Quel étrange métier nous faisons, à faire cela!... Pourquoi nous « enquiquinons-nous » ainsi ?...
Il y a un point-pivot à cet endroit, précisément, autour d’écouter l’autre dire qu’il va mal.
Parce qu’il y a différentes façons de parler de ses souffrances – son mal à être –, et différentes façons d’écouter l’autre parler de ses souffrances – son mal à être.
Je vais me concentrer sur les « façons » qui nous concernent, dans la pratique de l’analyse et de la psychothérapie. Et sur le point-pivot, l’endroit qui permet de franchir un cap et de passer d’une façon de parler-écouter à une autre façon de parler-écouter.
Lorsque l’on prend rendez-vous avec un psy (-chiatre, -chologue, -chanalyste, chothérapeute…), c’est que quelque chose va mal. Il y a une souffrance, un problème.
En particulier lorsque le psy se termine par -chiatre, donc médecin, l’attente de celui qui se met d’emblée en position de patient correspond peu ou prou à l’attente d’un diagnostic et d’un traitement, efficace et simple si possible.
L’exposé du problème est alors d’abord à visée quasi scientifique : dire ce qui ne va pas, pour que le médecin puisse poser un diagnostic et guérir la maladie, dissiper le « trouble ». Tout médecin « correctement » constitué entre dans le jeu et en suit consciencieusement les règles, lesquelles aboutissent au traitement, médicamenteux bien souvent – quoi de plus simple et de plus satisfaisant, lorsque cela fonctionne, que pour l’un de griffonner avec art quelques mots sur une jolie feuille et pour l’autre d’avaler un petit comprimé ?
Parfois pourtant cela ne suffit pas. Souvent à vrai dire, dans le domaine psychique du moins. L’angoisse persiste, se déplace, la morosité et la panne du désir s’aggravent : « toujours aucune envie de me lever à 5h30 quand sonne le réveil, ni de cuisiner quand je rentre à 18h, ni de faire le linge le dimanche, malgré votre antidépresseur docteur, je ne comprends vraiment pas pourquoi ça ne marche pas ? »
Dans un premier temps le psy-médecin ne s’inquiète guère : il connaît beaucoup de noms alambiqués à griffonner sur ses ordonnances, il a passé quelques années à les apprendre, autant que cela serve... Pourtant lorsque la souffrance persiste, il aura de plus en plus de difficultés à supporter d’entendre le patient continuer à lui dire qu’il va mal. Qu’à cela ne tienne, hospitalisation ! Peut-être cela aidera-t-il le patient, du moins cela reposera-t-il les oreilles endolories du médecin, et calmera-t-il le très désagréable et malvenu sentiment d’impuissance qui est en train de lui pousser dans l’estomac.
Le psy -chanalyste par contre est un étrange individu : « Ah oui, vous allez mal ? Très bien, racontez-moi cela, développez, dites m’en plus ! »
Et c’est précisément par cette invitation, par cette curiosité, que peut se faire le point de bascule. Curiosité, non pour la souffrance elle-même – et surtout pas « goût pour la souffrance », ne pas s’y méprendre ! – mais curiosité parce que le psychanalyste sait, d’expérience, que c’est à travers la parole sur les arcanes tortueuses de ses souffrances que celui qui déjà devient analysant va pouvoir commencer à parler de « lui ». C’est en parlant de « comment il va mal » que l’analysant en devenir commence à parler de lui, de lui en tant que sujet.
Le point-pivot fait basculer d’un « ça va mal » qui appelle une solution, à un « ça va mal c’est-à-dire je ressens cela, et il se passe ceci, etc. » dans lequel l’analysant commence à expérimenter qu’il y a quelque chose à entendre dans ses symptômes. Et que ce quelque chose, d’ailleurs, n’est pas un simple hasard ou accident, mais en quelque sorte « l’essentiel » de lui-même, la trame vive de son existence subjective.
Cela semblerait simple, alors, de permettre à l’analysant/patient de démarrer une psychanalyse ou une psychothérapie ? Nous aurions presque le truc, la formule magique ? : « ah oui, vous allez mal ? Très bien, racontez-moi cela, développez, dites m’en plus ! » Que nenni !
Il existe bien des freins à la possibilité de la bascule, des freins qui tiennent au patient, des freins qui tiennent à l’analyste, des freins qui peuvent tenir aussi au couplage/ non- couplage transférentiel entre les deux.
Je n’aborderai que l’un de ces freins, du côté de l’analyste.
Ce n’est pas si simple, de supporter d’entendre que « ça va mal ». L’effort reste permanent, de refuser de recouvrir les brèches – douloureuses – par des voiles ou baumes quelconques. Parce que faire ceci, supporter d’entendre que ça va mal, c’est se confronter constamment, jour après jour, séance après séance, à la dimension de la mort et de la perte, de la non-complétude (« non-rapport sexuel », dirait « l’autre », l’illustre autre), à la dimension de chaos du monde.
Il y a paradoxes et ambivalences à cet endroit-là : bien sûr nous savons que nous allons mourir, bien sûr nous oublions absolument que nous allons mourir, bien sûr nous savons le vaste chaos qu’est le monde, bien sûr tout de même nous croyons ou espérons en un monde plus juste et équitable, « ordonné », etc.
Dès lors que l’analyste ne se tient pas sur la crête de la brèche, en surplomb de l’abîme, le guettent les leurres et illusions, les chants séduisants des sirènes (du SAMU) – tout de même elle ne va pas bien, tout de même il faudrait qu’elle puisse aller mieux, que puis-je faire pour lui permettre d’aller mieux ?...
Et ce frein-là est peut-être l’un des plus puissants : si l’analyste n’a pas lâché son souhait-besoin de guérir ou au moins soigner un peu l’analysant, si l’analyste ne supporte pas que la brèche du mal à être ne sera pas comblée, la bascule vers l’autre façon de parler- écouter ne peut se faire.
La bascule ne peut se faire que si l’analyste se tient sur la crête de la brèche. Équilibre précaire.
Paradoxe supplémentaire : c’est en supportant que la brèche du mal à être ne sera pas comblée, que quelque chose peut y être modifié tout de même. La brèche ne sera toujours pas comblée, bien sûr, mais le rapport à elle peut se transformer.
Et de l’autre côté du point de bascule, le « ça va mal » devient « comment vas-tu mal ? Quelle est ta façon, à toi singulière, de boitiller à travers la vie (car « boîter n’est pas pécher », rappelle Lucien Israël) ? Qu’est-ce que cela vient dire de toi, et de ta façon de ne pas savoir faire, défaire, refaire, avec la brèche ? Quel peut devenir ton savoir faire avec la brèche ? Quelles sont tes entraves que la parole dénouera ; long travail de dénouage pour te permettre de boitiller un rien plus allègrement ? »
Un allègre boitillement, cela s’appellerait-il une danse ?
Pas facile, donc, de se tenir à la crête de la brèche. Ce qui le permet peut-être, savoir la possibilité de la danse. Seul (-e), ou avec l’autre, un (-e) autre.
Malgré les « indissipables » malentendus, malgré la solitude radicale, malgré l’incommunicabilité... danser avec un (-e) autre !