En même temps qu’il existe aussi des revendications contemporaines prenant une forme fermante et produisant une nouvelle forme de conformisme, avec ses excès problématiques – ce qui d’ailleurs sans doute reconduit une logophobie. Sur cette question des revendications contemporaines, voir Benjamin Lévy, L’ère de la revendication,*** particulièrement p. 37-41 . J’ajouterai à cela Honneth*** ↑
- C’est ce que propose André Michels dans ses récentes réflexions. Ainsi lors de la soirée Apertura*** ↑
- Toujours comme nous y invite André Michels. ↑